Introduction

Sous le règne de Louis VI, l'abbaye de Saint-Denis, avec son abbé Suger, entreprit de son propre chef de prendre en charge l'historiographie de la monarchie française. Un siècle plus tard, vers 1250, ce programme aboutit à la composition d'un corpus de textes historiques complet, qui allait désormais servir à tous les historiens qui venaient se documenter à l'abbaye : les Chroniques de Saint-Denis, en latin, bientôt doublées d'une version française, les Grandes chroniques de France, appelées à une vaste diffusion auprès du grand public.

Si les Grandes chroniques de France ont abondamment attiré l'attention des critiques, il n'en est pas de même des Chroniques latines. Œuvre réputée compilatoire, elles n'en ont pas moins servi, pendant deux siècles au moins, au travail de générations d'historiens pour qui c'était une référence obligée de dire qu'ils s'étaient documentés à Saint-Denis. Le manuscrit qu'on leur montrait nous est parvenu : c'est l'actuel Paris, BnF lat. 5925, des environs de 1250 ou un peu après, qui porte les traces d'une utilisation intensive, contrairement à son prédécesseur de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, actuellement au Vatican (Reg. lat. 550, sigle : R), qui, déclassé par sa copie mise à jour, n'a visiblement plus été utilisé après le milieu du XIIIe siècle. Or, si la fin du manuscrit de Paris, à partir du moment où il contient des textes originaux et ajoutés vers 1285 ou un peu après, a été exploitée par les éditeurs de ces textes, le début n'a guère été exploité, pas même pour une comparaison avec le texte des Grandes chroniques qui lui est parallèle et, pour cette partie, en est dérivé.

Editer ce manuscrit, bien qu'il soit copié sur un autre exemplaire encore subsistant (codex descriptus), relève d'une démarche peu courante, mais justifiée par l'intérêt historiographique du corpus de textes ainsi constitué, qui est apparu, pendant deux siècles, comme le memorandum presque officiel de l'histoire de France. Et pourtant, le texte en est forcément moins bon que celui du manuscrit du Vatican, son modèle. Mais justement, donner la possibilité de contrôler la source essentielle de la culture historique de la fin du Moyen Âge, de comparer cet original latin aux Grandes chroniques destinées à une diffusion beaucoup plus vaste, de voir d'où proviennent certaines erreurs ou incompréhensions de celles-ci ou d'autres chroniques en latin ou en français, a semblé un apport suffisant à la critique historiographique pour proposer son édition aux élèves de troisième année de l'École des chartes qui désireraient s'entraîner à l'édition de textes littéraires latins. C'est le résultat de leurs efforts, au cours de nombreuses années, qui est aujourd'hui proposé en ligne. Œuvre collective, elle n'atteint peut-être pas malgré tous les aménagements à l'uniformisation parfaite qu'il serait loisible d'en attendre, notamment au plan de l'identification des sources. Cependant chacun des participants y a mis tout son soin.

Le premier noyau est constitué, aux environs de l'an mil, par l'œuvre d'Aimoin de Fleury, qui compile d'abord des textes antiques, César, Pline et Orose, puis des textes mérovingiens, pour écrire une histoire de France. Il n'a pas du tout le même respect pour ces deux types de sources : aux premières, il ne touche pas ; les secondes, il en fait une réécriture qui soit un exercice de style, rimé, rhétorique, d'un niveau qu'il estime très supérieur à son matériau de base. Mais il s'arrête en l'an 654. Un continuateur, probablement le chancelier de Saint-Germain-des Prés Gislemar, vers 1070, continue avec des matériaux d'origine diverse rassemblés à Fleury-sur-Loire, y compris la vie de Louis le Pieux par l'Astronome, en insérant des renseignements sur saint Germain et sur le monastère de Saint-Germain des Prés ; l'ensemble est continué au XIIe siècle à Saint-Germain par des textes généalogiques assez disparates, et des fragments des vies de Louis VI et Louis VII, composés à Saint-Germain-des-Prés ou à Saint-Denis.

Il passe ensuite à Saint-Denis, où, à la fin du XIIe siècle, un historien adroit (manuscrit R) reprend l'ensemble, supprime quelques passages trop tournés vers Saint-Germain sans pour autant les remplacer par des renseignements aussi fournis sur Saint-Denis, insère en revanche presque complète une vie du roi Dagobert, fondateur de Saint-Denis, composée au IXe siècle, et, pour l'époque carolingienne, le texte d'Eginard et celui plus tardif du Pseudo-Turpin. L'aboutissement de ce travail séculaire est le manuscrit lat. 5925 (P), écrit d'une seule main en son premier état au milieu du XIIIe siècle. C'est une copie mise à jour de R, où sont ajoutées, en laissant un manque pour Louis VII, les vies de Philippe Auguste par Rigord, qui est de Saint-Denis, et Guillaume le Breton (pour la partie qui n'est pas couverte par Rigord). C'est cet état du milieu du siècle qui sert de base aux Grandes chroniques ; le manuscrit est ensuite complété, vers 1285, par une vie de Louis VII, qui manquait, et les vies des derniers souverains, Louis VII, Louis IX et Philippe III, par l'archiviste de Saint-Denis Guillaume de Nangis.

La fin du manuscrit véhicule des textes presque contemporains des événements, homogènes et d'auteurs connus, et a donc été utilisée par les éditeurs, tandis que le début, nous l'avons dit, a été négligé.

Dans la présente édition, on a tenté de rendre, au fil du texte, la façon de travailler des compilateurs successifs, en codant différemment les textes qui sont repris tels quels, abstraction faite évidemment d'éventuelles variantes textuelles, puisque les compilateurs médiévaux dépendaient de l'exemplaire qu'ils avaient sous les yeux, et les textes qui, jugés de rédaction insuffisante, sont utilisés pour les renseignements qu'ils véhiculent, mais dont la forme est retravaillée (et dans ce cas la filiation textuelle est par force moins évidente). Ainsi sera rendu perceptible la patience du travail de mosaïste par lequel les moines compilateurs essayaient, en ajustant les pièces, de reconstruire le passé. Une fois déterminé la source principale, les identifications de source concernent celle-ci. Les additions à la source principale sont en caractères de taille supérieure. Ainsi, les trois premiers livres sont de la plume d'Aimoin, vérifiée d'après la Patrologie latine, et les sources indiquées permettent donc d'apprécier le travail d'Aimoin (pour la qualité du texte elle-même, il ne s'agit que d'une copie tardive et souvent déformée : le manuscrit latin 5925 n'est sûrement pas un bon témoin, et il ne s'agit pas ici de faire une édition d'Aimoin ; les comparaisons sont faites avec le texte offert par la Patrologie, qui n'est guère fiable). Les interpolations faites par les moines de Saint-Germain-des-Prés (probablement par Gislemar) apparaissent en caractères supérieurs, pourvu qu'elles aient un intérêt idéologique (une addition d'un mot sans impact sur les renseignements fournis n'a par exemple pas été ainsi signalée, pour ne pas noyer dans l'insignifiance les additions que Gislemar a cru devoir faire à Aimoin). Pour l'identification des noms de personnes et de lieux, elles ont été faites par les éditeurs des textes-source, et il n'a pas paru utile de les faire figurer. Car la présente édition, utile pour mesurer le poids de l'historiographie sandionysienne de la fin du Moyen Age, ne peut servir pour exploiter directement les textes-sources eux-mêmes.