Pascale Bourgain. Philologie et histoire. À propos de Robert d’Arbrissel
Ce livre fait ce que Zénon d’Élée fit un jour, parmi les philosophes qui cherchaient à prouver le mouvement : il se mit à marcher. L’équipe qui fit ce livre en fait autant, elle illustre les rapports entre les deux disciplines en se mettant à l’ouvrage. C’est un mariage d’amour entre heuristique et herméneutique, selon les termes de Jacques Dalarun dans le dernier de ses nombreux ouvrages1.
Que faut-il penser du rapport de la philologie et de l’histoire, en entendant philologie au sens de disciplines du texte et de sa tradition ? Il me semble évident que ce rapport est une symbiose. La philologie est l’histoire (paronomase : à une lettre près). C’est ce qui permet de critiquer des témoignages, lorsque ces témoignages sont des textes. Par toute une série de recherches et d’opérations, elle consiste à reconstituer un texte, son évolution dans le temps, et l’évolution de son utilisation. Faute de quoi toute herméneutique, si brillante soit-elle, est bâtie sur le sable, à recommencer à chaque marée de l’historiographie.
Certains historiens estiment qu’il s’agit d’une ascèse qui n’est pas toujours rentable. À quoi bon ces descriptions de manuscrits, précises jusqu’au pointillisme, ces minutieuses recherches sur leurs déplacements et leurs possesseurs au travers des siècles, ces notations sur la ponctuation des manuscrits dont il est entendu qu’il est loisible à un éditeur de n’en pas tenir compte ? À quoi bon ce labeur de fourmi, fruit amer d’un masochisme injustifiable ? Les philologues sont des paysans besogneux et myopes, poursuivant leur long labeur le nez au fond de leurs sillons interminables, tandis que les véritables historiens savent voir les choses de haut et saisir d’ensemble les plus vastes problématiques.
Devant le livre qui nous rassemble aujourd’hui, nous n’avons pas à répondre en termes génériques et vagues que cette ascèse, si elle amène à engranger un grand nombre de faits qui ne seront peut-être pas tous signifiants, empêche de passer à côté de ceux qui le seront, et qu’elle donne la garantie sécurisante d’un contact avec le réel qu’il faut certes interpréter, mais qui ne peut se résoudre en inconsistance. J’ai bien aimé une expression de Dominique Poirel, proposant de regagner « la terre ferme des manuscrits2 ». Les philologues sont des terriens, nous rappelle-t-il, pas des aventuriers du grand large. Eh bien, devant les résultats acquis par cette méthode, les philologues n’ont plus à se justifier : il leur suffit de dire que la maîtrise d’un sujet et l’analyse d’un témoignage s’opèrent à tous les niveaux possibles, ils n’ont qu’à montrer les résultats et les orientations nouvelles données à l’historiographie du sujet par une approche philologique de l’ensemble du dossier.
Dans ce gros livre, pour tous les témoignages qui portent sur Robert d’Arbrissel, et ils sont nombreux, il est procédé à l’analyse de chaque témoin, manuscrit ou imprimé. À travers les descriptions matérielles, y a-t-il des détails inutiles ? Eh bien, étonnamment peu, pour qui sait s’en servir. Le réservoir de faits est là, qui permettra ensuite d’affiner le classement, de mieux comprendre les caractéristiques de chaque témoignage et leur enchaînement. En tout cas l’acribie des descriptions fournit le cadre à travers lequel les détails utilisables prennent leur sens. Le lecteur pressé peut accélérer sa lecture (mais parfois il le regrette ensuite, se trouvant obligé de revenir en arrière pour vérifier le détail probant), en tout cas il peut être assuré que des contresens sur la place des témoins et la nature de leur témoignage trouveront difficilement place dans ce lacis de faits contrôlables, traces échouées de la complexité du réel passé. Le problème est analogue à un roman policier : les indices sont là, certains sont signifiants, et prendront leur sens lorsqu’on les ordonnera selon l’hypothèse juste, à partir de laquelle tout s’emboîte ; d’autres resteront sans usage. Encore faut-il que tous les indices aient été rassemblés. Or, l’arsenal des détectives-historiens que nous sommes s’enrichit d’études de laboratoire dont on ne disposait pas précédemment : des banques de données plus performantes, des dénombrements plus complets permettant des rapprochements plus sûrs, des moyens informatiques plus sophistiqués. Mais le détective doit d’abord rassembler les faits assez précisément pour que les techniques de laboratoire puissent s’y appliquer. C’est à cela que servent toutes ces descriptions sur lesquelles s’exercera la sagacité de l’éditeur de texte pour l’évaluation des leçons, dans son enquête à la recherche du sens.
Du bien-fondé de cette méthode, la recherche sur les statuts de Fontevraud est une illustration emblématique3. C’est l’analyse des conditions de transmission, bousculées par une histoire longue et houleuse, qui permet d’aborder le problème de la présence ou de l’absence de l’un ou l’autre des articles dans les différentes versions, pour voir en quoi ils sont signifiants. C’est seulement ensuite que devient possible une analyse critique et historique, qui permet un stemma de la constitution de ces statuts et l’explication de la genèse de chacune des additions et transformations4. Et le détective sait qu’il a trouvé la solution quand tout se met en place. Les étapes de l’enquête sont minutieuses. Mais seule une connaissance approfondie des caractéristiques de chaque témoin, de ses conditions de copie, puis en remontant dans le temps de ses conditions de constitution, permet le pas supplémentaire qui est la reconstitution des versions primitives à partir de passages, soit archaïques, oubliés lors des remaniements, soit sans doute surchargés et raturés sur l’original, qui, comme toujours en cas de remaniement orienté, a disparu. Je trouve en particulier remarquable que la trace de statuts anciens, vestiges des règles données par Robert d’Arbrissel lui-même, avant 1115, soient identifiées par la tournure impersonnelle : les décisions qui devaient être prises par lui, avec tellement d’évidence qu’il aurait eu vergogne à le préciser, sont indiquées au passif ou selon une tournure impersonnelle, remplacée plus tard, lorsqu’il passe la main à Pétronille de Chemillé, par la mention de l’abbesse, ou de l’abbesse et de la prieure, ou de l’abbesse et du prieur pour les statuts des frères, explicitant la nouvelle répartition des pouvoirs, alors que la domination du fondateur était jusque là implicite5. Mais des traces subsistent, et des traces de ces corrections, inégalement prises en compte dans les copies et les mises au point postérieures, qui, avec la disparition de dispositions tombées en désuétude ou la transformation d’autres, dessinent l’évolution de l’ordre avec une précision inattendue.
Pour arriver à cela, en partant des documents, la première démarche est de descendre dans le temps, vers leur transmission ; ensuite seulement, de remonter dans le temps, vers leur constitution. L’aval de la transmission et de ses infidélités, l’amont de la genèse : c’est la démarche des éditeurs de texte, ici aux prises avec un matériau fortement conditionné par l’évolution historique. Il est significatif de voir se constituer les deux stemmas, d’abord celui des différents témoins (fig. 14 p. 365), puis celui de la rédaction des différentes versions successives (fig. 15, p. 381) ; ensuite, les deux sont combinés et s’enchaînent sans heurt (fig. 16 p. 382). Le détective-historien sait alors qu’il a trouvé la clé.
L’interprétation est dès lors possible, et Fontevraud peut apparaître en son étrangeté, les moniales aspirées par la mouvance bénédictine, les frères amenés à s’assimiler au statut de chanoines réguliers pour s’occuper d’elles.
La démonstration de méthode est donc exemplaire. C’est seulement lorsque le travail d’analyse est fait que la critique peut être efficace, et les différentes pièces du dossier se mettent alors en place, se répondent, s’enchaînent, et leurs étrangetés s’éclairent. Il est vrai que la figure d’un fondateur, le choc des institutions combiné à l’évolution de son souvenir, par les enjeux que cela met en cause mais aussi par l’attention portée au fil du temps par les tenants de l’ordre, décideurs, érudits qui s’en sont occupé, sont sans doute un des terrains les plus propices à la démonstration de pertinence de la méthode philologique. Les remaniements et reprises en main sont pris dans le tissu vivant des conjonctures de survie. C’est vrai pour Robert d’Arbrissel, vrai pour saint François d’Assise, en une moindre mesure pour le Paraclet, pour Angèle de Foligno, dès qu’un souvenir appuyé sur des textes devient un enjeu existentiel. Mais la même méthode porte aussi ses fruits pour des textes moins fondateurs au plan institutionnel. Nous avons vu naguère Dominique Poirel remodeler la chronologie, et donc l’histoire, de la pensée trinitaire dans la première moitié du xiie siècle en redatant le De tribus diebus, grâce à la critique et au classement des manuscrits6. Nous avons vu Jacques Dalarun expliquer les statuts proposés au Paraclet par Abélard comme une contrelecture des statuts de Fontevraud, et éclairer les uns par les autres7. Nous l’avons vu tout récemment œuvrer pour la résolution de la question franciscaine en attribuant la légende ombrienne de saint François à son biographe attitré Thomas de Celano8. Nous avons vu il y a quelques jours Jean-Baptiste Lebigue s’attaquer à la composition de la vie de saint François par Julien de Spire...9 Revenons à Robert d’Arbrissel, plus précisément aux témoignages plus littéraires et donc moins sujets à attirer les mises à jour, pour voir s’appliquer la méthode en question.
Je voudrais m’arrêter un moment sur ces témoignages, qui mettent en jeu des auteurs plus ou moins célèbres du début du siècle. Dans tous les cas le nouveau regard porté sur ces textes apporte des résultats non négligeables. La lettre de Marbode, longtemps récusée par les auteurs fontevristes, est antérieure à l’installation à Fontevraud10. Les dix témoins recensés se répartissent en deux versions. La méthode ecdotique impeccable permet d’écarter la version brève, entachée d’incongruités qui ne peuvent être de Marbode et sont en fait souvent des contrecorrections sur un texte en cours de dégradation. Or, c’est justement d’après un manuscrit de la version brève que Beaugendre en 1708 a édité le texte, perpétué par la Patrologie. Et il ne reste qu’une copie médiévale de la version originale de Marbode. Voilà donc un texte important, à la fois pour Marbode et pour Robert d’Arbrissel, restauré par la méthode philologique.
La lettre de Geoffroy de Vendôme, de 1106-1107, a également provoqué la suspicion des fontevristes, puisque une abbesse du xviie siècle a même cherché à la détruire11. L’histoire des doutes et atermoiements devant cette mise en garde considérée comme injurieuse est à soi seule instructive, alors que l’authenticité, garantie par la présence dans le recueil épistolaire de Geoffroi, ne saurait être mise en doute.
Contrairement à ces deux témoignages, le poème funéraire, sur lequel je voudrais m’étendre un peu plus, est totalement louangeur12. Il ne retient d’ailleurs que l’aspect érémitique et ascétique de la vie de Robert. Publié sous le nom d’Hildebert de Lavardin, il est conservé dans deux éditions et deux manuscrits. Sur l’un des deux, Oxford Rawlinson 109, j’ai eu l’occasion de me pencher cette année même, car il renferme deux versions différentes, par le même scribe, de l’Ylias de Simon Chêvre d’Or, objet d’une thèse récente. Par ce manuscrit et par le recueil parisien, nous baignons dans le monde touffu des recueils poétiques, de leurs noyaux originels noyés dans des additions anarchiques, de leurs attributions inexistantes ou contradictoires. L’attribution à Hildebert de Lavardin, d’après le manuscrit de Paris, le meilleur, remonte à dom Beaugendre, et l’on sait depuis longtemps ce qu’il faut penser de ses attributions rapides autant qu’abusives.
La critique interne rapproche le poème des productions de Baudri de Bourgueil, et plus précisément, plus que de ses poèmes, de l’Historia magistri Roberti. Les louanges véhiculées conviendraient bien au caractère doux, lénifiant de Baudri, prélat aimable et toujours prêt à adoucir les angles plutôt qu’à marquer les traits. Ce serait normal qu’une vie en prose soit doublée par une pièce de vers. Pourtant Dominique Poirel est prudent. Son meilleur argument est métrique ; Baudri de Bourgueil affectionne presque exclusivement les coupes penthémimères, le poème en question affectionne, en une proportion remarquablement élevée, les coupes trihémimères et hephthémimères. Plus que la médiocrité relative du poème, ceci me semble dirimant, car c’est le genre de trait dont on ne se dégage pas facilement. À la recherche d’un auteur qui ait pu se servir de l’ouvrage de Baudri de Bourgueil, D. Poirel se tourne alors vers le manuscrit le plus ancien, où il identifie, autour de la pièce sur Robert, un ensemble de poèmes relativement homogènes (qui se retrouvent tous, à des endroits divers, dans l’édition d’Hildebert par Beaugendre, mais cela ne veut rien dire évidemment). Ces onze poèmes favorisent tous les coupes trihémimères et hephthémimères, et on y rencontre, plus ou moins probants vu la relative banalité des thèmes, des parallèles textuels. Or, l’un de ces poèmes est attribué dans le texte même (et le copiste l’a repris en rubrique) à un certain Gualo, neveu d’un évêque qui mourut avant de se rendre à Rome, actif vers 1115-1119 d’après les sujets identifiables de ses poèmes d’occasion (poèmes funéraires généralement) et assez proche de l’évêque de Poitiers. Ce portrait-robot permet d’identifier ce Galon : un corespondant poétique de Baudri de Bourgueil, moine à Saint-Florent de Saumur, puis évêque de Léon jusqu’à sa mort en 1129. Saint-Florent est tout proche de Fontevraud ; Galon est breton comme Robert d’Arbrissel ; il est proche de l’évêque Pierre de Poitiers dont dépend Fontevraud ; des chartes qu’il atteste montrent qu’il a rencontré un grand nombre des personnages qui gravitent soit autour de Robert, soit dans les poèmes du groupe identifié dans le manuscrit de Paris (Anselme de Laon) ; correspondant de Baudri de Bourgueil, il reçoit parfois de lui mission de relire ses ouvrages, il est donc vraisemblable qu’il ait connu et apprécié l’Historia magistri Roberti. Tout concorde. Galon de Léon sort du flou des poésies mal attribuées, et devient un personnage en chair et en os.
Il reste à reconstituer la personnalité littéraire de ce Galon, avec les différentes attributions, dans d’autres manuscrits, d’autres pièces, pour que le portrait qui se dessine désormais plus fermement de ce correspondant de Baudri sorte totalement de l’anonymat. Ce qui n’est ici qu’esquissé. Cependant les deux hexamètres du florilège de Saint-Gatien de Tours, étudié par dom Wilmart avant sa destruction, qui commencent par Galo Leonensis, me semblent hors de doute13. En revanche, un autre des poèmes proposés fait difficulté. Le fameux poème Ordo monasticus ecclesiasticus esse solebat est attribué par Bernard Morlanensis à Guilchard ou Wilchard de Lyon, satiriste lié à Foulcoie de Beauvais et Baudri de Bourgueil, et non à un Galon breton ; c’est sous ce nom que Szöverffy en traite, bien qu’il y ait des manuscrits qui le lui attribuent14. D’ailleurs, petite rectification, si Galon compose les hexamètres avec une préférence pour les coupes trihémimères-hephthémimères, cela n’en fait pas pour autant un auteur de dactylici tripertiti surtout caudati : on réserve ce terme à des vers entièrement en dactyles, coupés tous les deux pieds, et rimés, comme Ordo monasticus. Les vers rimés aux coupes trihémimères et hephthémimères, qui coupent le vers toujours beaucoup plus nettement que dans notre poème, sont des trinini salientes , comme « Stella maris que sola paris sine conjuge prolem... »
Voilà en tout cas un auteur pratiquement inconnu qui se profile à travers ces pages. Ami de Baudri de Bourgueil, qui l’apprécie semble-t-il beaucoup, connaissant bien Robert d’Arbrissel et Pierre de Poitiers, il a croisé la plupart des personnages qui évoluent dans ces pages. Revenons sur la qualité de ce poème. N’a-t-il pour intérêt que de parler de Robert d’Arbrissel ? À ce titre seul, à côté des missives controversées de Geoffroi de Vendôme et Marbode, son éloge est bien pâle et conviendrait à n’importe quel ascète. Et pourtant, pour l’histoire littéraire, il n’est pas vain de reconstituer ces figures secondaires, aussi nécessaires à la vie intellectuelle, par leurs réactions, leur goût qui était celui d’une époque, par leurs essais, que le fond moins visible sur lequel se détache le motif éclatant des gloires reconnues, et qui leur est indispensable. Voilà un personnage qui a été reconnu comme un bon juge par Baudri de Bourgueil. Même en faisant la part de la courtoisie de rigueur, des échanges de bonnes manières qui soudent le clan des lettrés, ce Galon fait partie de cette école dite des bords de Loire dont les « trois couronnes », Marbode, Baudri et Hildebert, font l’éclat. Évêque de Léon, il a sûrement connu Marbode, l’évêque de Rennes depuis 1096, mort six ans avant lui. Lui-même meurt un an avant Baudri, quatre ans avant Hildebert. Que nous apprennent les treize distiques élégiaques qui lui sont désormais attribués, et méritent-ils le mépris dont les accable Hauréau ?
Galon ne rime pas, comme le Marbode du Liber decem capitulorum, à la fin de sa vie. Je ne dirai pas comme Baudri, car justement Baudri a tendance à rimer un peu plus ses pièces funéraires que ses autres productions. Et Hildebert rime parfois, notamment ses pièces hagiographiques en vers léonins, difficiles à dater au cours de sa carrière. Galon écrit en distiques élégiaques. Or, si ces vers sont difficiles à comprendre, comme le disait Hauréau, c’est sans doute parce qu’il cherche à exploiter les possibilités du distique élégiaque, telles qu’on les comprend à cette époque. Ce sont des unités distinctes (la syntaxe ne relie deux distiques qu’une fois, entre les vers 6 et 7) mais fortement structurées. Le pentamètre en particulier, avec ses deux moitiés égales, est le plus souvent l’occasion d’un parallélisme (v. 10, 12, 14). Ce parallélisme sépare syntaxiquement le vers à la coupe dans 9 cas sur 13. Plus nettement encore, en englobant cette fois les hexamètres, onze fois le même mot (ou même deux) figure à la fois dans le premier et le second hémistiche, sans compter les cas où cette identité est remplacée par une antithèse (faim/soif, vie/mort) ; quatre fois (v. 1-2, 3-4, 19-20, 21-22), la répétition de terme ou de radical s’étend à l’ensemble du distique (une fois dans un vers, deux fois dans l’autre) ; où alors un mot, le verbe le plus souvent, est mis en facteur commun pour assurer l’unité d’un vers en deux parties (figure de zeugma). Le résultat, c’est un jeu de reprises serré, où tantôt c’est la coupe qui souligne le parallélisme, tantôt c’est celui-ci qui prend le pas, produisant dans l’hexamètre ces coupes tri- et hephthémimères remarquées par Dominique Poirel. On peut en retenir la compacité de ces vers, les plus réussis aux yeux de leur auteur étant sûrement ceux où les termes se répondent le plus exactement, où le parallélisme donne l’impression d’un aller-et-retour parfait. Citons pour exemple le premier et le dernier distiques, ceux dont on peut s’attendre à ce que l’auteur y mette toute sa complaisance :
(v. 1-2 : Qui cultive les astres et Dieu moissonne les astres et Dieu : ce sont sa place et son salaire, les astres et Dieu, pour le bon.)
Le distique suivant repart sur le bonus ainsi mis en relief après le retour des astres et de Dieu. Même concaténation dans le distique final :
(v. 25-26 : À ces deux émérites est donné un pareil mérite, que donne et reçoit Dieu aimé de tous deux, et tous deux aimés de Dieu.)
Ce dernier vers, qui referme l’ensemble, qui se répond à lui-même en renversant la construction, qui répond au vers 1 en reprenant le terme Dieu, a dû enchanter Galon. C’est le genre de recherches qui excédait Hauréau. Pourtant on peut faire remarquer que son cher Hildebert, qu’il proclame incapable de vers aussi insipides, n’est pas toujours totalement exempt de parallélismes, d’annominations et de joliesses de ce genre. Et que Baudri, beaucoup plus discrètement, fait aussi parfois revenir les mêmes termes dans les deux vers d’un distique (poème 99). Il s’agit bien du même substrat, et de tendances à l’annomination et au parallélisme trop apparentes dans ce morceau bref et concentré, mais récurrentes dans la production en prose et en vers de l’époque. Si Galon a moins de finesse poétique, s’il épaissit le trait pour rendre sa maîtrise des mots plus massivement évidente, il mérite pourtant de se distinguer parmi la foule des obscurs, des sans grade, des inconnus de la poésie médiévale, au moins comme un témoin enfin daté et localisé d’un goût littéraire qu’il nous reste à mieux comprendre. Car, si les antiquisants parlent du distique élégiaque comme du vers de la discontinuité et du déséquilibre, il faudra bien comprendre un jour pourquoi au moyen âge il semble marquer beaucoup plus souvent la réciprocité, le retour à l’ordre, la sécurité d’une structure close.
Ces 26 vers ne sont qu’une partie infime d’un monument dont l’envergure étonne. Place à d’autres regards : il en faudra beaucoup pour apprécier à sa valeur l’ensemble de l’ouvrage.
Pascale Bourgain, École nationale des chartes