Jean-Yves Tilliette. Du stilus gravis au stilus humilis ?
La qualité littéraire des deux Vitae de Robert d’Arbrissel
Au moment de proposer un titre (sans point d’interrogation…) pour la présente contribution, destinée à fournir un aperçu stylistique comparatif des deux Vies successives du fondateur de Fontevraud, je considérais en principe qu’un tel propos pourrait sans doute être orienté par les circonstances mêmes de leur composition. J’imaginais donc le confortable développement d’un plan en deux parties contrastées, selon lequel les deux pièces maîtresses du dossier hagiographique savamment reconstitué par Jacques Dalarun et ses collaborateurs1 auraient dessiné deux portraits antithétiques, mais complémentaires, de Robert d’Arbrissel : d’un côté, le héros de la foi, le pionnier du défrichement des taillis et des âmes, aurait vu sa grandeur illustrée par les prestiges de la rhétorique épidictique, la plume coruscante de l’archevêque de Dol ; de l’autre, l’apôtre moribond, n’aspirant par humilité qu’à attendre la résurrection dans la boue de Fontevraud, Fontis Ebraudi lutum2, aurait été adéquatement évoqué par la modestie du sermo quotidianus, l’écriture sans apprêt du frère André.
Ainsi – toujours selon ce schéma d’interprétation aprioristique bien naïf –, la variation même des styles aurait traduit en mots l’opposition entre deux formes de sainteté, une sainteté glorieuse et un modèle plutôt évangélique – et cela précisément à une époque où l’idéal de vie chrétienne paraît connaître une certaine mutation. Ainsi, l’itinéraire annoncé par mon titre du stilus gravis au stilus humilis esquissait de façon implicite un propos téléologique. Bien entendu, comme toutes les hypothèses simplistes, celle-ci est fausse ou à tout le moins invérifiable. D’abord parce que, comme l’établissait déjà André Vauchez voilà presque vingt ans lors du colloque romain sur « les fonctions des saints », il est abusif de considérer que les deux versants du Moyen Âge voient le passage brutal d’une « sainteté admirable » à une « sainteté imitable »3 ; ensuite, en raison des enjeux politiques, fort bien analysés par Jacques Dalarun, liés à la destinée post mortem de Robert d’Arbrissel4, qui interdisent de considérer comme typique son exemple particulier ; enfin – et surtout ! –, parce que le postulat trop hâtivement formulé est tout bonnement démenti par la lecture des textes. Je me bornerai donc à caractériser d’un point de vue stylistique ce qui me semble constituer d’une part un lourd échec littéraire, celui de Baudri, de l’autre une vraie réussite rhétorique, celle du frère André, laissant aux historiens le soin d’interpréter, s’il y a lieu, ces données de fait.
Le stilus gravis de Baudri de Dol, une machine qui tourne à vide
Comme on le sait sans doute, lorsqu’il s’est agi d’ancrer l’avenir du nouvel ordre dans la réputation de sainteté de son fondateur, l’abbesse Pétronille de Chemillé est allée faire appel à l’arbitre des élégances de plume de sa région, Baudri, archevêque de Dol-de-Bretagne. Celui-ci, avant son élévation en 1107 à ce siège prestigieux, avait de plus été l’abbé du monastère de Saint-Pierre de Bourgueil, distant de Fontevraud d’une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau. Il est établi que les deux hommes, Baudri et Robert, se sont alors rencontrés, non qu’ils se soient fréquentés assidûment.
La chronologie relative des écrits hagiographiques de Baudri est malaisée à établir. D’après les hypothèses raisonnables d’Armelle Le Huërou5, la Vita beati Roberti doit avoir été composée après la Relatio de scuto et gladio sancti Michaelis, adressée aux moines du Mont-Saint-Michel, et précéder la Translation du chef de saint Valentin et la Vie de saint Hugues de Rouen, destinées à ceux de Jumièges (elle se trouve donc ainsi encadrée par deux ensembles d’écrits « bénédictins »), ainsi que la Vie de saint Samson. Eu égard à la médiocre diffusion de ces œuvres, il n’est pas interdit d’imaginer que Baudri ait mis son talent fécond au service d’autres compositions hagiographiques aujourd’hui perdues. Je soupçonne en tous cas, d’après une notation cursive recueillie dans l’un de ses poèmes, qu’il a pu, comme la plupart des lettrés de son époque et de son milieu, composer au cours de son abbatiat des vies de saints en vers métriques6, dont il ne reste plus trace. Quoi qu’il en soit, ce qu’il importe de remarquer, c’est que cette partie de l’activité littéraire de l’archevêque résulte généralement de commandes. La démarche de Pétronille n’est pas isolée. Nous avons conservé la lettre par laquelle l’abbé Pierre de Maillezais implore notre auteur de mettre son éloquence cicéronienne au service de la rédaction de l’Histoire de la Croisade auparavant transmise par un récit d’une qualité linguistique désastreuse7 et l’épître dédicatoire de la Vie de saint Hugues se réfère explicitement à l’ « injonction » des moines de Jumièges et de leur abbé Ursion8. Baudri est donc tenu par ses contemporains pour un professionnel de la réécriture, et singulièrement de la réécriture hagiographique9.
Toutefois, comme son nom l’indique, la réécriture s’appuie sur l’existence d’un texte antécédent, d’un « hypotexte », soit dit pour employer la terminologie disgracieuse mais commode de Gérard Genette10. Dans le cas qui nous intéresse, il n’y a rien à réécrire. Peut-être quelques vagues souvenirs personnels ; les échos d’une renommée ; de rares documents chichement fournis par l’abbesse de Fontevraud (« Tu m’as donné quelques feuillets qui ne contenaient presque rien sur dom Robert, si ce n’est qu’ils rapportaient qu’il est né chez mes Bretons »11). Comment l’ingénieux hagiographe va-t-il s’y prendre pour combler ces lacunes documentaires ?
Arrivé à ce point, il me faut faire un aveu embarrassant. Lorsque, jadis ou naguère, j’ai eu l’occasion d’étudier d’assez près la poésie de Baudri, je n’ai jeté sur sa Vita Roberti en prose qu’un regard assez superficiel, soucieux avant tout d’y détecter quelques échos à son œuvre en vers12. C’est donc à la belle édition de Jacques Dalarun et d’Armelle Le Huërou que je dois d’en avoir pris enfin une connaissance approfondie. Or, à cette lecture, j’ai été proprement saisi de vertige face au vide sidéral du propos de l’auteur… Que l’on en juge : quatre-vingt-quatorze lignes, soit presque le quart du texte, sont occupées par un appareil complexe de dédicace, introduction, prologue, rédigés dans le style ronflant qui caractérise d’ordinaire ce genre de mouvement. Puis, quelques informations quand même, tirées peut-être du maigre dossier communiqué de mauvaise grâce par Pétronille, sur les origines, les années d’apprentissage, d’errances et d’erreurs juvéniles. Nous voici parvenus à la moitié du texte, et à Fontevraud. Là, Robert défriche ; rassemble des ouailles ; prêche ; recueille les aumônes des grands. Le résumé en douze mots que je viens de formuler est déjà trop copieux par rapport à la valeur informative du texte. Baudri d’ailleurs n’est pas dupe, qui conclut : « Voilà que j’ai développé dans des proportions notables (aliquantisper) ce qu’il fallait proclamer de la vie de Robert et, bien que je paraisse en avoir dit quelque chose, je n’en ai presque rien dit [sic]. Malgré mon vif désir d’évoquer la force de la grande amitié que lui portait Dieu, je ne puis le faire en suffisance »13. Le topos de l’ineffable est ici employé ad litteram, et je suis tenté d’y voir une trace de cet humour, de cette ironie envers soi-même dont Baudri donne ailleurs tant d’autres preuves. Mais l’on peut aussi concevoir que Pétronille n’ait que modérément goûté la plaisanterie…
Comment donc l’hagiographe s’est-il malgré tout efforcé de remplir le « cahier des charges » que lui imposait sa commanditaire ? Les moines de Jumièges lui demandaient de transposer en style cicéronien le contenu de la Vie de saint Hugues maladroitement rédigée deux siècles plus tôt14 – programme qu’il semble avoir ponctuellement appliqué (en réalité, on va le voir, les choses ne sont pas aussi simples). Dans le cas de la Vie de Robert d’Arbrissel, faute de contenu, il reste – ou bien doit-on dire : il ne reste que ? – le style. Aussi me demandé-je si le fait que l’écriture, au sens exact que Roland Barthes donne à ce terme, de notre Historia apparaisse comme beaucoup plus voyante encore que dans les autres écrits en prose de Baudri résulte, par défaut, de cette absence de contenu, ou bien, par excès, des efforts accomplis par l’auteur pour masquer cette absence ou combler ce vide. La ré-écriture se fait sur-écriture. La première phrase permet déjà d’en juger : Nequaquam sine ratione [pour commencer, une litote…], imo ad erudiendum te quae sponsa Dei es […suivie d’une épanorthose], huiusmodi dictum opinor : Audi, filia, et vide etc… [sententia, tirée du Ps. 44]. Audisti siquidem et revera audisti [anaphore]…15. Quatre figures. On n’est qu’à la ligne 2 du texte…
Les exemples d’une telle « sur-écriture » se bousculent en foule, à telle enseigne qu’il est bien difficile d’en sélectionner quelques-uns. Tout le texte serait à citer. On se bornera à en donner un avant-goût, pour faire venir l’eau à la bouche de ceux qui aiment vraiment la langue latine et ses jeux :
- Paronomases : defleat et defluat oculus noster16 ; sarcinam grandem et gravem17.
- Allitération : divina…distillaret doctrina18.
- Figure étymologique (doublée de polyptote et d’homéotéleute, ou rime) : episcopo suo fideliter patrocinabatur, nam et eius patrocinium episcopus licet patronus non dedignabatur19.
- Chiasme agrémenté d’un pléonasme, ou expolitio : nulla invidentia, discordia nulla 20.
Et voici maintenant un exemple un peu plus élaboré : il s’agit de la glose à la formule paulinienne Omnibus omnia erat (cf. I Cor. 9, 22), qui sert d’embrayeur à l’énumération des vertus du saint – c’est-à-dire un lieu sémantiquement non marqué (puisque la liste d’adjectifs qui va suivre pourrait indifféremment être appliquée à n’importe quel saint), mais qui fournit prétexte à un véritable feu d’artifice syntaxique et phonétique : poenitentibus lenis, austerus vitiosis, lugentibus blandus et facilis, ¦ virga irreverentium, baculus (…) vacillantium, ¦ pectore gemebundus, oculo madidus, consilio serenus21. Trois parties, dans cette phrase : la première, jusqu’à facilis, est scandée par les rimes croisées en –us et en –is, et marquée par le contraste entre ces effets de sonorité et le chiasme syntaxique des quatre premiers mots (deux membres isocoles de sept syllabes chacun), où les deux datifs encadrent les deux nominatifs22 ; la deuxième, de virga à vacillantium (on aura noté l’allitération), oppose la rime riche des participes au génitif pluriel à l’emploi dans des sens opposés de deux synonymes, la virga qui châtie et le baculus qui soutient, des substantifs plusieurs fois associés dans la Vulgate23 ; la troisième enfin est le lieu d’une double rime en –o et d’une triple rime en –(d)us.
La rime, justement, constitue le trait le plus marqué de cette prose, comme l’ont à bon droit souligné dans leur introduction les deux éditeurs de l’Historia – en quoi celle-ci se conforme aux modèles d’écriture qui se diffusent surtout à partir du dernier quart du xie siècle24. La dernière des citations que j’extrais de l’opuscule de Baudri en fournit un exemple vraiment spectaculaire, que s’efforcent de suggérer les artifices typographiques :
Ibi quantis inhumanitatibus in se totus saevierit, quot et quantis crucibus se ipse mactaverit, quam diris concussionibus sese extenuaverit, quis digne recenseat ? Nam praeter ea quae intrinseca videbantur – uti pilis porcorum cilicium induere, barbam sine aqua radere, lectisternium praeter humum vix nosse, vinum omnino cibosque lautos et saginatos nescire, somnum permodicum (…) raro capere -, quidam intrinsecus in eo erat conflictus, quidam mentis rugitus, quidam penetralium singultus, quem autumare posses crudelem et impium, cui nullum incidere poterat terminale remedium, quem multi susurrabant imbecillitati luteae esse impossibilem et nimium25.
On y voit successivement se répondre inhumanitatibus in se… saevierit, crucibus… se mactaverit et concussionibus sese extenuaverit ; induere, radere, vix nosse (simple assonance, qui introduit un heureux effet de variation dans ce cliquetis sonore) et capere ; conflictus, rugitus et singultus ; enfin, impium, remedium et nimium (autre effet de variatio ; deux adjectifs encadrent un substantif). On n’aura sûrement pas été sans remarquer que ce développement spécialement flamboyant visait à désigner les duretés physiques et morales de l’ascèse érémitique…
Il me paraît enfin que, chez Baudri, les rimes vont plus souvent par trois, voire quatre, que par deux – sur ce point, je prends quelque distance vis-à-vis de l’appréciation de Jacques Dalarun et Armelle Le Huërou26, mais le phénomène devrait faire l’objet d’une vérification statistique. Compte tenu de ce qu’est en latin le système des désinences grammaticales, la récurrence simple d’un phonème ou d’un groupe de phonèmes n’est pas en soi très significative ; en revanche, une occurrence supplémentaire est apte à alerter l’attention et à impressionner la mémoire sonore de l’auditeur, de ce fait génératrice d’effet.
Quel est le sens de ces acrobaties verbales ? La théorie littéraire latine, depuis la Rhétorique à Herennius du pseudo-Cicéron, si populaire dans les écoles médiévales, distingue et oppose trois styles, gravis, mediocris et attenuatus (ou humilis)27. La difficulté, c’est quelle n’enregistre pas de façon explicite la liste des figures auxquelles chacun d’entre eux est associé, mais se borne à en fournir des exemples. Jules Marouzeau, dans son Traité de stylistique latine, analyse précisément ceux que donne la Rhétorique à Herennius. Il en déduit que l’emploi du stilus gravis ou sublimis est marqué par l’emploi de chiasmes, périodes, homéotéleutes, paronomases, disjonctions, apostrophes…28 – toutes figures que l’on vient précisément de voir Baudri mettre en œuvre. On peut en outre noter que le traité antique recommande les rythmes ternaires, en déclarant, à propos de celle qu’il appelle membrum orationis : « Cette figure peut consister en deux éléments. Mais elle est parfaitement réussie et complète lorsqu’elle en compte trois »29.
La théorie médiévale, suivant le modèle esquissé par Servius sur la base rhétorique du système des trois styles, et schématisé par les poéticiens du xiiie siècle sous la forme bizarre de la « roue de Virgile », va quant à elle rapporter chacun des trois niveaux d’expression à un milieu et à un type de comportement social30. C’est ainsi que le stilus gravis sera celui des héros épiques. Quoi de plus légitime, en contexte chrétien, que de le mettre au service des protagonistes de l’épopée de la foi ? C’est ce que paraît faire Baudri au profit de Robert d’Arbrissel. Cependant, dès le tout premier vers de l’Iliade, de l’Odyssée ou de l’Énéide, Achille, Ulysse, Énée sont puissamment individualisés, et leur rôle dans la diégèse déjà programmé. Le Robert de Baudri, tout au contraire, est à la dernière ligne encore de sa Vita une ombre, un ectoplasme ou plutôt un portrait-robot qui concentre sur sa personne un ensemble de traits qui pourraient tout aussi bien être affectés ou empruntés à n’importe quel autre saint.
Comment expliquer cet échec littéraire patent ? J’y vois quant à moi deux raisons. La première tient au tempérament d’écrivain de Baudri. C’est un auteur « du second degré ». Je veux dire qu’il n’est excellent, qu’il ne lui arrive même d’être génial que lorsqu’il écrit en palimpseste sur d’autres textes. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire ses pastiches et transpositions éblouissants des Héroïdes d’Ovide31, ou encore son fameux poème À la comtesse Adèle, qui est une sorte de compendium borgésien de toute sa bibliothèque32. Il suffit surtout de se reporter au reste de son œuvre hagiographique en prose, et singulièrement à ses réécritures des vitae carolingiennes de saint Hugues de Rouen et de saint Samson de Dol, qui sont, en dépit de ce que pouvait encore récemment écrire une critique à courte vue, tout le contraire d’une paraphrase stérile. Comme l’établit sans faille la thèse d’Armelle Le Huërou33, dont on espère la publication prochaine, sous couvert de simples réaménagements stylistiques, notre auteur se réapproprie ces textes, les investit des problèmes et des questions personnels, politiques et religieux qui se posent à lui hic et nunc34. Ainsi, c’est par rapport à ses auctoritates et à ses sources, c’est-à-dire à une vision du monde déjà organisée par un regard, que Baudri, comme sans doute bon nombre de ses contemporains, parvient à être créatif. La réalité immédiate, en l’occurrence ce qu’il a pu voir ou entendre dire de Robert, lui reste opaque, l’inspire moins.
Aussi bien la seconde raison, plus conjecturale, de son échec tient-elle selon moi à son manque d’affinité avec son objet. J’ai le sentiment que Baudri n’a pas compris grand-chose à la spiritualité originale de Robert d’Arbrissel et qu’il a eu plutôt tendance à réprouver ce qu’il en comprenait. C’est un tenant de l’idéal bénédictin le plus traditionnel – au point même que, devenu archevêque, il s’efforçait encore d’accomplir les prescriptions quotidiennes de la Règle, si l’on en croit le portrait flatté que trace de lui Orderic Vital. Dans une lettre en vers adressée « à un jeune homme qui désirait de se faire ermite »35, il dépeint à celui-ci les inconvénients de sa vocation intempestive à peu près dans les mêmes termes que ceux qu’il emploiera pour évoquer l’ascèse de Robert dans le passage de l’Historia qui vient d’être commenté. Le cloître, conclut-il, est une voie qui conduit beaucoup plus sûrement au Salut. On comprend, dans ces conditions, qu’il ait peiné à insuffler un peu de vie dans un personnage qui ne lui inspirait guère de sympathie morale. Paradoxalement, le Robert d’Arbrissel in articulo mortis du frère André apparaît beaucoup plus vivant. Il est temps d’en venir à la seconde Vita.
Le Supplementum historiae de frère André36, ou : comment la vraie rhétorique se moque de la rhétorique
Il n’est sans doute guère pertinent de confronter avec le morceau de bravoure baldéricien le texte que la Patrologie latine désigne de façon inappropriée comme Vita altera, et que Jacques Dalarun intitule plus justement Supplementum, tant les différences qui les séparent sautent aux yeux. Différence d’extension : Baudri condense, si l’on ose dire, les soixante années de la vie du saint en trois cents lignes, le témoignage du frère André sur ses six derniers mois d’existence aurait couvert entre neuf cents et mille lignes du volume paru chez Brepols, s’il nous avait été conservé dans son intégralité37. Différence de propos : celui de l’Historia ressortit, on vient de le voir, à la rhétorique de l’éloge, celui du Supplementum tient d’abord du récit factuel. Différence de genre, peut-être, si l’on devait annexer à celui de la Passio la narration du frère André, ce dont je dois avouer n’être guère convaincu. Différence de style, enfin, et c’est le point qui m’intéresse ici. Celui du prieur fontevriste est sévèrement jugé par les Mauristes, qui l’estiment diffus, bavard et familier38, contrevenant en somme à la règle fondamentale de la rhétorique, celle de l’aptum, qui exige que l’écriture soit tenue à la hauteur du sujet à quoi elle s’applique. André tomberait donc dans le travers qui, selon le pseudo-Cicéron, menace le style moyen, d’être dissolutus ou fluctuans, flasque ou ondoyant39.
Assurément, lorsque l’on passe d’un texte à l’autre, le changement de niveau de langue saute aux yeux. Sans doute, comme l’ont fort bien vu les éditeurs, le frère André s’efforce-t-il d’abord bravement de marcher dans les pas de son prédécesseur en usant de la prose rimée, étant entendu qu’il se limite en général au dicolon et ne parvient qu’exceptionnellement au tricolon préféré de Baudri. Puis, assez rapidement, au bout d’une centaine de lignes environ, il semble se lasser et ne recourt plus que sporadiquement à l’homéotéleute. Ainsi, dans un passage purement topique, un éloge des vertus du saint qui fait écho à celui que l’on a lu plus haut sous la plume de Baudri : in jejuniis assiduus, in orationibus praecipuus, in lectione insatiabilis, pernox in vigiliis, superabundans in lacrymis, in doctrina admirabilIS40 (notons aussi au passage le jeu des chiasmes). En somme, c’est lorsqu’il n’a rien à dire, ou rien de très substantiel, que le prieur retrouve la manière de son prédécesseur, et la maîtrise des instruments de l’éloquence d’apparat.
Mais cela n’arrive pas très souvent. André semble pressé par l’urgence de son récit à préférer des phrases moins sonores, à délaisser la rondeur de la période au profit de structures syntaxiques bien plus souples et plus directes : une circonstance, en général temporelle, énoncée au moyen d’une subordonnée, d’un participe ou d’un ablatif absolu, puis la principale à laquelle s’accrochent à l’occasion une ou deux relatives, voilà sa phrase-type. Du point de vue – qui est le mien, mais qui n’est sans doute pas celui des savants rédacteurs de l’Histoire littéraire de la France – d’homme né au siècle de la vitesse, le récit y gagne sensiblement en rythme, et j’avoue, après ma déception face à la langue ampoulée et empesée de Baudri, avoir été captivé par la narration haletante du frère André. Le lexique vise lui aussi la simplicité, empruntant à la langue de tous les jours, ce qui est une des caractéristiques du stilus humilis, des mots comme habitacula (§ 12.1), apiastrum (§ 18.2), caballus (§ 20.4), alors que Baudri fait résonner de tonitruants procuratrix (§ 1.3), superonustus (§ 2.4), suffocator (§ 4.2). André ne recule pas devant des vulgarismes comme la préposition deforis (§ 8.1) ou l’anaphorique saepedictus (§ 9.1) ni devant des répétitions parfois malheureuses comme dans la phrase de electione quam Robertus fecerat haberi fecit (§ 9.1) – tous traits de langue évidemment absents de la prose beaucoup plus soutenue de son devancier.
Parlera-t-on pour autant de degré zéro de l’éloquence à propos du Supplementum ? Sûrement pas. Dans la limite des normes et des références culturelles qui sont les siennes, le prieur est un virtuose à sa manière. J’entreprendrai de le montrer sur trois points :
- D’abord, son souci de la variatio lexicale. Il est probable qu’à l’école du grammaticus, les élèves apprenant le latin s’attachaient à collectionner les synonymes. On en a un très bel exemple à travers l’énoncé, au style indirect, du dernier discours de Robert, la profession de foi qu’il articule sur son lit de mort. Les quatorze articles qui la constituent, de la croyance en la Trinité à l’attente des fins dernières, sont successivement formulés selon les lois d’un schéma syntaxique un peu morne, un verbe déclaratif à la troisième personne dont le sujet sous-entendu est Robert, suivi de son complément. Pour rendre audible cette leçon de catéchisme, André a eu le souci de changer pratiquement chaque fois le verbe introducteur, soit, sur une quarantaine de lignes :
Et quid in se de Deo sentiret, circumstantibus aperuit. Tunc confitebatur [c’est bien sûr le verbe augustinien qui introduit l’adhésion au dogme trinitaire] se credere…Confitebatur etiam quod…Referebat etiam se credere…Memorabat quomodo…Revocabat etiam ad memoriam quantas…His etiam addebat quemadmodum…His adjungebat quam gloriose…Dicebat etiam pronus ante sanctam crucem (…) qualiter…Profitebatur etiam quod…Recordabatur suspirando quod…Revocabat etiam ad memoriam gemens et suspirans quod…His copulabat (…) resurrectionem…His etiam similiter adjungebat futurum (…) judicium…Ad ultimum annectebat his qualiter…41
- Deuxième trait caractéristique du style oratoire du frère André, son goût pour l’allitération qui est, pour ainsi dire, la forme pauvre de figurae elocutionis comme le polyptote ou la paronomase. Pour faire bref, je n’en présenterai ici que deux exemples, mais il est aisément possible d’en repérer d’autres, en nombre considérable, au fil de la lecture du texte. Voici d’abord le premier, fort sonore, mais de facture assez élémentaire :
… postquam prudens concionator charitate conductus Carnotum advenit, (…) illam daemoniacam discordiam funditus dissipavit42.
Le second est un peu plus élaboré :
Ipse vero, eorum poenitudini congaudens eorumque petitioni condonans…43
Ces phrases sont suffisamment parlantes en elles-mêmes pour ne pas mériter de commentaire. Nous sommes en présence d’un écrit, fait, comme celui de Baudri, pour la voix, même si c’est un prudens lector (§ 27.3) qu’il arrive une fois à l’hagiographe d’interpeller au vocatif, autre marque d’oralité.
- Cette dernière notation me conduit directement au troisième trait remarquable, sûrement le plus remarquable de tous, du style du frère André. C’est la place très considérable qu’y occupe le discours rapporté au style direct. Les éditeurs soulignent justement ce fait, par quoi le Supplementum s’oppose à l’Historia baldéricienne et en tire, selon eux, un surcroît de véracité44. De véracité, je l’ignore ; de crédibilité, sûrement. Car, comme les historiens antiques, André s’y montre un grand maître du discours persuasif. On a parlé de rhétorique ? ce qui est sûr, c’est que notre auteur se révèle, sans le savoir sans doute, sans le vouloir peut-être, capable de jouer sur tous les registres de la parole éloquente, de la sécheresse de l’atticisme à l’abondance de l’asianisme. Je ne prendrai qu’un exemple de chacun de ces deux styles opposés, en mettant en regard deux discours sur le même sujet prêtés par son biographe à Robert. Le premier est d’une brièveté lapidaire, et recueilli par André lui-même, qui se met ici en scène à la troisième personne, et sur la foi de qui les éditeurs considèrent non sans vraisemblance qu’il pourrait s’agir d’un authentique logion du saint fondateur : « O Fons Ebraudi ! O Fons Ebraudi ! Tam aestimavi in te jacere ! », « Ah ! Fontevraud ! Fontevraud ! J’ai attaché tant de prix à reposer en ton sein ! [la traduction littérale, plus brève et efficace, pourrait se formuler : … à gésir en toi !] »45. L’apostrophe et la répétition, l’emploi et la construction non-classiques du verbe aestimare confèrent à ces quelques mots à la fois une très grande apparence d’authenticité, et une très grande force perlocutoire.
Ce souci de voir ses restes attendre le moment de la résurrection sur le lieu même de la fondation chère à son cœur, Robert l’exprime de nouveau, non plus en onze mots, mais en près de quatre-vingts lignes, lors du long entretien qu’il a avec l’archevêque Léger de Bourges, à moins d’une semaine de sa mort. Pour le coup, tous les instruments de l’éloquence persuasive sont mobilisés, et ce autour d’une figure centrale, simple d’emploi, mais réputée agir puissamment sur les émotions, celle de l’anaphore46. Les mots répétés, où se cristallisent le sens profond du discours et l’effet qu’il prétend induire, sont nolo et ibi. Que déclare Robert à Léger ? « Je ne veux pas (nolo) reposer à Bethléem où Dieu a daigné naître de la Vierge… Je ne veux pas même (nolo etiam) être enseveli à Rome au milieu des très saints martyrs… »47. Comme on le constate, la dénégation se colore de teintes hyperboliques dans cette première partie du discours. En voici le tournant : « Enfin, je ne veux (nolo) être inhumé en aucun autre lieu que la boue de Fontevraud, elle seule »48. Alors débute le second mouvement, le plus beau, du discours : « Là (ibi) se trouve la plus grande partie de ma congrégation, là le point de départ de mon ordre… Là sont mes prêtres et mes clercs, là mes saintes vierges, veuves et chastes femmes…, là les malades que je chéris tant. Là sont mes très chers lépreux et lépreuses, là sont les bons compagnons de mon pèlerinage, là sont ceux qui ont bien longtemps enduré avec moi peines et pauvretés pour le Christ, là ceux qui ont vaillamment supporté fièvres et canicules, misères et tribulations pour le salut de leur âme… Là gît la moniale Hersende, ma bonne adjointe [la première abbesse]… Là gisent mes bons fils… Là reposent mes bonnes moniales… »49. Les bénédictins de Saint-Maur, formés sans doute à l’école de la dramaturgie classique, ont beaucoup critiqué ce discours au nom de la vraisemblance, arguant que Robert mourant avait autre chose à faire que pérorer. Mais ce n’est pas de vraisemblance qu’il s’agit, bien plutôt d’efficacité. On est là, si j’en crois Jacques Dalarun, au centre exact de l’enjeu posé par l’ex-Vita altera du frère André : où reposera le corps saint ?50 Les mots prêtés à Robert, qui, par le moyen de la figure rhétorique de repetitio, tendent à assimiler la communauté religieuse à la communion des saints, offrent à cette question une réponse convaincante. Et je veux imaginer que, si Léger de Bourges avait entendu de la bouche de Robert ce que nous lisons sous la plume d’André, il aurait été aussi ému, et partant aussi convaincu, que je puis l’être.
Quelques remarques conclusives. J’ignore si André oppose une sainteté pathétique et « imitable » à la sainteté héroïque et « admirable » qu’aurait entrepris de mettre en scène Baudri. Ce dont je suis en revanche persuadé, et même si ce jugement s’entache d’une part de subjectivité – car mon enthousiasme pour André est peut-être fonction de la déception éprouvée face à l’exercice de style de Baudri, capable de tellement mieux –, c’est que d’un point de vue littéraire, l’Historia est un ratage évident, tandis que son Supplementum est une vraie réussite. Comme je l’ai indiqué en commençant, je m’interdis farouchement d’extrapoler de ce jugement esthétique à une évaluation en termes d’histoire de la spiritualité. Toutefois, s’il est possible d’articuler les deux démarches, celle du littéraire et celle de l’historien, je voudrais suggérer que l’erreur de l’archevêque de Dol, maître pourtant des codes de la rhétorique, réside dans l’inadaptation de son discours à l’objet de celui-ci, donc à une violation de la règle cardinale de l’aptum, tandis qu’André trouve (spontanément ?) le ton juste. Quant à l’interprétation de cette discordance, ou au contraire de cet accord, j’en confie aux historiens la responsabilité. Un fait, du moins, est hors de doute : c’est qu’il faut savoir gré à Jacques Dalarun et à ses collaborateurs de leur entreprise magistrale, sans quoi ce genre de question n’aurait tout simplement pas pu être posé. 51
Jean-Yves Tilliette, université de Genève