Monique Goullet. De Baudri à Boudet : un puzzle hagiographique
Le titre est annonciateur de complexité, chose fréquente dans les dossiers hagiographiques de personnages célèbres et controversés. Mais ici la complexité ne vient pas du foisonnement de textes à classer et à dater, car il n’y a que deux versions latines – dont le classement et la datation ne sont nullement problématiques –, plus une adaptation française des deux Vies latines mises bout à bout1. Le premier texte, référencé dans la Bibliotheca hagiographica latina (BHL) sous le n° 7259, est une première vita, rédigée par Baudri de Bourgueil, selon toute vraisemblance en 1119 (soit deux ans après la mort du saint), à la demande de Pétronille de Chemillé, abbesse de Fontevraud ; la seconde vita, BHL 7260, est une continuation, qui revient sur les derniers moments de la vie de Robert et sur sa mort, et qui fut rédigée selon toute vraisemblance par le chapelain André à la demande de la même Pétronille. La complexité du problème vient de la transmission de ces trois textes, deux latins et un français, tous dépourvus de témoin médiéval, et des divers états dans lesquels ils se présentent, comme l’atteste le tableau de la p. 52 du livre dont il est question ici.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaiterais dire deux mots de ma démarche. Selon les termes mêmes de son invitation, Dominique Poirel a souhaité que les intervenants mettent l’accent sur les apports méthodologiques de l’ouvrage. Je n’hésiterai donc pas à adopter un point de vue critique, de façon à susciter une vraie discussion méthodologique. Le livre est important, en effet, pour toute notre communauté de philologues et d’historiens médiévistes. Les conditions dans lesquelles il a été élaboré, par une équipe étroitement regroupée autour de Jacques Dalarun, et l’originalité des choix méthodologiques qui ont été opérés, imposent qu’on l’examine avec attention. Il fera date, c’est sûr, et il est appelé à faire figure de référence. Les discussions que nous pourrons avoir ici me paraissent donc importantes pour l’avenir.
Je soulignerai pour commencer le courage qu’ont eu les auteurs de faire entrer le lecteur dans leur cabinet de travail, pour qu’il suive le chemin qu’ils ont eux-mêmes parcouru. D’ordinaire les éditeurs ménagent leur lecteur en lui épargnant les premières étapes de leur recherche ; en lui faisant une présentation rétrospective du dossier, ils lui offrent des solutions qui semblent alors couler de source. Ici, au contraire, le lecteur est installé à la table de travail, et confronté à de nombreuses difficultés. La démarche est dûment motivée par le désir de rendre perceptible l’instabilité du texte hagiographique, évidence qui se lit en particulier p. 78 :
« Sans doute eût-il été moins déroutant pour le lecteur de disposer d’abord d’une présentation des deux légendes dédiées à Robert d’Arbrissel, de leurs auteurs, de leurs conditions de rédaction, puis de recevoir les informations, dès lors tenues pour accessoires, concernant leurs traditions manuscrites. Mais c’eût été postuler que les textes médiévaux se présentent de manière stable et sûre, affectés tout au plus de variantes dues à la seule distraction de copistes ou éditeurs. Tel est rarement le cas en général. Tel n’est pas ici le cas en particulier. Seule la connaissance préalable de la tradition de ces textes hagiographiques va nous permettre de percer la complexe stratigraphie de leur production et de leur diffusion. »
Reprenons l’image du puzzle. Quelles pièces y avait-il sur la table des éditeurs ? D’abord un manuscrit français du début du xvie siècle : Paris, BNF fr. 2468 (B), qui nous est minutieusement et très savamment décrit, p. 18-36 ; ce manuscrit nous livre une traduction française des deux pièces principales du dossier hagiographique de Robert d’Arbrissel, à savoir BHL 7259 et BHL 7260 ; à la fin de la copie française, le rédacteur se nomme « frère Boudet, du prieuré de Fontaines », que les auteurs proposent de placer près de Meaux. Boudet agit vraisemblablement dans le cadre de la réforme insufflée par Renée de Bourbon, abbesse générale de Fontevraud.
Deuxième pièce manuscrite : des notes d’André Duchesne (première moitié du xviie siècle, Du), figurant dans le manuscrit n° 85 de la collection qui porte son nom à la BNF. Il comprend successivement un abrégé de BHL 7259, et, ensuite, une « rétroversion latine de BHL 7260, 42-43, etc. dans la traduction de Boudet, probablement à partir de B, fol. 83-107v. » (p. 36). Ce n’est qu’en anticipant l’ordre de lecture pour regarder attentivement l’édition du texte que l’on comprend vraiment que la fin de BHL 7260 manque, et que ce que donne Boudet en français a été traduit en latin par Duchesne ; en effet, à cet endroit de l’exposé, on ignore encore que le texte BHL 7260 se termine avant l’adaptation française de Boudet. Cet inconvénient est lié au choix d’une méthode qui se veut entièrement active, mais dont on peut se demander si elle ne met pas parfois la barre un peu trop haut : le lecteur est condamné à en savoir moins que les auteurs, qui distillent parcimonieusement les renseignements, avec un très élégant art de l’ellipse et une stratégie implacable.
La troisième et dernière pièce manuscrite est désignée par le sigle A. Il s’agit d’un manuscrit autographe de Jean Lardier, écrit en 1650 et déposé aux Archives de Château-Gontier. Elle contient les deux Vies latines BHL 7259 et 7260, toutes deux transcrites d’après un manuscrit de Marmoutier décrit p. 38.
Viennent ensuite quatre éditions complètes et une partielle. Le tout est récapitulé dans le tableau de la p. 52, déjà mentionné. Ce tableau est assez ardu à lire. Adoptant un classement chronologique, il mélange manuscrits et éditions, et il n’est pas toujours aisé de retrouver à quelles éditions correspondent les sigles, car à côté des catégories « manuscrits » et « éditions », on en trouve une troisième intitulée « manuscrits évoqués », à laquelle ressortit par exemple Ma (du nom d’Yves Magistri, p. 45-46) ; or cette dernière catégorie ne suit pas les mêmes normes de présentation que les deux autres, dans lesquelles on trouve un sigle en tête de chaque description : les « manuscrits évoqués » sont quant à eux classés par dates de rédaction, et il faut chercher le sigle au sein même de la description, du moins lorsque ce sigle existe. Ce n’est là qu’un infime détail, mais adopter le même ordre partout aurait pu aider à s’y retrouver. Plus important : le tableau mentionne des versions longue, longue paraphrasée, longue abrégée, courte, courte abrégée, courte lacunaire, complète, complète paraphrasée… N’aurait-on pas pu intégrer dans le tableau de concordance les chapitres du texte présents ou absents ?
Pour rester fidèle au souci de rendre sensibles les fluctuations du texte tout en simplifiant l’exposé, un moyen terme aurait pu être de décrire les versions textuelles les unes par rapport aux autres, en indiquant à chaque fois dans quel manuscrit ou quelle édition elles se trouvaient ; autrement dit, inverser le rapport texte/manuscrit, en décrivant d’abord les textes conservés, les uns par rapport aux autres. Cela aurait évité de décrire le contenu d’un manuscrit ou d’une édition à partir de textes non encore connus. Il est certain que, pour les auteurs, une telle disposition risquait de faire passer pour superflue la description codicologique, qui est en effet la première chose à prendre en considération pour le chercheur. Mais faut-il vraiment toujours restituer les choses dans l’ordre où elles se présentent ? Ce point pourrait faire l’objet d’une discussion.
En s’appuyant sur une étude minutieuse des éditions, parmi lesquelles quatre sont complètes et une partielle, les auteurs constatent que, par rapport aux manuscrits, la version de Boudet donne la version la plus complète du texte, tout en présentant des lacunes par rapport aux éditions. Se pose alors la question, traditionnelle en ce cas de figure, de l’antériorité de la version longue sur la courte, ou inversement : les différences sont-elles le fruit d’abrégements ou d’allongements ? Les auteurs diffèrent sagement leur réponse, pour donner d’abord à la problématique un éclairage historique (p. 75).
Se pose tout d’abord la question de la relation entre les deux Vies latines. Pétronille de Chemillé s’apercevra bien vite que la version de Baudri (BHL 7259) est décevante. Certes son rang d’archevêque de Dole était idéal pour cautionner la sainteté de Robert. Certes l’hagiographe n’épargne aucun effort rhétorique, soulignant ses effets par une prose entièrement rimée ou presque. Certes il n’oublie aucun des topoi indispensables à la construction d’un saint : par exemple la métaphore du saint étoile du matin (lucifer) annonçant le soleil qu’est le Christ, l’invocation du saint Esprit au moment d’écrire, le thème du puer-senex, de l’opposition entre la noblesse du sang et celle des mérites (ou de la grâce), la posture du saint en proie à l’invidia publique, le récit de ses tentatives de fuite répétées et avortées. La recherche de la « pointe », ou du « trait » rhétoriques donne quelques jolies choses, mais qui, gâchées par l’usage presque exclusif de la rime aabb, qui « aplatit » ( !) tout, finissent par sonner le creux.
Baudri est aussi avare de détails historiques ou pittoresques que s’il écrivait la Passion d’un martyr du iiie siècle ! Il livre une version tellement passe-partout qu’il semble se pasticher lui-même. Si l’image de Robert en sort tout à fait normalisée, en revanche l’effet du texte est nul sur le plan de la légitimité de Pétronille dans le rôle qu’elle revendique : celui d’abbesse des deux communautés, masculine et féminine. Baudri ne s’adresse à elle que comme abbesse des moniales. Par ailleurs, comme cela est bien montré dans le livre (p. 84 sqq.) tout le texte de Baudri est apologétique : c’est une réponse « en creux » à une lettre de Marbode de Rennes, qui avait accusé le prélat d’indiscretio, de comportement scandaleux ; les éléments de défense sont disséminés dans la vita. Mais (p. 86) Baudri semble ne pas comprendre, ou ne pas vouloir comprendre, que Marbode critique le système de Fontevraud lui-même, et non la période de la carrière de Robert antérieure à Fontevraud. C’est le principe même de la double communauté et des rapports entre hommes et femmes, en particulier le rôle dévolu à l’abbesse, qui devait être défendu. Au lieu de quoi Baudri, par ses silences et son art de parler d’autre chose, nie la spécificité de Fontevraud. Il fallait donc faire compléter le texte par quelqu’un qui, contrairement à Baudri, fût capable d’en saisir les enjeux, c’est-à-dire « de comprendre l’insolite fonctionnement de Fontevraud de l’intérieur » (p. 675). Ce sera le rôle du Supplementum Historiae vitae Roberti (BHL 7260), qui relate la fin de la carrière de Robert et sa mort, en prêtant une grande attention à la communauté masculine, contrairement à la version précédente. Résultant d’une seule et même volonté de Pétronille de Chemillé, les deux vitae sont ainsi les volets d’un diptyque. L’ensemble, qualifié de « version fontevriste de la Vie de Robert » (p. 675), est conçu comme un tout, et les auteurs avancent l’hypothèse, extrêmement convaincante, qu’il s’agit d’un dossier rassemblé dans le but de présenter au pape Calixte II, en visite à Fontevraud les 31 août et 1er septembre 1119, une demande de canonisation de Robert.
C’est là que se révèle pleinement l’intérêt de la méthode suivie. Là où achoppe la philologie, le raisonnement historique prend le relais et permet de comprendre que les retouches infligées à la version de Baudri sont la conséquence de son assemblage avec celle d’André : on retaille en quelque sorte le premier morceau pour l’ajuster au second. Ces retouches sont perceptibles surtout à la fin du texte de Baudri, où le style détonne (avec absence de rime, entre autres), ou dans les passages idéologiquement sensibles, par exemple lorsqu’il s’agit de l’accueil des hommes et des femmes à Fontevraud. Mais il reste tout de même que l’on ne peut être sûr de l’état initial du texte de Baudri.
Quant au texte latin d’André, la question est beaucoup plus compliquée : cette pièce du puzzle ne s’emboîte pas tout à fait dans son complément que devrait être la traduction française de Boudet. Car, à partir du c. 42, 2, on n’a plus le latin correspondant (il manque donc l’équivalent de 34 pages du livre). On peut donc se demander si la version française de Boudet témoigne bien de l’état originel du dossier. Les auteurs répondent par l’affirmative. Alors comment rendre compte de l’état tronqué du texte latin, et ce dans toutes les pièces conservées ? L’accident matériel est à exclure, disent-il, en particulier parce que les derniers mots de la version tronquée ont tout l’air d’avoir été travaillés de façon à apparaître comme la fin définitive du texte (p. 112-113). Par ailleurs, lorsqu’elle est possible, une comparaison entre le texte français et le texte latin montre que le texte d’André a dû être retouché très tôt, dans la perspective de l’obtention d’une canonisation. « Nous supposons, écrivent les auteurs, que la recension dont l’ensemble du dossier hagiographique de Robert d’Arbrissel a été l’objet est conséquence des réserves de la cour pontificale » (p. 117). On les suit sans difficulté. En revanche, l’explication de l’énorme coupure finale est beaucoup plus floue : à la lumière des informations qui sont données, on voit assez mal en quoi elle serait « un signe de désarroi » d’André, ou plutôt de son successeur Renaud de Cossé. Peut-être aurait-il fallu dire explicitement pourquoi cette fin ne pouvait demeurer en l’état ? En tout cas cette expurgation radicale, si l’hypothèse est bonne, eut lieu très tôt après la mort de Robert, ce qui explique qu’aucune édition ne connaisse la totalité du texte latin.
Les textes ont été établis avec beaucoup de soin. On peut simplement ne pas trouver indispensable la correction de la p. 130, l.1, où sine ratione, conjecture des éditeurs, est préférée à la leçon médiévale sine re ; or cette dernière expression, usuelle à toutes époques dans le sens de « sans raison », trouve peut-être aussi un écho phonique dans l’expression revera (re vera) à la ligne suivante, car tout le début du texte multiplie les reprises (audi... audisti ; egredere... egressa es). D’autre part, p. 198, l. 63 : unum, leçon de ACD, peut s’interpréter comme un présentatif annonçant l’interrogative utrum... liceat (« la seule chose que je vous demande, c’est si... ») et sa correction en unde ne s’impose donc pas.
Les quelques réserves faites ici sont évidemment peu de choses au regard de la qualité du livre. Elles n’étaient pas destinées à être publiées, mais à alimenter hic et nunc une discussion collective qui aurait beaucoup perdu à prendre un tour hagiographique. C’est dans cet esprit qu’elles ont été reçues par les auteurs de ce grand et beau livre, qui ont bien voulu leur trouver assez d’intérêt pour les rendre publiques. Je les en remercie chaleureusement.
Monique Goullet, LAMOP