[p. 53] Les notaires publics dans les anciens Pays-Bas du XIIIe au XVIe siècle
[p. 55] 1. Nominations et délégations de nominations
Dans les anciens Pays-Bas des 12e et 13e siècles, les comtes, les ducs, les évêques, les institutions laïques et les cours de justice avaient à leur disposition des collaborateurs administratifs, nommés par eux et appelés clercs (clerici) ou notaires (notarii). Ils avaient, entre autres tâches, une occupation, qui, plus tard, au 14e siècle, forme ou formera le territoire des notaires publics : la confection de documents authentiques de juridiction gracieuse1. Bien que le Concile de Latran (1215) permettait et encourageait2 l’introduction d’une persona publica ou de clercs idoines (viros idoneos), ce qui équivalait selon les pères du Concile à des notaires publics, auprès des juges ecclésiastiques (les officiaux), on n’en a pas fait usage dans les Pays-Bas avant le dernier quart du 13e siècle3.
Sans doute était-ce de la part des princes et ecclésiastiques des Pays-Bas un symptôme de l’indépendantisme, un indice de la volonté de se réserver la nomination (et donc le contrôle politique et social) de leurs collaborateurs proches, et du refus de spécialistes nommés en dehors des Pays-Bas, par le pape ou l’empereur. Ce refus était d’autant plus normal aux Pays-Bas qu’on y a eu recours, dès le 12e siècle, à des structures et à des solutions alternatives pour [p. 56] remédier à ces problèmes. Tout au long des 12e et 13e siècles les clercs des princes et évêques (dès le début), les bureaux des officialités (dès ca. 1180), les doyens de chrétienté (dès ca. 1170)4, les échevins des villes et des châtellenies (dès ca. 1225)5 s’occupaient activement de la rédaction des actes de donation et des autres affaires de droit privé. Formellement certains princes, comme l’évêque de Liège, avaient d’ailleurs respecté les conseils du Concile de Latran, en introduisant, en 1252, des clercs idoines, nommés par eux et donc pas par le pape, comme c’était le cas pour les notaires publics6.
Le notaire public était un homo novus à la fin du 13e siècle dans les Pays-Bas. Le tout premier notaire public arrivant dans ces régions, notamment à Yvoix (Carignan) dans le Luxembourg, dès 1269, était un Italien, Jean, fils d’Odon Blanchi de Parme, nommé par le pape7. Douze ans plus tard, en 1281, on rencontre à Liège le premier notaire impérial, Simon Raynerii, originaire de Bologne8. Un autre Italien, Jean Rubeus de Palliano, arrive en 12849. Entre-temps se sont installés dans ces régions les premiers notaires publics autochtones, apostolique comme Roger de Liège en 127410, impérial comme Gilles de Haneffe en 128611. L’arrivée des notaires Italiens se situe dans le contexte plus large de l’emprunt de technologie à l’Italie : dans le même dernier quart du 13e siècle s’est effectuée une importante ‘invasion’ de gens d’affaires, de gens de finance et de tenanciers de tables de prêts d’origine italienne12. En 1281 des marchands Florentins se fixent en Flandre13.
[p. 57] Pendant 50 ans, environ de 1269 à 1320, les Pays-Bas étaient le théâtre d’une vive compétition entre notaires italiens et autochtones, qui s’est soldée par une victoire des derniers. Dans ces mêmes décennies un second processus s’est achevé, celui du remplacement dans les bureaux d’officialités des simples clercs assermentés, nommés par l’évêque, par des notaires apostoliques ou impériaux14. A Liège cependant les évêques continuaient à maintenir à leur service encore pendant un certain temps les deux types de notaires15.
Ce changement global allait de pair avec une transformation complète de l’exercice de la juridiction gracieuse. Après 1320 les notaires d’officialité et les doyens de chrétienté ne s’en occupaient plus que sporadiquement. Leur activité est supplantée par celle des notaires publics d’une part, mais essentiellement par celle des échevins urbains d’autre part16.
L’éclipse des notaires traditionnels (nommés par les évêques) par des notaires publics n’est d’ailleurs pas toujours un remplacement réel de personnes, mais plutôt un changement de terminologie et de formes. Ainsi le notaire d’officialité de l’évêché de Liège, Henri de Gueldre, devînt, après 25 ans de carrière comme notaire épiscopal, notaire public en 1305, sans vraiment changer d’occupation. Thomas de Hemricourt a parcouru le même parcours en devenant notaire public en 1306 après 13 ans de service auprès de l’official de Liège17.
La facilité avec laquelle, peu après 1300, les évêques des Pays-Bas ont laissé tomber cette tradition et accepté l’innovation, peut sans doute s’expliquer essentiellement par le fait qu’à cette même époque le pape venait d’accorder à ces prélats la charge du soin de pourvoir aux offices de notaires publics, par la voie de la licentia creandi notarios (ou : licentia conferendi officium tabellionatus)18. [p. 58] Ainsi le pape Nicolas IV accorde en 1291 à Jean de Syrick, évêque d’Utrecht, la faculté de créer quatre notaires. L’autorisation est répétée en 1318 et en 1323, mais le nombre de notaires y est toujours strictement limité, ce qui prouve qu’il ne s’agit jamais d’une carte blanche. Le même phénomène se présente pour les évêchés de Cambrai en 1297, 1309, 1324 et 1330 et de Tournai en 1301, 1333 et 134319. Cette mesure papale ne s’est produite à Liège qu’à deux reprises avant 1342 (la fin du pontificat de Benoît XII), en 1306 et 1313. Cela ne s’explique que très partiellement par le fait de la prépondérance de l’empereur dans une principauté appartenant à la Reichskirche20. Cet impact n’a toutefois pas empêché que la très grande majorité des notaires impériaux à Liège (43 sur 56 entre 1283 et 1337), tout comme dans les autres diocèses ‘belges’, étaient des ecclésiastiques. Une variante plus complexe du système de la délégation papale a été également appliquée, par après, à d’autres autorités, comme à l’abbé de Saint-Bavon à Gand en 1342, ou à des seigneurs laïcs, notamment en 1306 et 1321 au comte de Flandre, en 1320 au duc de Brabant et en 1321 et 1335 au comte de Hainaut ; cependant, ces derniers recevaient seulement le droit de présentation, l’examen des candidats étant confié sans exception à l’évêque ou à un autre dignitaire diocésain. Ainsi en 1320, le pape ordonna à l’official de Cambrai d’examiner huit personnes, qui lui seraient proposées par le duc de Brabant.
Les empereurs ont également délégué leurs pouvoirs à des tiers, plus particulièrement aux comtes du sacré palais de Latran21. Ces comtes possédaient le droit d’investiture, sous leur propre responsabilité, sans limites territoriales. Charles IV (1346-1378) est le prince qui a particulièrement favorisé ce système au nord des Alpes, ce qui a conduit à une prolifération excessive. Un des comtes du palais les plus actifs au pays de Liège était le chroniqueur Jean d’Outremeuse, nommé vers 1380. En 1480 un autre prêtre liégeois, comte palatin, Robertus Bliden, obtenait le droit de nommer pas moins de cent notaires22.
Une troisième autorité dans le secteur des nominations de notaires est le préfet de Rome. C. Cheney lui accorde une origine impériale, à cause de la constatation que tous les notaires publics anglais investis par ce préfet, l’étaient également par l’empereur23. Pour la Flandre James M. Murray a fait l’intéressante constatation que [p. 59] certains notaires publics, tel Symon Pauli de Courtrai, furent exclusivement nommés par le préfet24. Ceci et en plus le fait curieux que des notaires investis par l’empereur mentionnent, en outre, une nomination par le préfet de Rome, mène Murray à la présomption que ce préfet réclamait une autorité indépendante aussi bien du pape que de l’empereur25. Michel Oosterbosch y ajoute une suggestion intéressante26. Selon lui tous les cas de nomination par le préfet se situent entre 1288 et 1320 ; il n’est donc pas impossible que le préfet ait usurpé le droit de nommer des notaires dans une période où le trône impérial était vacant.
Dans les évêchés des anciens Pays-Bas on a nommé entre 1285 et 1342 84 notaires publics pontificaux27. De ces 84 cas 26 ont été nommés directement à la Curie, 58 (donc les deux tiers) ont été nommés par délégation, en dehors de l’influence curiale. L’argument par excellence pour autoriser la délégation est le manque de rédacteurs de documents compétents dans une région spécifique. Ainsi l’évêque de Cambrai reçoit, en 1309, le droit de créer six notaires, parce que in illis partibus existait un defectus de personnes capables de rédiger des contrats de qualité. La Curie encourageait donc l’implantation locale de notaires. Elle faisait preuve d’une grande confiance, car la délégation, l’examen des candidats inclus, était intégralement confiée à l’évêque ou à un autre dignitaire ecclésiastique local. La délégation des nominations cachait un autre motif des papes de Rome et d’Avignon : celui de stimuler la modernisation et la rationalisation des chancelleries épiscopales. Les candidats pouvaient se faire remarquer par le biais des suppliques, ou par la fréquentation des évêques.
Quant au rapport numérique entre notaires apostoliques et impériaux, on constate que les premiers formaient une minorité dans les Pays-Bas de 1300 à 1450. Après 1450 les nominations doubles gagnaient en importance, bien que la nomination impériale gardait sa prédominance. Au 16e siècle cependant la balance basculait totalement dans le sens de l’investiture papale. Le prestige des notaires impériaux avait fortement décliné à cause de multiples délégations douteuses, qui avaient conduit à des nominations de moindre qualité28.
L’intérêt d’une double inscription s’expliquait par plusieurs motifs. La nomination impériale était plus facile à obtenir, mais l’investiture papale avait plus de prestige, et était requis pour pouvoir traiter les dossiers ecclésiastiques29. Dans certaines régions d’Europe, notamment en Angleterre, l’autorité de l’empereur dans ce secteur était ouvertement contestée30.
[p. 60] 2. Formation culturelle et universitaire
On peut présumer qu’au départ, à la fin du 13e siècle, la plupart des notaires publics actifs dans les Pays-Bas, aussi bien Italiens que non-Italiens, avaient reçu une formation intellectuelle et technique en Italie. Un cas comme celui de Barthélemy de Heyle, dont on ne sait pas s’il a oui ou non étudié en Italie, est proche de l’exception qui confirme la règle31.
L’Italie, patrie traditionnelle du notariat, avait connu, dès 1080, l’essor du droit romain, et ensuite le succès de la première université d’Europe à Bologne, où venaient s’initier des jeunes de partout. Ce renouveau du système juridique romain a provoqué la modernisation des administrations princières et ecclésiastiques, et le besoin de techniciens, notamment des notaires, pour les équiper. L’université de Bologne a produit des manuels et des formulaires de tabellion dès 1214, elle a organisé des cours spécialisés dans ce secteur dès 125032.
Au 14e siècle un grand nombre de jeunes originaires des Pays-Bas ont parcouru un curriculum aux universités de Bologne ou, plus tard, d’Orléans, spécialisées toutes deux dans les études de droit. Cette formation menait à des carrières attrayantes : Jean Abeel, licentiatus in artibus, notaire en 1338, a été nommé précepteur de la fille du comte de Flandre, la future comtesse, en 136333. Les comtes de Flandre ont en effet vite compris l’avantage d’associer des techniciens à la gestion de leurs affaires d’état. En 1297 déjà le comte Guy de Flandre avait pris en service Simon Pauli, notaire public, flamand, originaire de Courtrai, mais ayant étudié à Bologne. Un autre notaire, Jacques Rossiaus, travaillait pour le comte après avoir commencé sa carrière à Rome en 128634.
Au cours du 14e siècle les notaires indigènes deviennent plus nombreux, et les voies de formation à la carrière se diversifient. Les études en Italie ne sont plus de rigueur. Le notaire public Johannes Ledersnidere, originaire du village de Waregem, n’a été que chapelain de Saint-Donatien à Bruges, avant de devenir notaire35.
Il est évident que les notaires non-universitaires avaient accès à des éléments de formation technique dans la région même. Les manuels italiens connus (notamment la somme de Rolandin) et les livres de l’ars notariae, rédigés peu [p. 61] avant 129236, 132737, et vers 137038, circulaient dans les Pays-Bas dès le 14e. siècle39. D’autres notaires ont reçu une formation à la chancellerie comtale, ou auprès de collègues expérimentés. L’abbaye des Dunes, en Flandre, possédait un manuscrit du 13e siècle, copie du Flos Testamentorum de Rolandinus Passagerii40.
Si avant 1450 le notariat était encore un milieu totalement clérical, un processus de sécularisation s’est déroulé dans la deuxième moitié du 15e siècle.
Quant au niveau intellectuel des notaires, les humanistes du 16e siècle ont émis des doutes, en critiquant leur pauvre connaissance du latin et de l’italien, et la maigreur de leur bagage culturel41. On prétendait en outre que les notaires indigènes n’atteignaient pas le niveau des notaires italiens. Dans les deux cas il s’agissait sans doute de jalousies et de calomnies. En fait 90 % des documents notariaux flamands et liégeois des 13e et 14e siècles sont rédigés dans un latin normal pour l’époque, ce qui ne doit pas étonner de la part d’ecclésiastiques souvent universitaires, formés techniquement en Italie ou par une longue expérience de clerc. Leur bonne réputation avait, sans doute, encouragé les comtes de Flandre vers 1300 à les engager comme collaborateurs, experts en droit romain. Au 15e siècle plusieurs notaires flamands travaillaient pour des marchands italiens en Flandre, apparemment sans aucun problème42.
N’oublions pas que même avant l’arrivée, en 1269, des premiers notaires italiens, les Pays-Bas ont connu une phase d’incubation. Les notaires d’officialité, précédant les notaires publics, ont introduits des éléments caractéristiques pour le notariat italien d’avant 126943. Les collaborateurs des officiaux ont assuré la promotion du droit romain à Liège dès 1250. On peut même remonter encore plus haut : dès le premier quart du 13e siècle des juristes liégeois faisaient usage des renonciations aux exceptions de droit romain44.
[p. 62] 3. Formalités de l’investiture
Ni l’examen qui précédait l’investiture, ni la procédure de sélection de la cour pontificale et impériale, ni même le serment du notaire public, ne garantissaient toujours le niveau technique et intellectuel des notaires.
En 1267 déjà, à la cour de l’archevêque de Reims, on cite la baisse de la qualité par l’effrenata multitudo notariorum45. A Liège, en 1337, l’évêque se propose de limiter, par l’élaboration d’un statut, les abus (ad extirpandum abusus et excessus), mis au jour par cerebris subditorum nostrorum querelis et clamoribus46. L’inflation du nombre a en effet amené aux 14e et 15e siècles plusieurs plaintes concernant l’incapacité et le mélange d’intérêts, et même à propos de falsifications par des notaires.
D’où venaient ces faiblesses dans le système d’investiture ? Il y a eu, sans aucun doute, dans les services des papes et des empereurs des défaillances d’information sur les candidats. Il y a eu l’éparpillement du droit de nomination, qui a provoqué une certaine vénalité de la fonction notariale. Le système de la délégation ouvrait la porte aux candidats malveillants et incapables. Certains fraudeurs se faisaient passer pour des notaires, sans l’être. En Italie existait un frein réel par l’action de collèges locaux de notaires. Dans les Pays-Bas ces corporations faisaient défaut47. On ne les y a pas créées parce qu’au début le notariat n’était souvent qu’une occupation secondaire pour des ecclésiastiques, dont la fonction essentielle se situait dans les structures épiscopales. Il est d’autant plus remarquable que si peu d’incidents concrets se sont produits dans les Pays-Bas. Les cas connus concernent des affaires de sous : un notaire refusant d’instrumenter gratuitement à Anvers en 1459 en faveur des Frères Mineurs48 ; un autre refusant de rédiger un instrument à Middelbourg en 147049.
Dans le but de limiter les abus l’évêque de Liège a donc publié en 1337 le statut des notaires, déjà mentionné, qui vise à régler le train de vie, l’exercice du métier, les salaires et le nombre de notaires (50 au maximum pour l’officialité de Liège).
Cette réforme visait, au-delà du notariat, la qualité de l’exercice de la juridiction ecclésiastique de l’officialité, en introduisant des règles plus strictes pour [p. 63] l’investiture des notaires. Avant d’être admis comme notaire auprès des cours ecclésiastiques liégeoises, les candidats devaient passer un examen, qui vérifiait leurs aptitudes intellectuelles, leurs qualités de scribe et leurs moeurs. Les notaires en service avant 1337 furent également soumis à ce test dans les dix jours suivant la publication des statuts. Tous devaient prêter un serment supplémentaire, complémentaire à celui qu’ils avaient prononcé lors de leur nomination pontificale ou impériale, promettant de respecter le statut épiscopal. En cas de non respect une amende pécuniaire, l’excommunication et par là même la destitution de la fonction étaient prévues.
Comment expliquer l’introduction de ce second test ? En général le clergé local veut ainsi assurer la protection de son droit d’instrumenter. Sans doute s’agit-il d’une démonstration de l’autorité et de l’ambition politique de la part d’un clergé d’Empire, indépendantiste, à Liège. En 1300 l’évêque de Liège n’avait accepté les notaires publics qu’à la condition que le sceau de l’officialité soit appendu au document à droite du monogramme et de la souscription du notaire. Le serment complémentaire apparaît aussi à Utrecht, également évêché d’Empire, en 1353. Le même comportement se manifeste à Tournai : on peut y supposer évidemment une attitude analogue d’indépendantisme, mais stimulée dans ce cas-ci par les rois de France. N’oublions pas que les évêques des Pays-Bas ont pu avoir un motif de précaution : le serment local donne confiance au public dans une région où le notariat au 14e siècle était toujours considéré comme un corps étranger. Dans d’autres régions des mesures analogues étaient prises : en Angleterre circulaient des listes officielles50 ; à Cologne (1320), Mainz (1356) et Prague (1343) on organisait pour les candidats notaires des examens de capacité51.
Il n’est pas certain que cette réglementation ait eu un vrai succès, car on constate que l’évêque de Liège a dû la répéter en 1343, 1405, 1445 et 148752. On pourrait considérer la mesure comme une atteinte à la compétence du pape, mais celui-ci n’a pas réagi avant le Concile de Trente. Quant aux doutes sur la qualité de l’investiture impériale, on renvoie au point 8 (dispositions pénales).
4. Limites de compétence et d’activités
En théorie les notaires avaient le droit d’instrumenter universellement, ce qu’ils réalisaient parfois aussi, mais pas toujours, dans la pratique. Il existait dans les anciens Pays-Bas une limitation de fait et surtout une vive compétition de la part d’autres rédacteurs de documents, qui réduisait sensiblement l’espace des activités des notaires53.
[p. 64] D’abord il faut constater que plusieurs notaires se limitent à un territoire réduit de leur propre choix. Devenus sédentaires, ils n’instrumentent que dans une ville et sa région. Le notaire Jean de Diest (1323-43) se limite uniquement à la région de Diest. Laurent de Longchamps (1328-41) uniquement à Namur. L’officialité de Liège a d’ailleurs volontairement ou involontairement encouragé cette production locale, par son habitude d’employer des notaires sur place, chaque fois que la confection de chartes s’imposait en dehors de Liège, au lieu d’y envoyer un notaire rattaché à la curia de l’officialité54. L’argument d’un contrôle social efficace a sans doute joué : le notaire local pouvait mieux juger de la portée réelle des transactions juridiques. Une variante sur le thème des limitations est celle de la spécialisation, par laquelle certains notaires publics sont virtuellement attaché à un chapitre ou à une abbaye pour rédiger systématiquement les actes de l’institution55.
Mais en général dans les Pays-Bas de la fin du moyen âge les notaires étaient en compétition avec beaucoup d’autres instances sur le marché libre de la confection de documents de juridiction gracieuse. Le public était en effet pratiquement libre aux 14e et 15e siècles de s’adresser à la compétence de son choix. Au début, autour de 1300, le concurrent par excellence des notaires était le clerc d’officialité. Mais après la compétition essentielle et continuelle dans cette région fortement urbanisée qu’étaient les Pays-Bas se jouait évidemment avec les échevins urbains.
A Bruges le marché libre jouait pleinement. Dans cette ville cosmopolite, hébergeant un grand nombre de marchands étrangers, notamment italiens (familiers du système notarial), les notaires (en partie d’origine italienne) avaient plus de succès que dans les centres moins ouverts sur le monde extérieur56.
Anvers est un cas intéressant. Avant 1480 peu de notaires y furent actifs57. Après cette date la ville, par son commerce international, commençait à ressembler au Bruges médiéval, et devenait donc un lieu potentiellement propice au notariat. Immédiatement les échevins, qui y avaient exercé jusque-là un quasi monopole pour les actes de juridiction gracieuse, se défendent farouchement. Ils essaient de limiter les dégâts en imposant dès 1515 l’introduction par le magistrat d’Anvers d’un droit d’admission pour les notaires58. Les Anversois avaient sans doute connaissance d’un modèle existant à Neurenberg, où les échevins avaient publié une ordonnance en 1476, stipulant que seuls les notaires autorisés par la [p. 65] ville pouvaient instrumenter à Neurenberg. L’argumentation des Anversois en 1515, pour réduire la compétence et la liberté des notaires, repose explicitement sur le besoin de protéger des formes d’instrumentation locales, le respect de la juridiction et de l’autonomie de la ville et la garantie de la sécurité juridique des bourgeois. Ils pensaient, sans doute, implicitement encore plus aux profits que procure la confection de documents. La compétence des notaires fut d’ailleurs formellement limitée en 1515 en réservant aux échevins le soin de rédiger tout contrat sur l’achat de rentes et de biens, sur des loyers et concernant des quittances. Ce protectionnisme date déjà de 1491, quand la ville d’Anvers avait limité la compétence d’instrumenter de l’évêque et de l’official de Cambrai à Anvers aux testaments, aux affaires de mariage et aux biens ecclésiastiques. En 1515 ce sont exactement ces trois secteurs que la ville cède aux notaires. Le marché libre était devenu bel et bien un marché réglementé à Anvers.
5. Corporations. Statuts. Privilèges
Les Pays-Bas n’ont pas ou peu connu de corporations de notaires comme il en existait dans les grandes villes d’Italie depuis le 12e siècle, où ces collèges exerçaient un contrôle social, déontologique et professionnel, et se chargeaient même de la continuité de conservation des protocoles après décès du notaire59.
Cette absence de structures dans les Pays-Bas peut être partiellement expliquée par le caractère marginal du notariat à côté d’institutions concurrentielles bien développées comme les échevinats des villes. Le notariat n’est pas né dans ces régions par une ordonnance princière ou une mesure législative. Il s’agit plutôt d’une génération spontanée, jaillie des nécessités sociales. L’absence de document législatif global peut aussi s’expliquer par la circonstance que la fonction de notaire public est née en grande partie dans le contexte ecclésiastique des officialités, donc régie par le droit canonique concernant le personnel épiscopal, et donc immune à tout contrôle par les autorités civiles. Ce n’est qu’en 1531 que l’empereur Charles-Quint publiait une ordonnance sur le notariat public, qui prévoyait la reconnaissance d’aptitude des candidats par le Conseil Privé, le Grand Conseil de Malines ou un Conseil de Justice60.
N’y avait-il donc pas de contrôle social et professionnel dans les régions des Pays-Bas avant 1531 ? Les notaires publics travaillant pour les évêques tombent évidemment sous le coup des statuts d’officialités, dont le plus ancien est celui de Liège de 1337, suivi d’un texte de 1343, et d’un statut à Utrecht de 146661.
Il ne faut surtout pas oublier que l’activité de tous les notaires pontificaux a toujours été régie par l’ensemble de la législation pontificale, notamment par la [p. 66] collection des Décrétales de Grégoire IX de 123462. Un autre texte important est l’Ars Notariatus, rédigé peu après 1370 à la Cour d’Avignon, et dont des copies circulaient dans les Pays-Bas63. Il y a, en outre, le poids du serment que les notaires juraient devant le pape et l’empereur, et l’influence des statuts synodaux64.
Les règles du jeu sont également explicites dans des formulaires, comme celui de Léau (Zoutleeuw)65, du 15e siècle, donnant des indications sur les sollemnitates, sur le choix des témoins, sur les droits et les obligations des notaires. La validité d’un instrument notarial (la fides publica) dépendait en effet de la présence du notaire pendant l’action juridique, du respect des solemnitates, de l’authenticité de la nomination du notaire66. Mais même dans le cas où l’autorité du notaire est contestée, l’acte ne devient pas pour autant invalide : refusé comme instrumentum publicum il peut parfois être considéré comme acte privé valable.
6. Condition sociale et culturelle
6.1. Carrière à succès ou profession modeste ?
Sauf exceptions la profession de notaire au 15e siècle rapportait un revenu modeste. Il n’était ni sur, ni substantiel, comme le prouve le fait qu’au début (1269-1320) la plupart des notaires publics aux Pays-Bas exerçaient ce métier comme profession occasionnelle ou secondaire. Les prix payés pour la confection d’actes par les notaires publics ne différaient guère de ceux demandés par de simples notaires d’officialité67. On peut donc estimer que dans les meilleurs cas les notaires publics avaient un revenu de fonctionnaire épiscopal. Un acte notarial coûte alors 8 s. gr., ce qui équivaut à 24 journées de salaire d’un maître-maçon. A cette époque à Liège les deux types de notaires possédaient les mêmes maisons moyennes en ville, acquises par le produit cumulé du travail et de l’héritage. Quand, en 1525, on a une meilleure idée du revenu annuel d’un notaire à Anvers, les gains publiquement connus ne dépassent pas les 15 lb., le double [p. 67] d’un salaire d’aide-maçon, mais il faut tenir compte d’autres types de revenus, et du fait qu’on ne connaît qu’une partie de la production d’actes68.
6.2. Profession libérale ou fonctionnariat ?
Les notaires d’officialité du 13e siècle étaient évidemment des fonctionnaires, appartenant à l’administration épiscopale. Les notaires publics arrivant d’Italie aux Pays-Bas avaient par contre un statut d’indépendants.
Au début, fin 13e et début 14e siècle, les notaires publics indigènes ont cependant préféré les avantages d’une combinaison des deux structures, celui de notaire d’officialité, et celui de profession libérale. Barthélemy de Heyle, après des études en Italie, devient notaire public auprès de l’évêque de Tournai, travaille ensuite pour le comte de Flandre, retourne chez l’évêque, en se réservant le droit de travailler pour d’autres maîtres69. D’autres, comme Jean de Relenghes (Relinghe), travaillent pendant un temps comme notaire “libre”, mais terminent comme employé formel d’un évêque70. Nicolas Sartiaus de son côté commence comme notaire de l’officialité de Tournai en 1277 ; 46 ans plus tard, en 1323, il est notaire public, mais toujours employé de la cour épiscopale71.
Le succès relatif des notaires publics, aussi bien auprès des évêques de Tournai qu’auprès des comtes de Flandre autour de 1300, peut s’expliquer de triple façon. D’abord à cette époque ces princes ont l’ambition de moderniser leur administration, notamment comme structure judiciaire et financière. Les connaissances en droit romain et en droit canonique des notaires étaient particulièrement utiles et appréciées. Ces capacités permettaient en effet de les engager en plus comme diplomates et négociateurs.
Les évènements précis de la dernière décennie du 13e siècle ont particulièrement influencé le changement d’attitude des princes laïcs et ecclésiastiques dans l’emploi des notaires. En 1292 l’évêque de Tournai commande la confection d’un acte auprès de deux notaires, comme si c’étaient de simples scribes. Son successeur, Jean de Vassoigne, change complètement de tactique. Comme universitaire, ancien collaborateur du roi de France, représentant royal auprès de la cour pontificale à Rome, il savait apprécier les services d’intellectuels. Non seulement il invitait en 1294 un notaire public italien, François d’Arezzo, à travailler régulièrement à sa cour, il le prenait surtout comme homme de confiance et technicien [p. 68] pour l’accompagner dans ses multiples déplacements72. Les comtes de Flandre ont engagé des notaires publics, au même moment où ils commençaient à employer des légistes, notamment à cause de leur utilité dans les conflits politiques et juridiques qui les opposaient au roi de France autour de 1300, ensuite comme diplomates dans les négociations de paix et les discussions sur des accords financiers entre la Flandre et la France73. Les carrières de notaires à temps plein débutent auprès du comte de Flandre vers 1320, auprès de l’évêque de Tournai vers 1360.
Quant aux grandes villes de Flandre, en 1290 déjà la ville de Bruges se payait le luxe d’embaucher un notaire public, bien que temporairement et limité à une tâche ponctuelle. Ce n’est qu’à partir de 1312 que ce marché était suffisamment développé pour qu’un notaire puisse s’installer à Bruges avec un succès relatif. Malgré l’essor d’une nouvelle demande l’essentiel des revenus d’un notaire continue à découler d’activités pour des institutions ecclésiastiques et pour la cour comtale. A Gand et à Ypres, villes plus industrielles que Bruges-la-marchande, les perspectives étaient encore plus limitées. Les petites villes commerçantes ou portuaires, telle Damme, les devancent même avec la présence sporadique d’un notaire dès 130474.
Les notaires ont élargi leur clientèle au cours du 14e siècle vers d’autres milieux, notamment les chapitres et les abbayes, auxquels ils ont surtout prêté main forte pour des affaires financières et juridiques. Il le fallait bien, car dans les villes les notaires se heurtaient à la concurrence des échevins locaux. Leurs points forts étaient le secteur des traductions, les contacts avec les cours de justice ecclésiastiques et les missions diplomatiques. Quant au milieu marchand, ce sont surtout les commerçants italiens, habitués au notariat, qui faisaient appel à eux. Les marchands flamands ne suivaient que lentement75.
On est mal renseigné sur le nombre de notaires actifs dans une seule ville. A Anvers on dénombre 195 noms de notaires entre 1314 et 153176. Leur nombre augmente avec le succès économique de la ville. De 1350 à 1400 il y en avait en moyenne six simultanément. Entre 1430 et 1480 le chiffre augmente jusqu’à dix. Entre 1500 et 1531, à l’apogée, on y compte 15 à 25 notaires publics. Les chiffres sont sans doute un peu plus élevés dans les villes épiscopales, telles Liège et Tournai, et dans les villes d’officialité, comme Bruxelles. Il est clair que le facteur démographique n’est pas décisif, mais plutôt la fonction spécifique d’une ville.
[p. 69] 7. Fonctionnement. Formulaires. Registres
L’absence de corporations de notaires dans les Pays-Bas explique la faiblesse de conservation de la mémoire notariale. Tandis qu’en Italie existent dès le 12e siècle de protocoles de notaire, et que la corporation (ou la ville) reprend et conserve les minutes des notaires décédés, les notaires des 14e et 15e siècles en Flandre ne semblent pas avoir déposé et protégé leurs registres. Parfois les notaires ont été obligés de recourir à des reconstructions compliquées77.
Il est cependant probable que les notaires tenaient des ‘registres’ de notices brèves (notae), permettant des réexpéditions ultérieures. Ainsi un collègue-notaire était en mesure de procurer une expédition d’un instrument après le décès du notaire qui l’avait rédigé.
Certains de ces registres, tels ceux de Nicholas van Tefelen et Adrien de Blict, ont une forme mixte de libri notarum et libri extensarum, contenant parfois des notes et des brouillons, parfois le texte intégral d’un instrument. Dans ce dernier cas il est difficile de distinguer s’il s’agit d’un brouillon ou d’un enregistrement formel.
Dans les Pays-Bas du moyen âge la grossa sur parchemin, rendue aux parties, a souvent été considérée comme le document ayant force probante, plus que la minute conservée auprès du notaire. Au 16e siècle la grosse, sur papier, devient moins importante.
On peut également considérer comme preuve de l’absence du système italien comme tel en Flandre, le fait que le mot prothocollum y ait des connotations différentes de celles en Italie. Ce mot indique en Flandre d’une part la notice brève concernant l’action juridique, produite par le notaire au cours de cette action, comme simple aide-mémoire. D’autre part il peut indiquer un formulaire, c’est-à-dire une collection de modèles.
Nous ne connaissons que quelques exemplaires de formulaires qui pourraient avoir été à l’usage de notaires publics aux Pays-Bas à la fin du moyen âge. Le premier, rédigé au 14e siècle par un notaire d’Utrecht, Hubert van Budel, est plutôt un aide-mémoire qu’une collection de modèles78. Ce dernier type est [p. 70] présent par le Prothocole in Vlaemsche du juriste flamand Jan van den Berghe79, et par un formulaire de Léau80 au pays de Liège, tous deux du 15e siècle.
Le genre de l’Ars notariatus était également connu aux Pays-Bas. Un traité rédigé à la cour pontificale d’Avignon entre 1370 et 1400 fut imprimé à Anvers à trois reprises avant 150081. A l’évêché de Liège on a conservé un livre de statuts de 1337, qui n’est pas un véritable manuel, mais qui procure des conseils pour rédiger des contrats82.
A Liège la confection d’un acte notarié, testament ou autre, nécessitait, pour être juridiquement valide, la présence d’un notaire, des agents (une ou plusieurs parties) de l’actio juridica et de deux témoins au moins. La présence d’un deuxième notaire était facultatif.
Quant à la langue, au début le latin a le monopole. Dès 1345 on voit apparaître le néerlandais. A la fin du 15e siècle la moitié des actes est en néerlandais en Flandre. Le latin résiste dans les milieux ecclésiastiques.
8. Dispositions pénales
L’existence d’abus est attestée par la publication de statuts par l’évêque de Liège en 1337 concernant les notaires de son officialité, mais visant également les notaires publics. Est-ce le signe du succès aléatoire de cette mesure qu’elle a dû être répétée en 1343, 1405, 1445 et 148783 ? On a plutôt l’impression que le contrôle social sur les notaires était assez rigoureux. En 1318 un notaire, qui avait proféré des calomnies contre les chapelains du chapitre Saint-Donatien de Bruges, a été frappé d’une amende de pèlerinage et condamné à l’assistance en manteau noir à toutes les messes d’une journée84. En 1415, les doyen et chapitre de Sainte-Gudule, à Bruxelles, condamnèrent très sévèrement un de leurs confrères, le prêtre et petit chanoine Jean Lievens, notaire public, qui avait aidé à contrefaire le seing manuel du secrétaire de la ville. Lievens serait exposé, durant trois dimanches consécutifs, au pied de la tour de l’église, avec une inscription sur la tête, rappelant en grandes lettres son forfait ; ensuite, il serait enfermé pendant deux ans, après quoi il serait banni du territoire diocésain et du duché de Brabant85.
[p. 71] Si les abus dépassent les bornes, on retire l’investiture. Les empereurs ont dû introduire un contrôle de la validité de l’investiture. En 1454 Frédéric III a donné mission à son secrétaire, le comte palatin Jean Trogsesse, d’enregistrer et de contrôler tous les notaires impériaux et d’écarter les incapables et les faussaires, notamment ceux qui avaient été investi par des délégués (des vice-comtes palatins) qui n’en avaient jamais reçu légalement l’autorité. On connaît mal son périple en Allemagne, sauf qu’il a pu éliminer un certain nombre de notaires non autorisés à Hildesheim86. On connaît mieux l’enquête de Trogsesse dans l’évêché d’Utrecht en 1455. Il y a examiné quinze notaires impériaux, dont treize avaient été nommés par un de ces comtes palatins non autorisés, Jean d’Arkingen. Trogsesse a finalement confirmé les quinze notaires dans leur fonction, mais après qu’ils aient reconnu l’autorité du délégué impérial en mettant leur seing notarial sur le procès-verbal de l’enquête87.
Conclusion
Le notariat dans les anciens Pays-Bas est caractérisé par son importation (d’Italie) assez tardive (en 1269), à cause de l’existence de systèmes concurrentiels sur place. Son arrivée coïncide avec la résidence permanente à Bruges de marchands italiens. Il allait de pair avec l’introduction d’Italie d’innovations techniques dans le domaine des finances.
Il faut cependant tenir compte d’une préhistoire, sous forme d’un intérêt grandissant pour le droit romain, dès le milieu du 13e siècle dans le milieu des officialités.
Les notaires publics n’ont jamais monopolisé le terrain dans les anciens Pays-Bas. Ils ont du être actifs sur un marché libre de la confection d’actes, en compétition difficile avec les échevins urbains. Leur succès n’a été convaincant que dans les villes à vocation cosmopolite, Bruges de la fin du 13e jusqu’à la fin du 15e siècle, Anvers au 16e siècle. Un certain protectionnisme de la part des échevins y a changé le marché libre de la production d’instruments en un marché assez réglementé.