Miroir des classiques Frédéric Duval |
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Le miroir des classiques a l'ambition de recenser les traductions des « classiques » faites en français, continental ou insulaire, en occitan et en francoprovençal au Moyen Âge. Il est donc important, s'agissant de traductions, de définir le corpus des textes sources et celui des textes cibles.
Joachim Leeker, dans une synthèse appuyée sur des citations d’œuvres médiévales et une abondante bibliographie, a tenté d’expliquer la vénération médiévale pour l’Antiquité en six volets : réinterprétations chrétiennes de certains aspects de la philosophie et de la mythologie ; périodisations de l’histoire du Salut ; l’Antiquité dans le cadre de la tradition ; reflets littéraires d’une légitimation politique ; l’idée de l’Empire et les légendes d’une origine troyenne ; l’Antiquité comme réservoir de comportements modèles ; l’Antiquité comme matière littéraire.
Frédéric Duval a de son côté fait le point lexicographique sur la question : examen des lexèmes (latin classique, latin médiéval, ancien et moyen français) référant à ce que l'époque contemporaine nomme « Antiquité » ; catégorisation des « anciens » convoqués dans les textes médiévaux (ils proviennent principalement de l'Écriture sainte et de l'héritage gréco-romain) ; lexèmes et syntagmes susceptibles de correspondre au concept moderne d'Antiquité.
En la situant dans le cadre plus large d'une vénération des anciens, la notion de « classique » peut être opérationnelle pour le Moyen Âge si on la fonde principalement sur une opposition d'ordre religieux entre auteur ou texte païen et auteur ou texte chrétien, à l'exemple de la distinction faite par saint Jérôme dans sa lettre à Julia Eustochium :
« Quae enim communicatio luci ad tenebras ? qui consensus Christo et Belial ? quid facit cum psalterio Horatius ? cum evangeliis Maro ? cum apostolo Cicero ? […] simul bibere non debemus calicem Christi et calicem daemoniorum »1
On rappellera, en contrepoint de cette défiance affichée pour les auteurs païens, la place qu'occupe la morale antique dans l'instruction médiévale. La possibilité qu'ils offraient d'une lecture chrétienne plus que la perception de leur altérité a fondé le succès médiéval d'un certain nombre de philosophes de l'Antiquité.
Les auteurs de l'Antiquité gréco-romaine forment une partie bien individualisée au sein d'un corpus plus vaste d'auctoritates. Dans le Libellus totius operis apologeticus, Vincent de Beauvais hiérarchise les auctoritates sur trois niveaux. Les docteurs de l'église occupent la plus haute place, suivis des autres docteurs, « prudentes quidem et catholici ». Viennent ensuite les auteurs païens :
« Tertium autem et infimum tenent gradum philosophi doctoresque gentilium. Nam, etsi catholice fidei veritatem ignoraverunt, mira tamen et preclara quedam dixerunt de Creatore et creaturis, de virtutibus quoque et viciis, que et fide catholica et ratione humana manifeste probantur esse vera »3
L'existence d'un corpus classique cohérent et bien établi dès le haut Moyen Âge est confirmé par le grand nombre des florilèges classiques :
Ainsi que par la présence des auteurs classiques dans le canon des textes étudiés dans le cadre du trivium médiéval :
Utiliser la notion de « classique » oblige néanmoins à établir une limite chronologique. 529 est la date de fermeture de l'Académie de Platon par Justinien et celle de la fondation de la communauté du Mont-Cassin par saint Benoît. Boèce, qui avait l'intention de traduire les œuvres complètes de Platon et d'Aristote pour les rendre accessibles à l'Occident latin, est mort en 524. Ces dates (524-529) marquent symboliquement la fin d'une tradition et le début d'une autre. Émerge alors, avec la conscience du passage à des temps nouveaux, la nécessité d'une synthèse des connaissances : l’élaboration du Corpus juris civilis (528-534) peut être interprétée comme le parallèle juridique du projet non abouti de synthèse philosophique par Boèce. Sont donc définis dans le Miroir des classiques comme « classiques » les auteurs et les textes païens antérieurs à la seconde moitié du VIe siècle : nous avons ainsi exclu, comme Jacques Monfrin, la Cité de Dieu même si, dans la traduction qu'il en a faite pour Charles V, Raoul de Presles a commenté les dix premiers livres comme s'il s'était agi d'un texte historique, en en gommant les aspects polémiques et apologétiques. En revanche, nous avons inclus, contrairement à Jacques Monfrin, la Consolation de Philosophie et le Corpus juris civilis de Justinien. Si en effet Boèce est rangé parmi les auteurs patristiques dans nombre d'histoires de la littérature latine, la qualité de penseur chrétien lui fut parfois contestée au Moyen Âge, plusieurs commentateurs carolingiens ayant jugé la Consolation dangereuse pour la foi, car son texte reflète plus la philosophie et la mythologie antique que la foi chrétienne4. Quant au Corpus juris civilis, s’il est compilé dans un empire chrétien, il repose largement sur le droit classique.
Notre point de vue étant celui du Moyen Âge, nous avons inclus systématiquement, contrairement à Jacques Monfrin, les textes apocryphes, même s'ils sont quelquefois postérieurs au VIe siècle et explicitement chrétiens. Le De vetula que la critique moderne attribue à Richard de Fournival (XIIIe siècle) est un poème en trois chants dans lequel Ovide est censé raconter un épisode de sa vie amoureuse: il a été attribué par le Moyen Âge à Ovide et comme tel il a été traduit en français par Jean Le Fèvre en 1376. De même le traité de morale du moine Martin de Braga (510-519) intitulé Formula honestae vitae est attribué par le Moyen Âge à Sénèque et a été traduit trois fois du XIIIe au XVe siècle. Jean-Yves Tilliette a consacré à ces textes une rapide mais judicieuse synthèse dans le Dictionnaire du Moyen Âge5 et l'anthologie de Paul Lehmann en donne un échantillonnage centré sur Ovide :
Si nous avons retenu les apocryphes, nous avons en revanche éliminé les textes qui, entre le Xe et le XIIe siècles, ont cherché à remplacer les classiques jugés dangereux pour l'orthodoxie de la foi. Imités des classiques latins, ces textes se sont imposés dans les manuels scolaires à côté d'authentiques textes de l'Antiquité. Certains, comme l'Egloga Theoduli (Xe siècle), ont pu faire alors l'objet de traductions6 ; ils sont en tout cas situés au même niveau d'autorité que les textes de l'Antiquité. L'accesssus de Bernard d'Utrecht présente Théodule comme un auteur chrétien de l'Antiquité :
« Vita igitur Theoduli hac est. Parentibus non infimis et christianis editus puer in Italia, adultus in Grecia studuit. Eruditus igitur in utraque lingua cum esset Athenis, gentiles cum fidelibus altercantes audivit, quorum colligens rationes reversus in allegoricam contulit eglogam, quam morte preventus non emendavit »7
On sait que toutes les sources grecques n'ont été connues des traducteurs français qu'à travers des versions latines. L'histoire des traductions et de la culture étant notre principal point de vue, les auteurs grecs figurent dans le Miroir des classiques sur le même plan que les auteurs latins. On verra sur les problèmes que pose cette double traduction, du point de vue des procédés de traduction et de la langue des traducteurs, les travaux de Pieter de Leemans et de Michèle Goyens, en particulier :
1 Saint Jérôme. Lettres, t. I, éd. et trad. J. Labourt, Paris, 1949, Epistula ad Eustochium XXII, 29 p. 144 (Collection des universités de France).
2 Everard de Kirkham est, vers le milieu du XIIIe siècle, l'un des premiers traducteurs des Disticha Catonis: Maître Elie's Überarbeitung der ältesten französischen Übertragung von Ovid's Ars Amatoria, herausgegeben von H. Kühne und E. Stengel nebst Elie's de Wincestre, eines Anonymus und Everarts Übertragungen der Disticha Catonis herausgegeben von E. Stengel, Marburg, 1886, p. 111-119.
3 Serge Lusignan, Préface au Speculum maius de Vincent de Beauvais: réfraction et diffraction, Montréal, Paris, 1979 (Cahiers d'études médiévales, 5), p. 126-127.
4 Sur Boèce, voir un point récent dans Boèce ou la chaine des savoirs. Actes du colloque international de la fondation Singer-Polignac (Paris, 8-12 juin 1999) édités pr Alain Galonnier, Louvain, 2003, particuliérement Umberto Todini, « Boezio più pagano di Lucrezio ? », p. 23-31.
5 Jean-Yves Tilliette « Imitation des classiques », dans Dictionnaire du Moyen Âge sous la direction de Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink, Paris, 2002, p. 298-300.
6 L'Egloga Theoduli a été traduite en français par Jean Le Fèvre. Voir Geneviève Hasenohr, « Tradition du texte et tradition de l’image. À propos d’un programme d’illustration du Theodelet », dans Miscellanea codicologica F. Masai dicat 1979, ediderunt Pierre Cockshaw, Monique-Cécile Garand et Pierre Jodogne, 1979, p. 451-467.
7Accessus ad Auctores. Bernard d'Utrecht. Conrad d'Hirsau. Dialogus super auctores, édition entièrement revue et augmentée par R. B. G. Huygens, Leiden, 1970, p. 59-60. Voir sur la composition du texte, R. P. H. Green, « The Genesis of a Medieval Textbook : the Models and Sources of the Egloga Theoduli », dans Viator, t. 13, 1982, p. 49-106.