Les formulaires mérovingiens et carolingiens
Quelques réflexions
tardives
Résumé
Les formulaires francs présentent d’importants problèmes méthodologiques, en partie aggravés par une historiographie qui a eu longtemps tendance à les analyser moins pour eux-mêmes qu’en tant que reliques d’actes perdus. Une étude centrée non sur la reconstitution d’un Urtext, mais sur les manuscrits eux-mêmes, montre des collections très fluides, en état de recomposition permanente. Pratiquement toutes les sociétés du haut Moyen Âge ont utilisé des modèles de rédaction, ne serait-ce qu’en s'inspirant d'actes plus anciens ; mais le formulaire sous forme de livre est un phénomène beaucoup plus rare, qui atteint son apogée à l’époque carolingienne. On peut y voir le résultat de la croissance notable de certaines institutions religieuses, et donc du besoin de former de nouveaux scribes, mais aussi le signe d’un enthousiasme particulier pour la norme, quelle que soit son origine précise, en tant que moyen de participer à un certain discours culturel. Les scribes les plus ambitieux à cet égard pouvaient parfois se trouver face à des modèles assez bizarres, ce qui pourrait expliquer la présence de formules apparemment inutilisables ou atypiques dans certaines collections.
Comme je ne peux, en toute honnêteté, prétendre avoir réfléchi sérieusement au sujet des formules et des formulaires depuis maintenant six ans (c’est-à-dire depuis la publication de ma thèse, qui, elle, leur était entièrement consacrée), il m’a semblé que ce que je pourrais faire de plus utile serait de résumer très brièvement les points essentiels de mon livre, et en même temps de dire ce que je ferais ou dirais différemment maintenant que j’ai eu le luxe d’un peu de recul1. Ce chapitre, dans un sens, ressemblera donc plus à une postface qu’à une contribution vraiment nouvelle, et je ne peux que l’admettre et m’en excuser d’emblée.
I. Dater les actes et dater les formules
Une chose qui me semblait particulièrement importante alors, et me paraît toujours l’être à présent, c’est la nécessité de dégager l’étude des formulaires de celle des actes eux-mêmes. Du point de vue de la forme, c’est une position qui pourrait paraître soit évidente (personne ne les confond), soit au contraire un tant soit peu perverse : si l’on ne s’intéresse pas aux actes, on a peu de chances de s’intéresser aux formulaires, donc ces sujets sont profondément liés, et l’on ne voit pas pourquoi il faudrait introduire un divorce là où tout le monde s’entend bien ; du reste les scribes du haut Moyen Âge eux-mêmes ne faisaient pas de distinction bien claire, désignant indifféremment avec les mêmes termes les actes et les modèles : les uns comme les autres étaient tout bonnement des cartae. C’est plutôt du point de vue méthodologique qu’il est utile de s’attarder sur cette distinction, parce que, pour poursuivre la métaphore matrimoniale, il s’agit ici d’un mariage inégal, du moins en ce qui concerne l’historiographie – et l’on n’en est que plus reconnaissant aux organisateurs de ce congrès d’essayer de rétablir un peu l’équilibre.
Pourquoi un mariage inégal ? D’abord parce que, si on les prend ensemble, il faut avouer que la comparaison n’est pas flatteuse pour les formules. Pas de dates, pas de noms propres, presque pas de noms de lieu : les scribes qui transformaient leurs actes en modèles en en ôtant tous les détails liés à la transaction d’origine ont, malheureusement pour nous, un peu trop bien fait leur travail. Les actes ont ici un avantage très net, et l’on ne peut vraiment reprocher à un historien de préférer une source contenant de telles informations à une source qui fait de son mieux pour nous les dérober. Cette absence de détails est déjà assez frustrante pour chaque texte pris individuellement, mais elle a aussi des conséquences graves pour la cumulativité des données ; il devient simplement impossible de recréer le tableau d’une société que l’on peut parfois construire à partir des actes, en les reliant les uns aux autres, et en extrayant de ce dialogue entre textes les conflits d’intérêt, les jeux de pouvoir, et tout ce qu’ils peuvent contenir de non-dit ou d’à peine dit, mais que tout le monde savait : en somme leur contexte social et politique. Les formules, elles, se parlent à peine : chacune se tient seule, et il est extrêmement rare que l’une d’elles, manquant elle-même de contexte la plupart du temps, puisse contribuer à expliquer bien précisément le contexte d’une autre. On voit mal Georges Duby écrivant La société mâconnaise à partir de formules2.
Mais au fond, là où l’amalgame plus ou moins inconscient entre actes et formules a fait le plus de dommage et créé le plus d’inutiles difficultés, ce n’est pas dans l’exposition du problème, assez évident, mais dans le type de solutions proposées. La part du lion des discussions ayant eu trait aux formules, depuis la fin du xixe siècle, n’a en effet pas vraiment concerné ces modèles pour eux-mêmes, mais plus exactement leur sources : c’est-à-dire, les documents disparus sur lesquels ils auraient été fondés3. La tendance générale à été de lire ces textes non simplement en tant que formules, mais en tant que fantômes d’actes réels – et c’est une tendance que l’on peut d’autant mieux comprendre et excuser que ces actes réels nous font souvent si cruellement défaut, surtout pour la période mérovingienne, celle des plus anciens formulaires, et ceux qui ont été par conséquent privilégiés par l’historiographie.
L’essentiel de la discussion s’est en effet attaché à déterminer envers et contre tout la date et le lieu d’origine des documents de départ qui auraient servi pour chaque collection de modèles – tâche ingrate s’il en est, les scribes ayant fait de leur mieux pour brouiller les pistes. Les dates proposées par Karl Zeumer, l’éditeur principal de ces textes, sont en fait le résultat d’échafaudages logiques étonnamment fragiles, et reposent le plus souvent sur de minuscules bribes d’information tirées d’un ou deux textes, et étendues tacitement à toutes les autres pièces de la compilation : ici un détail ayant échappé à l’esprit de généralisation du scribe ; là une identification, souvent pas très ferme, du texte d’une formule avec celui d’un acte conservé (l’essentiel de ces identifications concernant d’ailleurs malheureusement des actes depuis reconnus comme faux ou interpolés, et donc fondés sur la formule plutôt que l’inverse)4.
Cette manière de procéder repose sur un parti-pris, celui de prêter à chaque collection de formules, dans sa première rédaction, un haut degré de cohérence interne. Au fond, l’axiome non explicité de Zeumer, et donc le point de départ de la plupart des discussions, c’est qu’un recueil de formules ne devait contenir en principe que des modèles fondés sur des documents récents et tous issus du même contexte géographique. Or c’est là un a priori fort discutable, étant donné qu’il s’agit, après tout, de textes choisis, recopiés et retravaillés, quelle que soit leur ancienneté, par des scribes, sur une période de plusieurs siècles. Il n’y a pas de raison de penser que le compilateur d’origine d’une collection se serait imposé d’aussi strictes limites dans sa propre sélection de sources, ce qui supposerait qu’il aurait envisagé son travail d’une manière profondément différente de celle des scribes ultérieurs. Une impression de cohérence interne pourrait à première vue sembler ressortir de l’édition des MGH, mais elle constitue en fait seulement le résultat, et non une justification, de ce parti-pris : en effet, quand le contenu d’une collection ne semblait pas cohérent, par exemple quand des indications de dates dans deux ou plusieurs de ses textes étaient contradictoires, Zeumer considérait qu’il s’agissait en fait de deux collections plus anciennes amalgamées en une nouvelle, et les présentait donc séparément ou créait des césures pour les distinguer. Les collections telles qu’elles se trouvent imprimées dans l’édition des MGH suivent ces regroupements théoriques plus que l’état des manuscrits, et donnent donc de ces derniers une impression très tendancieuse, comme le sait bien quiconque aura essayé de comparer édition et témoins manuscrits, et aura été surpris du résultat5.
Il n’y a donc pas à s’étonner que, par cette méthode, on en arrive effectivement à des recueils de formules d’une remarquable cohérence interne : elle est due au fait que presque toutes les collections de l’édition des MGH ont été accouchées au forceps. Le travail titanesque de Zeumer, et les efforts qu’il fit pour en arriver à des collections qui justement avaient si peu à voir avec leurs témoins manuscrits, étaient animés par l’espoir de pouvoir rendre les formules analysables selon la même logique que les documents d’archives : c’est-à-dire leur restituer leur valeur d’information locale et délimitée dans le temps. Or c’est là un espoir qui ne peut mener en fin de compte qu’à la déception et à l’amertume. Car justement, quand on regarde les témoins manuscrits, ce qu’il y a de plus frappant, c’est le mélange constant, presque étourdissant, de l’ancien et du nouveau.
II. Auteur ou scribe, Urtext ou manuscrit
Les formulaires, en effet, même quand il s’agit de collections traitées de nos jours comme si elles avaient eu un statut plus ou moins canonique (tel Marculf), sont extrêmement instables dans la tradition manuscrite : il y a en fait à peu près autant de collections différentes qu’il y a de manuscrits6. Ces collections étaient transmises sur la longue durée, et voyageaient souvent aussi loin dans l’espace que dans le temps, se subdivisant et se développant au fur et à mesure. Pratiquement chaque scribe semble avoir puisé dans des sources éparses pour parvenir à constituer le produit final le plus utile à lui-même ou à sa communauté : il pouvait choisir des textes qui se trouvaient déjà sous forme de modèles, pris dans une ou parfois plusieurs collections préexistantes ; ou il pouvait choisir des actes, soit rédigés par lui-même et dont il était spécialement fier, soit plus anciens et provenant du fonds d’archives de son institution, et les transformer en formules nouvelles (dans ce cas Zeumer le considérerait non comme un scribe, mais comme un « auteur » de formule : on voit à quel point la distinction est difficile à établir). Il pouvait même aller chercher plus loin, par exemple dans des collections épistolaires, ou ailleurs encore : la Collectio Flaviniacensis est particulièrement excentrique à cet égard, en ceci qu’elle contient une correspondance entre l’empereur Constantin et diverses personnes, dont sa mère, extraite de l’Historia tripartita7.
Ce processus de sélection et d’accrétion, si continu et si irrégulier, signifie qu’un formulaire n’était jamais réellement fini, et demeurait, tant que son contenu semblait utile, un chantier ouvert. Cela signifie aussi qu’il est impossible d’être sûr du laps de temps écoulé entre, d’un côté, la date d’origine d’un acte utilisé comme source dans une formule, et, de l’autre, le moment où un scribe avait choisi d’en faire un modèle ; et encore, par conséquent, qu’une formule ne peut pas non plus nous donner d’information solide sur la date d’origine de sa voisine dans un manuscrit, ni sur la date où cette dernière avait elle-même fait la transition de l’acte au modèle. Tout cela laisse l’essentiel de nos textes sans aucune date fixe : tout au plus des termini post et ante quos, souvent extrêmement vagues. Il n’est donc pas seulement difficile d’analyser les formules en tant qu’ensembles d’actes, ni même d’ersatz d’actes : c’est strictement infaisable. Elles sont, en somme, encore plus compliquées, encore plus impossibles à dater, encore plus déracinées, bref encore plus frustrantes qu’elles ne le semblent à première vue.
J’avoue maintenant que j’ai peut-être été un peu dure (comme on l’est souvent quand on débute) dans ma condamnation de certaines datations proposées par Zeumer et par d’autres, et que les identifications de lieux sont souvent plus convaincantes, reposant plus fréquemment sur des références répétées dans plusieurs formules au sein d’une même collection. Mais au fond, ce que je voulais dire, c’était non que tout le monde avait eu tort dans tous les détails, mais que cette approche en elle-même limitait ce que l’on pouvait tirer de ces textes : quel que soit le degré de vraisemblance des dates et des lieux d’origine proposés (et je persiste à le trouver la plupart du temps très bas), on manquerait toujours l’essentiel de l’histoire d’un formulaire en en restant là. Si les collections de Zeumer présentent tant de problèmes aux historiens, c’est justement parce qu’une grande partie de ses efforts, en raison de la tradition lachmanienne dans laquelle il travaillait, avait pour but ultime d’éliminer les interventions plus tardives, et donc par définition néfastes, des scribes des manuscrits dans lesquels ces textes nous sont parvenus, pour en arriver à quelque chose de plus proche d’un Urtext. C’est cet Urtext auquel il est impossible d’attribuer un contexte historique plausible, et qui rend donc ces textes si rétifs à toute analyse. Les manuscrits, par contre, quand on les considère comme objets d’analyse en eux-mêmes, et non comme un simple moyen de parvenir à un autre objet d’analyse (le texte idéal), peuvent nous permettre d’aller plus loin.
III. Demande et diffusion : le moment carolingien
Qu’est-ce que les manuscrits peuvent donc nous apprendre? D’abord, qu’il serait difficile de caractériser même un seul de ces recueils comme un produit officiel. Tout semble indiquer que ces manuscrits et ces collections étaient le résultat d’initiatives privées : il s’agit, sinon d’objets personnels, du moins d’objets adaptés à l’usage d’une communauté particulière (et il s’agit ici inévitablement de communautés ecclésiastiques ou monastiques, puisque les recueils utilisés par les notaires laïcs, s’il y en eut, auraient eu des chances de survie pratiquement nulles). Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’il s’agisse d’initiatives privées, étant donné que tel semble aussi être le cas de textes pour lesquels l’absence apparente de contrôle de la part du pouvoir central pose des questions autrement plus délicates : je pense ici aux manuscrits de lois et de capitulaires, qui d’ailleurs contiennent souvent aussi des formules8. Mais dans le cas des formulaires, et malgré la présence de diplômes royaux dans bon nombre d’entre eux, l’absence de relations avec le pouvoir central semble encore plus nette, en ce sens que l’on ne peut trouver aucune indication solide liant la compilation de ces collections à qui que ce soit ayant eu des rapports bien attestés avec la chancellerie du palais. La seule exception, le recueil des formules dites « impériales », ne fait que confirmer la règle, puisque, de toutes les collections, c’est elle qui ressemble le plus à une série de notes à usage personnel (en notes tironiennes et souvent dans les marges d’autres textes tout aussi rares et éclectiques), et celle dont les formules ont une des traditions manuscrites les plus restreintes : sans doute a-t-elle effectivement été compilée par un notaire de la chancellerie de Louis le Pieux (il n’y a pas de raison d’en douter), mais manifestement pas dans une optique de diffusion officielle9.
Malgré cela, force est de constater que l’époque carolingienne a marqué un énorme saut quantitatif, ici comme en tant d’autres domaines, d’une part dans le nombre de manuscrits préservant le texte des formulaires les plus anciens, sans lesquels pratiquement aucun ne serait parvenu jusqu’à nous, et, d’autre part, dans le nombre de formulaires nouvellement constitués10. Pourquoi cette intensification ? Pourquoi tant d’institutions, scriptoria ecclésiastiques ou monastiques, choisirent-elles si souvent, précisément au ixe siècle, de faire ou de se faire faire un formulaire – surtout si tous étaient en fin de compte le produit d’une initiative privée, vu le manque notable de tout signe d’encouragement ou d’intérêt pour ces questions de la part du pouvoir central ? Autrement dit, comment expliquer une telle convergence dans la demande à cette époque ? Est-ce là une différence seulement quantitative, ou est-elle aussi qualitative ?
Pour commencer à répondre à ces questions, il faut d’abord garder à l’esprit que les formulaires, tels qu’on les trouve dans les manuscrits d’époque carolingienne, sont loin d’être la seule manière de conserver ou de donner accès à des modèles documentaires : c’est seulement celle qui a le plus de chances de laisser des traces encore détectables mille ans plus tard. On ne trouve, par exemple, aucun formulaire en Italie pour cette époque (mis à part le Liber diurnus, qui est un cas un peu spécial, comme tout ce qui touche aux papes11) ; mais on pourrait difficilement imaginer, étant donné le volume de documents produits en Italie, que chaque document ait été produit ex nihilo, sans recours à des modèles, appliqués de mémoire ou tirés du fonds documentaire déjà existant du monastère ou de l’église en cause. Des modèles rassemblés sous forme de formulaire-livre de type franc, avec une table des matières et copiés les uns après les autres dans un manuscrit durable et une écriture aisément maîtrisable, auraient certainement été plus faciles d’accès que des modèles qu’il fallait constamment aller chercher dans les archives ou parmi des brouillons, mais ils auraient aussi représenté un investissement de travail au départ beaucoup plus important : visiblement les scribes italiens ne furent pas du tout tentés de s’attaquer à cette tâche, et la qualité de leur travail n’en a manifestement pas été affectée. C’est d’ailleurs aussi ce qui semble s’être passé en France après l’essor carolingien des formules, quand tous ces formulaires auxquels on avait consacré tant d’efforts cessèrent complètement d’être recopiés : les cartulaires, qui eux avaient un bel avenir devant eux, se seraient d’ailleurs très bien prêtés à cet usage, et peut-être ont-ils pris la relève, comme l’a remarqué Laurent Morelle12.
Il faut souligner que même la constitution de recueils de modèles ne suffisait pas à en garantir la survie : on ne trouve pour ainsi dire aucun témoin manuscrit datant de l’époque mérovingienne, alors que plusieurs collections de formules étaient certainement déjà en circulation. Peut-être ne circulaient-elles pas sous forme de livres, mais de libelli moins bien conservables, ou de notes éparses ; quoi qu’il en soit, sans le moment carolingien dans l’histoire de ces textes, on n’aurait rien su de l’existence de Marculf.
On voit donc que la survie de modèles documentaires, sous quelque forme que ce soit, est un accident d’autant plus heureux qu’il est extrêmement rare, une fenêtre un instant ouverte puis rapidement refermée, nécessitant une exceptionnelle conjonction de circonstances – du moins si l’on rejette l’hypothèse d’une coordination par un pouvoir central, ce qui serait une lecture improbable de l’état des manuscrits, et aurait de toute façon représenté une entreprise largement au-dessus des forces du pouvoir carolingien. Faire un formulaire de telle manière qu’il ait des chances d’être conservé sur la longue durée était donc au fond une décision plutôt bizarre, et l’on ne peut que s’étonner d’autant plus qu’on en ait tant d’exemples manuscrits pour une période assez courte (la plupart datent de la fin du viiie à la moitié du xe siècle), et dans une zone géographique assez peu étendue (la grande majorité est issue de la moitié septentrionale de l’empire carolingien, au nord d’une ligne allant en gros de Tours à Salzbourg).
Il s’est donc passé quelque chose, dans ces lieux et à cette époque, qui mérite une explication allant au-delà des aléas de la conservation. Puisque j’ai déjà rejeté l’hypothèse de la contrainte, il ne peut s’agir que de facteurs ayant stimulé la demande de formulaires présentés sous forme de livres. Une hypothèse assez évidente serait le besoin de former un grand nombre de nouveaux scribes, à une cadence assez rapide pour justifier la compilation de manuels raisonnés. Cela correspondrait assez bien à l’expansion apparente des scriptoria en général à la même époque, surtout dans les régions du nord et de l’est de l’empire carolingien. Notons que c’est surtout dans le contexte d’une expansion soudaine du nombre de scribes à former que ces compilations auraient réellement présenté un avantage, et justifié le travail qu’elles représentaient : c’est surtout dans ces circonstances que les moyens les plus courants d’utiliser des modèles, comme la mémorisation par répétition ou la consultation d’archives au cas par cas, auraient risqué d’être insuffisants.
Le contenu des formulaires, tels qu’on les trouve dans les manuscrits carolingiens, témoigne aussi d’un intérêt pour les modèles documentaires allant bien au-delà des conventions diplomatiques locales (auxquelles on se serait restreint par d’autres méthodes, par exemple en n’utilisant que les archives de sa propre institution). On constate en effet beaucoup d’échanges de textes entre collections : bien que chaque formulaire dans les MGH ne corresponde, dans la plupart des cas, qu’à un nombre restreint de manuscrits, certains textes individuels se trouvent souvent dans un bien plus grand nombre de copies. Il y a donc des formules qui, quand on les considère indépendamment, ont connu un vrai succès de diffusion, allant au-delà de celui de l’ensemble de la collection particulière dans laquelle elles pouvaient avoir été insérées. Cela semble suggérer que les scribes, pour constituer leur propre collection, seraient souvent allés chercher des exemplaires venus d’ailleurs, visiblement sans se soucier outre mesure du fait que certains de ces modèles ne provenaient pas de leur propre Urkundenlandschaft : plutôt que de les cantonner à des collections, on pourrait caractériser plus justement les formules comme un ensemble fluide, assez largement partagé, et dans lequel un scribe pouvait aller puiser les modèles qu’il préférait13.
Ce choix, fait par nombre de scribes au même moment dans beaucoup d’endroits différents, pourrait s’expliquer en partie par le besoin de textes pour lesquels il n’existait pas encore d’exemples faits maison : par exemple pour des monastères récemment fondés, ou pour des monastères ayant tout juste commencé à prendre en charge la rédaction de documents pour la communauté laïque résidant dans les environs. Je n’envisage pas ici un remplacement total des scribes laïcs par des scribes ecclésiastiques, qui ne semble pas s’être produit à cette époque, mais seulement que certaines institutions religieuses auraient pu éprouver le besoin d’étendre leur domaine de compétence pour rédiger des actes et des lettres au service d’une clientèle plus variée – ce qui pourrait expliquer l’inclusion, parmi les formules dites de Merkel, d’une lettre d’amour réutilisable14.
De manière plus spéculative, on pourrait aussi citer la possibilité d’un rapport particulier à la norme. L’insistance du pouvoir carolingien sur la norme (dans un sens non d’homogénéisation, mais de volonté d’adhérer à des standards élevés, si divers soient-ils) a aussi pu jouer un rôle : la survie de ces formulaires pourrait être en partie le résultat indirect de l’établissement de liens plus étroits entre le central et le local caractérisant cette période, dans la mesure où une institution ecclésiastique aurait pu y trouver un motif supplémentaire de rechercher des modèles appropriés, en prévision de cas où elle pouvait avoir besoin de faire appel à la justice royale.
Car, si désordonnés que puissent nous sembler les formulaires de cette époque, c’est tout de même vraiment de norme qu’il s’agit : si on voulait les relier à un autre type de source, on pourrait opérer un rapprochement beaucoup plus approprié (du point de vue de la méthode plutôt que de celui de la forme) avec la législation, du moins celle de cette époque, plutôt qu’avec les actes réels. Je me hâte d’ajouter que je ne pense en aucun cas que l’on puisse considérer ces textes comme de la jurisprudence, puisqu’ils dictent la forme, pas la substance : ils sont assez modifiés et adaptés de manuscrit en manuscrit pour bien montrer qu’ils ne disent pas ce qu’il faut faire, mais la manière appropriée de dire ce que l’on a fait. Le respect de la forme d’un document à cette époque était d’ailleurs sans doute d’autant plus importante que son contenu « légal » semble avoir été relativement libre. Ce que l’on attendait avant tout des scribes, c’était la capacité d’exprimer toute transaction, aussi excentrique soit-elle par son contenu, de la manière la plus traditionnelle. L’utilisation d’un langage aussi proche que possible de celui d’actes antérieurs, dont la légitimité n’était pas en question, contribuait à insérer la nouvelle transaction dans un discours culturel déjà établi, ce qui était en soi une manière de renforcer sa validité. Maîtriser ce discours était l’une des fonctions essentielles des formulaires : leur usage ne marquait pas seulement le respect d’une norme existante, mais représentait aussi, à chaque réutilisation, une revendication de normalité. Le caractère expérimental et souvent conflictuel de bon nombre de dispositions concernant l’exploitation et la propriété foncière à l’époque carolingienne pourrait expliquer le recours croissant à un langage déjà consacré par la tradition, et par là moins susceptible de prêter à controverse.
En somme, donc, les formulaires constituent un répertoire plus qu’une règle. Mais le choix du répertoire est quand même révélateur. Le choix des textes, et leur processus de sélection et d’adaptation, ne nous disent pas qu’une action particulière a pris place à un moment et à un endroit précis, comme le font les actes, puisque rien ne nous permet de dire qu’une formule comprise dans un manuscrit a réellement servi : ce que les formulaires ont à nous dire, c’est plutôt quels textes étaient considérés comme assez utiles à l’avenir pour valoir la peine d’être copiés et recopiés. Un travail intensif de compilation suppose en effet la prévision d’un besoin récurrent.
Dans la plupart des cas, on serait en droit d’adopter une perspective assez optimiste sur le jugement des scribes. La raison pour laquelle il est si difficile de démontrer l’utilisation pratique d’un formulaire est que la grande majorité des documents inclus parmi ces modèles n’auraient eu aucune chance d’être préservés en tant qu’actes réels : c’est là une conséquence inévitable de ce qui précisément les rend si intéressants, c’est-à-dire l’inclusion de tant de textes n’ayant trait qu’aux affaires des laïques15. Quand il s’agit de modèles de documents qui avaient une bonne chance de survie en tant qu’actes réels, par contre, comme les dons de terres à une église, on en trouve très souvent des exemples dans les archives – même s’il est remarquablement difficile de montrer un lien indiscutable entre un acte et une formule, étant donnés le degré d’adaptation de la formule de départ requis pour prendre en compte les circonstances d’un nouvel acte, et le degré de liberté avec lequel les scribes traitaient ces modèles. C’est pourquoi l’usage des deux ou trois premières formules du livre II de Marculf est si bien attesté, alors que l’on serait bien en peine de trouver des exemples semblables pour le reste de sa collection16. Dans la plupart des cas, on peut donc donner aux scribes le bénéfice du doute, et admettre qu’ils étaient sans doute meilleurs juges que nous-mêmes de ce qui leur était utile.
Ce sur quoi je n’ai pas suffisamment insisté dans mon livre, ce sont les formules dont on a vraiment du mal à voir l’utilité comme modèles documentaires, même en admettant qu’elles auraient pu être modifiées considérablement durant la rédaction d’un nouvel acte ; celles dont on peut même douter qu’elles aient eu pour but de servir de modèles. Je pense ici, par exemple, à ces formules de diplômes royaux qui choquaient tant Zeumer par la légèreté avec laquelle elles traitaient la titulature normalement utilisée dans les diplômes réels. C’est le cas par exemple des cinq premières formules de la Collectio Sangallensis17. Travail d’amateur, documents « ficta et inutilia », estimait Zeumer18. Et il avait raison, dans un sens : ces textes n’auraient pas davantage plu à un vrai scribe de chancellerie royale. Il n’empêche qu’on les retrouve recopiés dans pas moins de quatre manuscrits, dont chacun élimine d’autres formules provenant du même ensemble, formules qui sembleraient a priori beaucoup plus plausibles. On pourrait d’ailleurs faire la même observation à propos du livre I de Marculf, souvent recopié mais en fait rarement mis à jour : qui donc aurait bien pu avoir besoin, au ixe siècle, de recopier des formules concernant le maire du palais ? Combien d’institutions, parmi celles qui prenaient tant de peine à recopier des modèles de diplômes, en auraient jamais eu réellement besoin ? Je n’ai pas assez insisté là-dessus, parce que l’un des arguments centraux de mon livre était que les scribes n’étaient pas du tout aussi bêtes que le pensait Zeumer.
Maintenant, avec plus de recul, je vois mieux que, sans pour autant être bêtes, tous les scribes ne maîtrisaient pas également les différents types de documents auxquels ils avaient affaire. Un scribe pouvait être un excellent juge de ce dont il aurait besoin dans le train-train de sa vie professionnelle et à des fins pratiques : on peut penser par exemple que la plupart avaient une idée assez juste de ce qui leur était utile pour régler les affaires habituelles de leur institution ou de ses voisins et dépendants laïcs, ou, entre autres, de la meilleure manière d’écrire une lettre à sa maman19, d’expliquer (pour un moine) son absence du monastère durant la visite d’un évêque20, ou (pour un évêque) de s’excuser de ne pouvoir venir à un synode21. Mais peut-être ont-ils aussi inclus des textes dont le but était précisément de dépasser ce train-train, pour s’imaginer appartenir à un monde dont ils n’avaient aucune expérience directe et dont ils se faisaient sans doute une idée un peu naïve – juste le temps de rêver d’une visite royale, ou d’un lien privilégié avec la chancellerie du roi. Ce type de rapport au pouvoir central, qui relève plus du vœu pieux que du lien concret, pourrait alors passer pour un signe assez frappant du succès qu’ont eu les rois carolingiens à s’inscrire dans l’imaginaire local. Peut-être s’agissait-il même là d’une question de statut : on peut bien comprendre pourquoi aucune institution, lorsqu’elle se projetait ainsi dans le futur, n’a voulu admettre qu’elle n’aurait jamais besoin d’un modèle pour une donation royale. Les formulaires, conçus comme livres durables destinés à servir dans le très long terme, étaient une façon pour une institution de prédire son propre avenir, et ce n’est pas là seulement une entreprise objective et pragmatique ; elle est colorée aussi d’espoir, de rêve, et d’une certaine idée qu’on se fait, à tort ou à raison, de ses propres mérites (chacun d’entre nous le sait sans doute par expérience).
Je maintiens donc toujours que les formulaires nous donnent un point de vue sans aucun équivalent à cette époque sur la mentalité des scribes, et sur la manière dont ceux-ci comprenaient leur travail ; mais peut-être aurais-je dû faire plus de place à ce qu’il pouvait y avoir d’un peu moins rationnel, et aussi de plus humain, dans cette disposition d’esprit.