Le formulaire comme programme de gouvernement
Sortie des troubles civils et refondation bourbonienne sous Henri IV (1589-1610)
À travers le ms. Bibl. nat. Fr., fr. 5809
Résumé
La faiblesse de l’attention portée aux écritures de chancellerie de l’époque moderne touche aussi l’étude des formulaires hérités de cette période. En France, en dépit d’une publicité donnée dès 1514 par l’imprimé au plus célèbre d’entre eux, Le Grand Stile et prothocolle de la chancellerie de France, des formulaires manuscrits n’ont jamais cessé d’être produits et compilés dans les entourages du chancelier, et surtout des secrétaires d’État. L’un d’entre eux, conservé à la Bibliothèque nationale de France (ms fr. 5809), garde la mémoire de 317 actes, pour l’essentiel datés entre 1596 et 1608, et dont un peu plus de 80 % sont des actes expédiés en Grande Chancellerie. L’auteur de ce recueil, qui restitue à merveille les enjeux et l’esprit du règne du premier roi Bourbon, Henri IV (1589-1610), pourrait être dû à Jacques Potier, un notaire et secrétaire du roi proche du futur chancelier Nicolas Brulart de Sillery et de sa famille.
Introduction
L’étude des formulaires de l’âge moderne en France est encore dans les limbes. Le propos peut s’appliquer, quoique avec un peu plus d’indulgence, à l’ensemble de la diplomatique des actes de cette période1. Cette désaffection peut surprendre, car il semble bien que le stock disponible pour la seule chancellerie royale française soit sans doute supérieur en quantité et surtout en diversité à celui dont on dispose pour l’époque médiévale. Hélène Michaud a ainsi relevé, dans une première tentative de pesée, vingt-trois recueils manuscrits pour le xvie siècle2. Les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, pour autant que l’on puisse d’ores et déjà le percevoir, ne sont pas davantage dépourvus d’exemples3. Un recensement, en préparation à l’École nationale des chartes, devrait offrir prochainement un profil de cette production sur la longue durée.
I. Formulaire et écritures royales au xvie siècle
Cette appréciation quantitative, qui aurait dû appeler les historiens à prêter plus d’attention à ce témoignage de l’activité des bureaux d’écriture de l’époque moderne, paraît contrebalancée par le constat d’une mutation qualitative du contenu de ces recueils. Le sentiment domine en effet que, depuis Odart Morchesne et le début du xvie siècle, la chancellerie royale aurait peu innové en matière de typologies d’actes et de formules. Or il n’y a pire eau que celle qui dort : derrière la sèche nomenclature des types d’actes se dissimulent souvent des infléchissements notables du discours des écritures officielles. Certes, l’imprimerie a pu jouer un rôle de fixateur néfaste à une juste perception de ces réalités. Vulgarisation des enseignements d’Odart Morchesne qu’il enrichit fortement, le Grant Stile et prothocolle de la chancellerie de France est édité une première fois en 1514 et réimprimé à plusieurs reprises4. Il convient d’y joindre des recueils d’actes royaux conçus en dehors de la chancellerie et pour des raisons très extérieures à la seule volonté de disposer de modèles d’écriture, qu’il s’agisse de publications polémiques d’actes royaux (Cérémonial françois de Théodore Godefroy, Libertés de l’Église gallicane de Pierre Dupuy)5 ou de collections d’actes rassemblés pour illustrer un secteur de la vie administrative6 ou fournir la matière essentielle de l’œuvre législative ou réglementaire d’un règne7.
À ce premier facteur ambivalent, tout à la fois porteur d’une diffusion inédite et synonyme d’une fossilisation du genre, il faut joindre un autre plus difficile à mesurer et plus délicat à manier pour l’historien : la conservation des archives centrales de la monarchie française. L’assèchement relativement brutal de la mémoire de la chancellerie après 1568 s’explique conjoncturellement par le retrait du chancelier Michel de L’Hospital, mais s’inscrit également dans un mouvement de fond où l’enregistrement dans les cours de justice est devenu de plus en plus systématique8. Il a sans doute provoqué en réaction un prolongement inédit, mais limité dans le temps, de la tradition du formulaire de chancellerie. L’institution, dans la seconde moitié du xviie siècle, de dépôts centraux plus stables et surtout plus nourris que le Trésor des chartes a en revanche peut-être contribué à remiser la confection des formulaires au rang des curiosités de secrétaires, voire de propédeutique formatrice de jeunes collaborateurs des ministres responsables des actes royaux9.
Les changements intervenus dans la préservation et la transmission des papiers de fonction des divers départements ministériels d’un titulaire à un autre n’auraient servi de rien s’ils ne s’étaient accompagnés d’une dépersonnalisation du service des commis et clercs aux écritures : ces derniers davantage liés, au fil du temps, à leur administration qu’au personnage qui en incarnait la direction assuraient l’essentiel de la stabilité documentaire, abaissant significativement le besoin de formulaires conçus spécifiquement pour des individus partiellement privés d’archives. L’évolution est acquise au plus tard durant le règne personnel de Louis XIV, même si elle semble plus claire à compter des années 175010.
En réalité, la vie du formulaire de chancellerie avait été affectée au cours du xvie siècle par une troisième évolution importante, celle qui avait vu la lente mais sûre métamorphose de quelques secrétaires proches du roi en secrétaires des commandements ou secrétaires d’État. En passant du statut d’exécutants de luxe à celui de chefs de départements ministériels, ils avaient acquis pour eux-mêmes et pour leurs clercs une autonomie d’action. Alors qu’au départ ils secondaient les services du chancelier dans la rédaction des actes royaux dont le souverain leur commandait la mise en forme et qu’ils contribuaient à valider de leur signature, ils finirent par inverser le rapport qui les unissait à la vénérable Grande Chancellerie. Ils devinrent bientôt les maîtres de l’acte royal, auquel le chancelier était prié d’apposer le grand sceau quand la forme diplomatique choisie le réclamait11.
II. Composition et pesée du ms. Bibl. nat. Fr. 5809
La genèse du formulaire dont il sera ici question relève de cette double origine – absence d’archives de chancellerie constituées, poids grandissant et autonomisation des secrétaires d’État –, le tout dans un contexte très particulier, à savoir celui de l’avènement d’une nouvelle dynastie au sortir de terribles guerres civiles. Le manuscrit Bibl. nat. Fr., fr. 5809 est entré assez tôt dans les collections royales, au début du xviiie siècle probablement, après un passage par la bibliothèque de l’érudit Étienne Baluze (1630-1718) dont on ne sait pas dans quelles conditions il l’acquit pour son propre compte et s’il y joignit d’autres volumes12. Contenant 223 feuillets de papier, cotés A-F, 1-120, 122-137, 139-225 – les cotes 121 et 138 ont été omises – il est entièrement écrit, à l’exception des feuillets E, 114, 116, 127 et 128 demeurés blancs. L’écriture est, pour une partie des pages, celle que l’on rencontre dans les documents de la fin du xvie siècle, et pour une autre part des interventions, du début du xviie siècle. En effet, le volume a été d’abord été entièrement conçu de manière uniforme avec des textes empruntés, entre autres, aux années 1596-1597 et suivis d’espaces, parfois importants et ménagés en blanc, qui ont été comblés dans un deuxième temps à l’aide de documents datés au plus tôt des années 1606-1608.
Le recueil comporte 317 actes. Ceux-ci se répartissent en deux grands ensembles, inégalement représentés : les documents de chancellerie proprement dits, qui nécessitent pour leur validation l’apposition du grand sceau, et les documents expédiés sous le régime de la signature, en combinaison ou non avec d’autres sceaux (sceau du secret). Les premiers sont au nombre de 262 (82,6 % du total) et se subdivisent à leur tour en trois groupes : les chartes ou grandes lettres patentes (75 actes, soit 23,5 %), les petites lettres patentes sur double queue (50, soit 15,8 %) et les petites lettres patentes sur simple queue (137, soit 43,2 %). Les seconds, un petit cinquième de l’ensemble (55, soit 17,4 %), sont un agrégat de plusieurs types parmi lesquels dominent les requêtes au roi et au Conseil (18), les lettres closes (15), les arrêts du Conseil (4), les lettres de retenue (4) et les brevets (4). La ventilation typologique du corpus fait donc la part belle aux actes de chancellerie, qui font sans conteste de ce recueil un héritier du genre mis à l’honneur par Morchesne et ses épigones. Elle paraît confirmer le jugement d’Hélène Michaud, qui considérait que les recueils manuscrits du temps de l’imprimé venaient en complément du Grant Stile13 : de fait, l’absence totale ou presque totale, à l’exception notable des mesures de pardon ou de rémission, des chartes portant des mesures individuelles, telles que naturalité, légitimation ou anoblissement, est là pour le confirmer alors que ces mêmes actes continuent d’être enregistrés avec régularité par les cours de justice, en particulier souveraines14. Ce constat mérite cependant d’être nuancé.
Tout d’abord, l’importance prise, dans le lot des lettres patentes sur simple queue, par les commissions de toute nature (23 soit 7,2 %, quand le formulaire de Morchesne en comptait à peine 4 %) reflète un effet direct de la pratique gouvernementale dont elle est une marque avérée d’un absolutisme administratif, et ce au moins depuis le règne de François Ier15. En effet, au-delà des actes qui prolongent la rédaction d’autres documents (règlements par exemple) en enjoignant au destinataire d’avoir à tenir la main à leur exécution16, les autres se suffisent à eux-mêmes et créent une action judiciaire et administrative autonome. Ils concernent principalement la fiscalité directe de la taille royale et l’application d’une décision judiciaire17. Mais l’essentiel des commissions retenues par le ou les rédacteur(s) du formulaire touche à la mission d’information, de « contrôle » ou de « recherche » des usurpations faites au détriment du domaine royal ou des finances royales ou municipales, jusqu’aux rumeurs de violences locales susceptibles de troubler l’ordre public18.
Ensuite, il faut noter la prise en compte relativement inédite des actes liés à l’activité du Conseil du roi, qu’il s’agisse des requêtes qui y sont portées, et qui servent de base de départ à la rédaction des arrêts qui en sont tirés en cas d’accord, ou des arrêts eux-mêmes. L’ensemble des acteurs de la société française a perçu l’intérêt de recourir à des procédures plus courtes, moins onéreuses et susceptibles de rompre le cours de la justice traditionnelle : du peintre hollandais de la ville d’Orléans désireux de revenir s’établir à Paris après un séjour en tant qu’ingénieur auprès de Philippe II d’Espagne, au comte de Matignon qui souhaite jouir du droit de nomination aux offices et aux bénéfices de sa vicomté de Carentan, en passant par la ville de Loches réclamant une diminution du droit de minage pour relancer l’activité commerçante19, tous se tournent vers un Conseil qui conquiert une place remarquable dans l’appareil d’État au cours de ces années de récupération après les guerres de Religion. Le Conseil peut ainsi se trouver au départ et à l’arrivée de la décision administrative, soit pour préparer la rédaction d’un édit de réforme de la justice, soit pour établir les conditions d’une concession de service public, soit encore pour suspendre le cours normal de la justice dans des domaines spécifiques20. La manifestation écrite de l’activité du Conseil est le signe d’une nouvelle pratique du pouvoir monarchique : la décision royale est alors fondue dans un collectif ministériel et administratif choisi par le souverain et éloigne de fait le chancelier d’un processus qu’il contrôlait davantage par le passé21.
La qualité des actes sélectionnés appelle un deuxième volet d’observations préliminaires. Les textes copiés ne sont pas anonymisés outre mesure. À de très rares exceptions près, ils sont donnés dans leur intégralité et ne sont pas accompagnés, là aussi sauf pour deux cas très précis22, de ces notas à visée généralisatrice qui faisaient la richesse pratique des variantes de Morchesne. Les noms des bénéficiaires ne disparaissent que rarement (moins de 5 % des actes concernés) et en tout cas le détail de leur affaire nous est restitué avec les précisions factuelles attendues. Quant aux formules elles-mêmes, seule la suscription est fortement abrégée, ainsi que les clauses finales dont les éléments essentiels sont maintenus pour guider le choix du rédacteur (« à tous presens », « à tous ceux », etc.). Seules les indications de datation font l’objet de l’abandon le plus fréquent : ce choix récurrent (mais non systématique donc), assorti de la présence de titres analytico-typologiques et d’une table placée en tête du volume, paraît inscrire le recueil dans le genre du formulaire.
Mais il est aisé de restituer plusieurs dates aux documents originaux ou enregistrés les plus faciles à repérer et nul doute que l’édition du recueil (en projet par l’auteur de ces lignes) soit l’occasion de dater avec précision la plus grande part des actes dont l’enregistrement était commandé dans des cours de justice qui ont, pour cette période, conservé leur registres ad hoc. Enfin, le ou les auteurs de ce recueil ont été parfois attentifs à retenir une approche synthétique plutôt qu’analytique, l’ensemble d’une procédure plutôt que des actes isolés. C’est ainsi qu’en plusieurs occurrences, des petits dossiers relatifs à des affaires précises sont illustrés par des typologies d’actes complémentaires d’un point de vue administratif23. Les proximités matérielles ont, parfois, valeur de rapprochement intellectuel audacieux, comme cette mise en parallèle de l’autorisation de prendre les armes contre les Espagnols en Franche-Comté et le pardon accordé pour des actes de piraterie en Méditerranée24. On dispose donc là aussi bien d’un stock de formules que d’un gisement de sources historiques pleinement utilisables.
III. Le reflet de l'actualité du règne
Le recueil lui-même se donne comme un résumé et un souvenir de l’action gouvernementale du premier roi Bourbon, Henri IV (1589-1610), par le choix des textes qui illustrent telle ou telle catégorie typologique de document. Choisir précisément, pour enseigner la rédaction des lettres d’érection de terres titrées, les lettres qui font de Gabrielle d’Estrées, la fameuse maîtresse de Henri IV, une duchesse de Beaufort n’est évidemment pas un hasard25. Il en va de même des textes symboliques de la sortie des troubles, comme la commission pour faire prêter serment aux habitants de Cambrai, moment décisif de la reconquête du nord du royaume à la fin de la guerre contre l’Espagne de Philippe II, qui prend la forme de lettres patentes scellées « sous le scel de notre secret, que voullons avoir pareille force et vertu que si c’estoit notre grand sceau »26 (fol. 140r-141r), ou encore la pension accordée à Pierre Libertat, viguier de Marseille, à qui Henri IV devait la réduction de cette même ville27.
De manière générale, la politique de pardon du roi à l’issue des troubles et pour pacifier dans les décennies 1590-1600 un royaume livré depuis longtemps à une explosion de violence28 est mise en avant. Alors que le formulaire de Morchesne ne contenait que 4 textes de rémission, le formulaire du règne de Henri IV en recueille 28 (soit 8,8 % du total). L’aspect éminemment narratif et variable de cette typologie n’avait cessé de se perfectionner au cours du xve siècle, où elle avait connu un développement notable29. Le siècle suivant, et en particulier les guerres de Religion, avait été l’occasion d’un accroissement de la violence dans la société dont la mise en forme diplomatique s’efforçait de restituer les causes et les effets30. Les textes d’abolition proprement dits étaient « les plus puissantes des lettres de clémence »31, puisque le souverain ne se contentait pas de remettre un crime mais l’annulait tout simplement. Si l’on suit le recueil du règne de Henri IV, ils s’appliquaient avant tout aux crimes commis, au moins officiellement, au nom d’intérêts politiques ou qui pouvaient passer pour tels à l’avenir. Peu nombreux, ils ouvrent le recueil : l’alphabet plaçait ainsi symboliquement l’ensemble du recueil sous le signe de l’oubli des faits passés que promouvait l’édit de Nantes (avril 1598). Ils ne s’appliquent que marginalement aux conséquences de la Ligue (1589-1598), qui avait vu une partie des catholiques français construire une opposition politique à la monarchie de Henri III puis de Henri IV. Ils sont signalés par un titre qui dissimule la clémence individuelle du roi et fait référence aux textes généraux organisant la réconciliation des sujets du roi de France, « declaration et descharge en consequence des eeditz de pacification », qui s’appliquait indifféremment à toutes les parties en présence32. Un seul texte fait explicitement mention des opposants au roi vainqueur : totalement anonymisé (« le sieur de etc. »), il est de fait érigé en une véritable catégorie d’actes qui donne le ton du début du règne, « Pardon pour un ligueur »33.
Même les types d’actes a priori les plus ordinaires sont tirés vers une actualité institutionnelle. Il en va ainsi des offices royaux. Aucune lettre patente de provision d’office, typologie des plus classiques de la chancellerie royale, n’est présente dans le recueil. En revanche, dans une période qui voit la vénalité officieuse devenir officielle avec l’instauration du droit annuel (paulette, décembre 1604)34, les types d’actes abondent qui montrent l’intense vie de l’office royal sous le premier roi Bourbon. On trouve naturellement les mesures individuelles de don – don par suite de forfaiture, de confirmation ou de maintenue35 – que l’on trouvait déjà chez Morchesne36. Mais la nouveauté réside dans les textes de portée générale, soit à destination d’un individu – déclaration de concession du droit de nomination aux offices extraordinaires du domaine de sa dot à la reine Marguerite de Valois37 –, soit portant une adresse universelle sous forme d’édits d’érection d’un type d’office nouveau, de créations d’offices supplémentaires, de désunion d’offices ou d’instauration de l’hérédité38.
Le recueil est attentif à souligner le volontarisme du règne en matière économique, exprimé à l’assemblée des notables de Rouen de 1596 et incarné par les figures de Barthélemy de Laffemas et de Sully39. Les invitations faites aux étrangers à investir et résider dans le royaume sont disponibles sous des formes diplomatiques variées, de la déclaration spéciale exemptant les habitants des Provinces-Unies du droit d’aubaine à l’édit concédant à tous les étrangers pareil privilège moyennant l’acquittement d’une taxe40. Les théories protectionnistes de rétention des métaux précieux et d’organisation de la production sous l’égide de la monarchie sont sensibles à travers des actes généraux aussi bien que par des mesures d’ordre individuel41. Ayant une visée probablement essentiellement pratique, le recueil n’omet pas enfin d’offrir à son lecteur des textes dont la vertu est moins l’exemplarité potentielle que, à l’inverse, la singularité historique, comme veiller à la diffusion et à la surveillance du commerce des plantes et des graines dans le diocèse de Nîmes42.
Enfin, le volume ainsi constitué offre un condensé de l’air du règne. Les exemples retenus pour des typologies ordinaires visent aussi à rappeler des personnalités ou des affaires célèbres du règne. L’exécution d’une gratification est illustrée par un acte intéressant le célèbre historiographe Pierre Palma-Cayet (1525-1610) tandis que l’un des rares actes de Henri III est l’occasion de rappeler que la fortune de Jacques Davy Du Perron (1556-1618), devenu cardinal par la grâce de Henri IV en 1604, débute en 1576 par sa retenue comme professeur de langues, mathématique et philosophie43. Quant aux rémissions, si certaines sont à l’évidence choisies pour la coloration originale du crime évoqué, d’autres rappellent aux praticiens du gouvernement des affaires qu’un public plus contemporain classerait volontiers à la rubrique people du temps, comme les rémissions accordées au fils du grand financier Sébastien Zamet et frère du dévot évêque de Langres, coupable d’avoir tué un adversaire en duel, ou à un conseiller au parlement de Grenoble, l’érudit Marc Vulson, qui avait tué sa femme et son amant après les avoir surpris « en conversation criminelle »44.
IV. Un auteur possible : le notaire et secrétaire du roi Jacques Potier
Qui est l’auteur de ce recueil ? Au-delà des éléments analytiques donnés plus haut, la réponse à cette question serait de nature à livrer le partage des responsabilités dans l’élaboration des écritures royales à l’époque de Henri IV, règne au cours duquel les secrétaires d’État acquièrent une véritable dimension ministérielle. Sa confection en deux temps (au moins) ne permet pas de trancher définitivement en faveur de l’hypothèse d’une unité de conception et de réalisation. Tout au moins peut-on noter que les actes datés avant 1600 sont tous contresignés par Nicolas de Neufville de Villeroy, secrétaire d’État depuis Charles IX. Par la suite, on trouve également des actes contresignés par les secrétaires d’État Antoine de Loménie (1606-1638)45, Louis Potier (1589-1622)46 et Martin Ruzé (1588-1613)47. Il paraît difficile, dès lors, d’attribuer, au moins pour le second apport de textes des années 1600, l’opération à un clerc ou officier attitré de tel ou tel secrétaire d’État.
Les seize mentions de noms de secrétaires du roi qui ont été ajoutées ça et là après le titre de certains actes ne sont pas une indication d’attribution, mais devraient au contraire servir à écarter de l’hypothèse les personnages précisément mentionnés à qui l’on a emprunté les « œuvres » pour les joindre au recueil. Enfin, la piste géographique de la concentration de certains actes autour de quelques provinces sur-représentées dans l’ensemble – la Provence (31 actes) et la généralité d’Orléans (31 actes) représentent à elles seules près de 20 % des documents rassemblés – n’est pas davantage une aide puisque l’on ignore encore la répartition exacte de la correspondance avec les provinces entre les secrétaires d’État de Henri IV.
Mais, sous réserve d’une meilleure identification des contreseings sur les originaux ou copies enregistrées des textes rassemblés, il en revanche possible d’avancer le nom d’un notaire et secrétaire du roi attaché de manière générique à la Grande Chancellerie. Le formulaire semble trahir en effet un de ces officiers dont le nom et les relations parcourent le volume avec assez d’insistance. Jacques Potier fut reçu dans un premier office de notaire et secrétaire du roi le 12 mars 1597, avant de le résigner le 30 janvier 1612 à Oudart Colbert – le grand-oncle du ministre de Louis XIV –, ce qui marque assez sa proximité avec les milieux d’affaires de la capitale48. Après qu’il eut à nouveau été reçu dans un second office de notaire et secrétaire du roi le 26 mai 161549, il fut l’un des membres du consortium de financiers chargé en 1622 de lotir les jardins de l’hôtel de la reine Marguerite sur le Pré-aux-Clercs au faubourg Saint-Germain50. Son intérêt pour la rédaction des actes royaux daterait donc de la première partie de sa vie professionnelle, avant qu’il ne participe, modérément toutefois, aux activités capitalistiques parisiennes51.
Plusieurs indices suggèrent de rattacher la confection du formulaire à Potier. Il est d’abord le principal personnage de plusieurs actes qui le concernent au premier chef et qui permettent d’en savoir davantage sur lui. Socialement, c’est un officier installé : une dispense de foi et hommage le décrit comme le seigneur par moitié de la terre de la Petite et de la Grande Plisse du château d’Ouarville (Eure-et-Loir)52. Son beau-frère Ravaud (ou Ravand) Asse, titulaire premier clerc au greffe criminel du parlement de Paris53, est apparenté, par les femmes, au défunt président du Grand Conseil Arnoul II Boucher, sr d’Orsay54. Il n’est pas impossible qu’il ait copié ou fait copier avec gourmandise ces lettres de chevalerie qui évoquent l’équivalence des diverses formes de service du roi qui justifient la noblesse :
Comme entre les subjectz et serviteurs des roys y ayt difference de qualitez, vacations, exercices, estans les ungs appellez pour le conseil et maniement d’affaires d’Estat, autres pour la justice et la police, les autres pour le faict des armes, conduite et direction de la guerre et autres choses necessaires tant pour le bien publicq que pour la personne du prince, tendans tous à une mesme fin qui est de satisfaire à leurs devoirs pour le contentement de leurd. prince (…).55
Le rôle de Jacques Potier dans la réduction de la ville d’Orléans à l’obéissance royale en 1594 est attesté56 : outre l’explication de son entrée dans les cercles proches du pouvoir, il suggère une origine orléanaise qui pourrait expliquer la prédilection du recueil pour des actes intéressant cette région57. Après 1597, Potier ne cesse de compléter sa charge initiale de notaire et secrétaire du roi : il obtient ainsi vers 1607 de pouvoir signer en finance et reçoit vers 1610 une charge de commensal en tant que secrétaire de la chambre du roi58. Mais ce qui fait le succès de Jacques Potier et a rendu probablement nécessaire la confection du présent recueil est la proximité qu’il semble entretenir avec la famille Brulart, et en particulier avec le garde des sceaux (1605-1607), puis chancelier (1607-1624) Nicolas Brulart de Sillery, dont un acte rappelle la protection qu’il lui accorde59. Au reste, on trouve dans le manuscrit des actes essentiels pour la carrière de son fils, Pierre Brulart de Puisieux, tels que la permission de signer toutes sortes d’expéditions, « soit d’Estat, finances ou de justice subjectes au sceau » sur résignation de son beau-père Nicolas de Neufville de Villeroy60. La trajectoire de Potier, entré à la Grande Chancellerie à la faveur des recompositions de clientèles et de la vénalité des dernières années du xvie siècle, puis passé au service proche de son chef, le chancelier, explique sans doute les caractéristiques principales d’un recueil à tant d’égards singulier.
Conclusion
Ce premier examen d’un recueil demeuré jusque-là relativement négligé des historiens, alors qu’il comporte de multiples éléments factuels de première importance, introduit aux arcanes d’une administration des écritures royales composite, encore liée génétiquement à la chancellerie, mais politiquement conduite par les secrétaires d’État au service d’une politique absolutiste décomplexée. Qu’un simple notaire et secrétaire du roi ait été capable de sentir, à travers l’élaboration de ce qui devait d’abord être un guide dans son activité professionnelle, qu’il y avait matière à cueillir l’esprit et les mutations politiques du temps, n’est pas le moindre des apports de la diplomatique des formulaires royaux à l’histoire de la construction de l’État à l’âge moderne.