[p. 131] La chancellerie pontificale et les centres ecclésiastiques de rédaction de chartes dans les anciens Pays-Bas méridionaux du XIe au XIIIe siècle
Dans tous les secteurs de la société chrétienne médiévale si hiérarchisée le bon exemple semble avoir été un phare et son imitation considérée comme une vertu, tandis que le scandale, c’est-à-dire le mauvais exemple, faisait l’objet d’une réprobation unanime. Copier, imiter, s’inspirer d’exemples reconnus universellement comme bons et valables était un procédé accepté et utilisé par tous les auteurs. C’était pour eux une manière de faire preuve d’humilité et le moyen le plus sûr d’asseoir leur autorité. On est donc en droit de s’attendre à ce que, aussi en matière de l’élaboration des actes juridiques par de plus en plus d’auteurs et d’instances différentes au cours du moyen âge, certains pôles d’attraction aient exercé une influence exemplaire considérable sur les instances satellites. Les chancelleries pontificale et impériale viennent en premier à l’esprit pour ce rôle de phare vers lequel les chancelleries inférieures plus tardives pouvaient se tourner pour s’inspirer de leur exemple. On pourrait émettre l’hypothèse qu’aussi bien les termes juridiques du dispositif et les références ecclésiologiques des parties protocolaires d’une part, que d’autre part les caractères esthétiques externes des documents rédigés par la curie romaine ont pu offrir aux chancelleries ecclésiastiques matière à inspiration. Pourtant, et aucun habitué des documents diplomatiques médiévaux ne nous contredira, il ne s’agira jamais dans les chancelleries inférieures de copier servilement des formules toutes faites, ni de composer des actes exactement de la même manière que leur modèle – même issu de la propre chancellerie – la créativité réellement artistique et le désir d’originalité des auteurs intellectuels des chartes et des scribes étant presque toujours le moteur de leur travail, chaque destinataire ayant droit à un produit individualisé. Le diplomatiste qui essaye d’identifier la provenance de documents (chancellerie de l’auteur ou de l’impétrant) est confronté sans cesse [p. 132] au problème des variations infinies que les rédacteurs d’actes font subir au formulaire.1
En ce qui concerne les Pays-Bas méridionaux qui nous occuperont ici, on constate que les plus anciens documents conservés dans les chartriers ecclésiastiques, épiscopaux et abbatiaux, sont souvent des bulles pontificales adressées aux évêques et aux abbés de monastères nouvellement créés. Même si ces documents pontificaux étaient le résultat d’une requête, éventuellement écrite, des destinataires, un privilège ou toute autre bulle devaient avoir aussi un effet esthétique (aussi bien au point de vue du langage que de celui des caractères externes) particulièrement vif sur les destinataires, qui à leur tour allaient devenir des auteurs d’actes juridiques. Les soins dont les destinataires entouraient ces documents pontificaux, souvent essentiels pour la survie des institutions nouvellement créées, démontrent l’importance presque sacrale qu’on leur accordait. Ainsi Laurent Morelle citait récemment une mention dans le Codex Lamberti de l’évêché d’Arras, où il est question d’une lettre de Pascal II conservée à la cathédrale Notre-Dame de Reims « in sacrario in locello aureo qui vulgo dicitur berceolum ».2 Cela semble bien indiquer, que non seulement on essayait de conserver ce genre de documents dans les meilleures conditions et avec le plus grand respect, mais qu’on était prêt aussi à en divulguer la teneur à titre d’exemple et à toutes fins utiles au profit d’un de ses suffragants. Le terme « exemplar » utilisé dans le Codex Lamberti pour caractériser la lettre pontificale indique probablement le caractère exemplaire que pouvait avoir ce genre de documents dans les archives d’une chancellerie. Le fait que ces documents pontificaux étaient souvent repris en tête des cartulaires monastiques confirme bien la valeur qu’on leur accordait.3
[p. 133] L’étude de l’impact des formules, de la terminologie et de l’écriture ou plus généralement de l’esthétique des documents pontificaux sur la diplomatique épiscopale et monastique des Pays-Bas méridionaux reste à faire. Jusqu’à présent c’est surtout l’influence curiale sur les caractères externes des actes qui a fait l’objet de recherches des diplomatistes belges. Nous n’avons pas la prétention de présenter ici les résultats d’une recherche accomplie sur l’ensemble des formules diplomatiques utilisées dans les scriptoria ecclésiastiques, nous nous contenterons de signaler quelques éléments qui pourraient défricher le terrain.
Un article d’Hubert Nélis, paru en 1924, peut servir de point de départ à une recherche sur la possible influence des traditions diplomatiques et paléographiques de la chancellerie pontificale sur les centres de rédaction de documents diplomatiques dans les anciens Pays-Bas aux 12e et 13e siècles.4 Dans cette étude pionnière à beaucoup de points de vue Nélis constate que « la minuscule de la chancellerie pontificale possédait des qualités d’exécution voulues pour provoquer dans le monde des scribes l’admiration la plus vive et le désir le plus irrésistible d’imitation » et encore que « dans beaucoup de bureaux d’écriture (il y avait) une constante et intelligente émulation pour rivaliser avec l’élégante calligraphie … romaine ».5 La période d’influence paléographique la plus intense des documents romains dans nos régions a été, selon lui, de 1125 à 1300 environ, et l’âge d’or de l’imitation de l’écriture pontificale la première moitié du 13e siècle.6 Nélis note toutefois que l’imitation de la minuscule curiale peut avoir été voulue, mais que l’évolution dans l’écriture diplomatique que l’on peut constater dans les Pays-Bas à cette époque peut tout aussi bien avoir été le résultat d’une évolution naturelle de la minuscule gothique, dont la curiale n’était qu’une variété locale.7 L’auteur voit dans l’écriture des chartes épiscopales de Cambrai dès la fin des années trente du 12e siècle et ensuite à Tournai et dans les abbayes, telles Afflighem (diocèse de Cambrai) et Parc (diocèse de Liège), des caractéristiques romaines. Il s’agit essentiellement de ligatures des lettres ct et st, de la forme des lettres s, g, m et n, des signes d’abréviation standardisés et de la régularité de composition graphique des chartes : [p. 134] e.a. l’usage des lettres majuscules au début des phrases essentielles, l’espacement régulier et harmonieux tant des phrases que des mots et l’ordonnance générale inspirée des bulles. Au 13e siècle, aussi bien les chancelleries territoriales laïques de l’actuel territoire de la Belgique que les chancelleries épiscopales et monastiques (comme centres les plus actifs d’imitation graphique) des diocèses de la Belgique seconde auraient toutes été touchées par l’influence des caractères paléographiques des documents pontificaux. Dans la seconde moitié du 13e siècle les innovations paléographiques venues de Rome appartenaient d’ailleurs au patrimoine commun des scribes latins.8
Les études de Jacques Stiennon sur l’écriture diplomatique dans le diocèse de Liège ont démontré que « les éléments régionalistes de l’écriture des chartes dans le diocèse de Liège consistent dans l’apparition tardive de la brisure gothique », mais que ce « caractère spécifique ne vaut que par comparaison avec la France… tout l’Empire accusant un même retard ».9 Il faut donc voir pour l’écriture diplomatique liégeoise plutôt l’influence impériale, influence due, selon lui, à l’intérêt de Conrad III (1138–1152) pour les régions rhénanes et à l’action de son conseiller lotharingien Wibald de Stavelot. En Basse-Lotharingie avant 1200 ce sont surtout les diplômes impériaux et les chartes flamandes qui influencent l’évolution des caractères externes des documents diplomatiques. A Liège et dans la région mosane, il faudra attendre les années quatre-vingt du 12e siècle pour voir apparaître la cursive de type pontifical dans les chartes, c’est-à-dire après qu’Alexandre III et Frédéric Barberousse aient conclu une paix et que le prestige pontifical soit devenu prépondérant. Là, les scribes commencent à s’inspirer des chartes émanées de la chancellerie romaine surtout sous le pontificat d’Innocent III. Ce n’est pas par hasard que cette influence se constate précisément à cette époque. Innocent III est un pontife prestigieux, qui s’est intéressé tout particulièrement aux qualités formelles des actes sortis de sa chancellerie, qui a prêté attention aux problèmes de falsification et a même tenu à enseigner à tous ses évêques la manière de reconnaître les faux.10 La classification qu’il avait introduite dans les documents [p. 135] pontificaux eut une influence particulière sur l’écriture et sur l’aspect général des petites bulles et des privilèges solennels. Les imitateurs liégeois empruntèrent des éléments bien précis, telles les formules de datation aux mots espacés qui s’étirent sur toute la longueur de la ligne. Stiennon fait toutefois remarquer que ce sont des évêques liégeois d’origine française (Hugues de Pierrepont, Jean d’Eppes et Robert de Thourotte) qui, à partir de 1200, introduisirent dans leur diocèse un ductus paléographique qui semble emprunté à Rome, mais qui en fait appartient aux traditions françaises des styles d’écriture en vigueur à Laon (diocèse dont étaient originaires Hugues de Pierrepont et Jean d’Eppes), ou à Langres (d’où venait Robert de Thourotte).11 Laon était un des diocèses de la province ecclésiastique de Reims, dont on se doit de signaler ici la fonction de place centrale dans un système de diffusion d’écriture et de formules diplomatiques « françaises » dès le milieu du 12e siècle. La chancellerie rémoise, en tant que « service de communication » d’un métropolitain qui entretenait des relations suivies avec ses suffragants et qui de plus, sous Henri de France et Guillaume de Champagne, était directement lié à la maison de France, diffusait largement autour d’elle des caractéristiques diplomatiques propres, éventuellement inspirées des usages de la chancellerie royale ou réciproquement.12 A partir de l’archiépiscopat de ce dernier (Guillaume aux Blanches [p. 136] Mains, 1176–1202) on a pu parler de la Belgique seconde comme d’une « province diplomatique ».13
Pour comprendre et donner un sens aux influences successives qui ont pu marquer les documents diplomatiques d’une région ou d’une chancellerie, il faudra donc prendre en compte non seulement les événements politiques et économiques et les évolutions religieuse et culturelle, mais aussi les origines et la personnalité d’individus (papes, évêques, abbés ou chanceliers) qui ont souvent joué un rôle prépondérant dans l’introduction de nouveautés en matière d’écriture et de formules diplomatiques.
S’il a fallu attendre le XIIIe siècle à Liège pour voir une influence pontificale marquée, dans les autres diocèses par contre, et plus particulièrement dans les actes épiscopaux de Gérard II de Cambrai (1076–1092) et d’Hubert de Thérouanne (1079), on constate une influence romaine certaine dès le dernier quart du XIe siècle. Ainsi la rota – ce signe de validation autographe qui équivaut à une signature mais qui exprime aussi un sens spirituel : la volonté du pontife d’accomplir sa charge comme un bon pasteur – cette rota donc, introduite à la chancellerie pontificale par le pape Léon IX en 1049, est déjà imitée à Cambrai et à Thérouanne (ou à l’abbaye d’Auchy, destinataire de la charte d’Hubert) dans les années soixante-dix.14 L’influence romaine ne s’arrête toutefois pas là. On peut discuter sur l’origine des monogrammes des évêques de Cambrai Gérard Ier, Lietbert et Gérard II, qui sont plus probablement inspiré du monogramme impérial que de celui du souverain pontife,15 mais, comme le faisait déjà remarquer Giry, « les constants rapports des chefs du Saint-Empire romain avec Rome et la papauté, ainsi que la persistance de l’élément ecclésiastique dans le personnel de leurs chancelleries, ont eu comme conséquence… une imitation très frappante des usages, du style et des formules de la chancellerie apostolique ».16 Cambrai n’était-il pas, contrairement aux autres évêchés dont dépendaient [p. 137] les principautés des Pays-Bas méridionaux (Noyon/Tournai et Thérouanne), un siège impérial ? Pourtant à la fin du XIe siècle, aussi bien dans les chartes épiscopales de Cambrai, que dans celles des évêchés « rémois » de Tournai et de Thérouanne, les nombreuses souscriptions en forme de croix des témoins sont sans doute inspirées des souscriptions cardinalices des privilèges pontificaux.17 Dans ces différentes chancelleries épiscopales on peut suivre, à partir de cette époque, « la réception [progressive] du modèle ecclésiologique grégorien » qui, comme l’expriment les auteurs de la « Diplomatique médiévale », engendre l’imitation de certaines formules diplomatiques pontificales.18 Le processus n’est pourtant pas toujours évident, comme on peut le constater par les termes des préambules épiscopaux dans lesquels on décèle d’abord des réticences et des protestations vis-à-vis des ingérences et de l’« impérialisme » romains : à Cambrai, par exemple, avec des citations de l’Ecclésiaste, dès la fin du XIe siècle, mais surtout sous le chancelier Wérimbaud (1105–1147),19 et aussi à Thérouanne, où l’on voit des allusions à la querelle des investitures dans un acte de Gérard Ier (1093/98).20 N’est-ce pas précisément à cette époque que l’évêque de Cambrai s’est vu amputer d’une grande partie de son diocèse par Urbain II qui crée l’évêché d’Arras pour réduire l’influence impériale dans la région et assurer plus d’indépendance à l’église de Flandre.21 Dans le courant du 12e siècle, par contre, les thèmes pontificaux de l’auctoritas, de la cura pastoralis et de l’officium ou ministerium sont imités massivement dans les préambules des actes épiscopaux aussi bien à Cambrai qu’à Tournai.22 A Arras par contre, comme l’a bien démontré B.-M. Tock, un formulaire original [p. 138] élaboré par le premier évêque Lambert de Guînes (1093–1115), formulaire duquel le préambule est pratiquement absent, influence toute la production diplomatique jusqu’au milieu du 12e siècle. A partir de l’épiscopat d’Alvise (1131–1147) le préambule devient plus courant et on y voit apparaître les mêmes thèmes (cura pastoralis et officium) qu’à Cambrai et Tournai.23 L’influence pontificale dans les clauses comminatoires y est par contre fort restreinte, sinon inexistante.24 Bien plus tard, l’évêque Pierre (1184–1203) introduira à la chancellerie arrageoise un formulaire rémois importé de Sens par l’archevêque de Reims Guillaume de Champagne.25
Si l’on descend dans la hiérarchie des chancelleries inférieures, on se retrouve dans les grandes abbayes. Celles-ci ont été les premières institutions, dans les anciens Pays-Bas, à organiser des centres de rédaction de documents diplomatiques et des scriptoria, et cela dès le 10e siècle, afin de remettre de l’ordre dans leurs affaires fortement perturbées par les invasions normandes.26 Les nouvelles implantations monastiques à la fin du XIe et dans la première moitié du XIIe siècle ont encore agrandi considérablement le nombre des centres d’écriture dans nos régions.27 Nous prendrons pour exemple l’abbaye de Ninove.28 Dans cette abbaye flamande de chanoines norbertins, fondée au diocèse de Cambrai en 1137, les premières manifestations d’une activité diplomatique se situent au début des années cinquante. Il apparaît que les premières chartes rédigées à l’abbaye même s’inspirent de modèles venant des chancelleries cambraisienne et comtale de Flandre. Pourtant neuf des plus anciennes chartes conservées dans le chartrier de l’abbaye de Ninove sont des bulles pontificales (privilèges et lettres sur fil de soie), dont les rédacteurs locaux auraient également pu [p. 139] s’inspirer. Apparemment on a donc préféré, à Ninove, prendre pour modèles les chartes encore plus nombreuses reçues des évêques de Cambrai. Ces produits de la chancellerie cambraisienne étant eux-mêmes fortement influencés par les bulles pontificales dans le choix des termes diplomatiques, il n’est toutefois pas aisé de distinguer dans les chartes rédigées à Ninove les formules inspirées directement des bulles pontificales de celles connues indirectement grâce aux documents cambraisiens. Les clauses comminatoires d’un acte provenant de la chancellerie de l’évêque de Cambrai pour l’abbaye de Ninove en 1139 sont inspirées des bulles romaines, tout comme l’appréciation, ainsi que les termes du dispositif commençant par ‚Sancimus etiam…‘, très répandus à la chancellerie pontificale.29 Plus tard le salut ‚in perpetuum‘ des privilèges pontificaux sera repris partout : à Cambrai, à Ninove, mais aussi dans la plupart des chancelleries ecclésiastiques étudiées, comme à Arras où c’est la formule la plus employée avant 1183.30 Il y a donc bien eu influence de la chancellerie pontificale sur les formules diplomatiques à Ninove, mais fort probablement plutôt par l’intermédiaire de Cambrai que directement. On pourrait donc signaler ici la fonction de relais de la chancellerie cambrésienne pour la propagation des usages diplomatiques romains, parallèlement avec une fonction comparable de la chancellerie rémoise en ce qui concerne les usages français.
L’évolution au 13e siècle, à Ninove mais aussi dans les autres abbayes flamandes montre des nouvelles tendances diplomatiques provoquées par différents facteurs. On peut citer d’abord la multiplication des centres d’écriture : religieux (les nouveaux ordres mendiants par exemple, mais aussi les officiaux des évêques et leurs notaires, qui deviendront plus tard les premiers notaires indigènes),31 mais aussi centres laïcs, en ville (les bancs échevinaux) et dans les campagnes (les échevins seigneuriaux).32 Ces nouveaux centres, concurrents des scriptoria ecclésiastiques en place pour tout ce qui concerne les actes de la juridiction gracieuse, sont créateurs de nouveautés qui tôt ou tard influenceront les formules diplomatiques et l’écriture [p. 140] des anciennes chancelleries et les éloigneront petit à petit de l’influence ecclésiastique exclusive. L’abandon des formules d’invocation et de datation mentionnant des éléments du comput sont par exemple des témoins de cette évolution. Mais les changements les plus importants semblent avoir été provoqués par l’emploi de plus en plus fréquent à partir des années soixante du XIIIe siècle de la langue vulgaire pour rédiger des documents diplomatiques. Ce sont les échevins des seigneuries rurales qui s’y décident les premiers, mais on constate qu’aux environs de 1300 on produit aussi des actes en français et en néerlandais dans tous les anciens centres de rédaction ecclésiastiques.33 Le cas a été particulièrement bien étudié par Cyriel Vleeschouwers pour l’abbaye bénédictine de Saint-Bavon à Gand. Il y constate à partir de l’abbatiat de Jean Ier (1262–1295) une grande différentiation dans les formulaires utilisés, à cause précisément de l’emploi du français et du néerlandais.34 Cette introduction des langues vulgaires dans la langue diplomatique provoque aussi une simplification du formulaire et amène par exemple l’utilisation des noms modernes des jours de la semaine dans les formules de datation.35 Il serait toutefois erroné de croire que toute influence pontificale, que toute spécificité ecclésiastique disparaît du formulaire monastique. Ainsi sous ce même abbé Jean Ier, Vleeschouwers constate l’influence de l’enseignement d’un maître en théologie que le pape Urbain IV avait autorisé à l’abbaye. Les formules de salut à cette époque sont empreintes du thème de la « connaissance de vérité ». Par là les rédacteurs de l’abbaye gantoise entendent faire connaître au monde, comme ils le faisaient probablement aussi par leur prédication dans l’abbaye, l’une des priorités théologiques de leur ordre.36
[p. 141] Pour clore ce bref aperçu de l’évolution dans l’emploi des formules diplomatiques dans quelques abbayes flamandes au 13e siècle, nous nous devons de signaler les renseignements que donnent à ce sujet deux documents de grand intérêt. Le premier est conservé à la bibliothèque universitaire de Gand. Il s’agit d’un manuscrit de la fin du 13e siècle ayant appartenu à l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Gand, contenant un formulaire diplomatique à l’usage des écoliers.37 Ce formulaire est particulièrement illustratif des changements intervenus dans les préoccupations administratives et juridiques des abbés et de leur couvent dans le courant du 13e siècle et des conséquences de ces changements pour les formules diplomatiques. Il est significatif par exemple de voir que, même si le formulaire comprend bien une dizaine de bulles pontificales, on a tout simplement repris pour certains de ces modèles les parties narratives et dispositives en omettant toutes les formules. Il faut probablement y voir le dessein d’apprendre aux écoliers à rédiger correctement une supplique, sans s’embarrasser des formules diplomatiques pontificales.38 Le second document, le Codex Dunensis, également un recueil d’origine monastique, est tout aussi révélateur et permet de faire la même constatation concernant l’évolution des préoccupations des abbayes au 13e siècle. Les institutions monastiques ont apparemment à supporter le fardeau de lourds problèmes financiers. Ces préoccupations sont à l’origine de changements multiples, notamment dans l’usage des formules diplomatiques. Le Codex Dunensis est un recueil de copies établi au 13e – début 14e siècle à l’abbaye cistercienne des Dunes sur la côte flamande. Il contient 997 actes ou lettres, pièces de procédure, testaments, actes de vente etc., qui témoignent entre autre des dissensions profondes entre le roi de France Philippe le Bel, la papauté et les monastères, plus particulièrement de l’ordre cistercien.39 On y trouve de nombreux témoignages du soutien de l’ordre à Boniface VIII et de la résistance opposée aux exigences fiscales du roi. Le Codex Dunensis contient de nombreuses [p. 142] bulles, brefs et mandements pontificaux adressés au monastère et à l’ordre tout entier, dont des lettres d’Alexandre IV, Innocent V et Clément V annonçant leur avènement. La plupart des documents pontificaux, tout comme dans le formulaire de l’abbaye Saint-Pierre de Gand d’ailleurs, témoignent toutefois des préoccupations financières et économiques des abbayes et des remèdes qu’on demande au pape d’y apporter.
Une chancellerie que nous connaissons particulièrement bien pour l’avoir étudiée exhaustivement, celle des comtes de Flandre jusqu’au début du 13e siècle, n’a pas encore été mentionnée dans ce court survol des centres de rédaction et d’écriture ecclésiastiques.
Cette chancellerie laïque d’un prince territorial, à la fois vassal du roi de France et de l’empereur germanique, commença à s’organiser dans les années trente du 12e siècle, pour ensuite prendre de l’envergure surtout à la fin des années soixante.40 Pour donner un chiffre précis, au début du 13e siècle 59 % des chartes du comte de Flandre étaient rédigées par sa propre chancellerie.41 L’étude des documents issus de cette chancellerie permet de répondre par la négative à la question de l’influence romaine sur sa production. En effet, tout concorde pour pouvoir affirmer que la chancellerie de Flandre s’était résolument tournée vers des exemples royaux et surtout anglais pour construire ses traditions diplomatiques et paléographiques. Les influences épiscopales et monastiques furent très limitées. Il ne faut pas oublier que les évêchés de Flandre (Cambrai, Tournai, Thérouanne, Arras, Utrecht) avaient leur siège hors des limites territoriales du comté. Les produits de la chancellerie comtale avaient un caractère résolument laïque et ‚progressiste‘, dans ce sens que, aussi bien en ce qui concerne l’écriture qu’en ce qui concerne le formulaire, on avait rapidement abandonné toute fioriture pour se concentrer sur l’efficacité et la brièveté administrative. Les formules typiquement ecclésiastiques (invocation figurée, invocation, salut, ‚in perpetuum‘, préambule et clauses comminatoires spirituelles) avaient complètement disparu vers 1200. Le formulaire, réduit à l’essentiel, comme dans la chancellerie de Philippe Auguste à la même époque, était d’une sobriété exemplaire.42 Dès les années 1180 et 1190, les scribes utilisaient [p. 143] une écriture très cursive, dépouillée et aux caractères gothiques déjà apparents. Cette sobriété graphique se traduisait par une ornementation beaucoup moins exubérante que dans les écritures diplomatiques liégeoise et allemandes à la même époque. Le e cédillé par exemple disparût entre 1194 et 1200. L’influence anglo-normande était manifeste sur l’écriture cursive et le formulaire succinct des actes administratifs flamands ; on l’a constatée également dans d’autres domaines, particulièrement dans celui de la gestion des finances.43 Les rapports entre la dynastie comtale de Flandre et l’Angleterre remontaient à Baudouin II (879–918), gendre du roi Alfred, et étaient toujours restés très étroits, mais ce fut particulièrement le cas sous les comtes de la maison d’Alsace, parents des Plantagenêts, et sous leurs successeurs, tous détenteurs de fiefs de bourse anglais.44 Parmi la noblesse du comté il existait un « parti anglais » puissant, allié au patriciat des communes et opposé à la politique d’ingérence des rois de France.45 Les rapports Flandre-Angleterre avaient en effet, outre un caractère politico-dynastique, des aspects économiques évidents liés à l’essor de l’industrie drapière en Flandre et la nécessité de s’approvisionner en laine.46 Toutefois, à propos de la matière qui nous intéresse ici, c’est probablement les contacts personnels entre chanceliers qui furent décisifs. Hans Van Werveke a montré qu’entre Robert d’Aire, chancelier-conseiller du comte Philippe d’Alsace et maître d’oeuvre de sa chancellerie, et Thomas [p. 144] Becket, chancelier du roi Henri II, des relations étroites s’étaient établies.47 L’influence de la diplomatique et de l’écriture anglo-normande était la plus marquée dans les documents du type « mandement », par leur ressemblance frappante avec les « writs » anglais, et cela dès l’époque de Philippe d’Alsace et de son chancelier Robert d’Aire.48
Une étude des formules et de l’écriture des chartes aussi superficielle que celle que nous avons tentée ici ne peut mener qu’à des conclusions provisoires et prudentes. Néanmoins, pour les chancelleries ecclésiastiques – le terme de « chancellerie » étant ici utilisé dans son sens le plus large – que nous avons évoquées, on peut distinguer plusieurs zones dans lesquelles des influences diverses et successives se sont manifestées. Au diocèse de Liège – le cas le mieux étudié jusqu’à présent – une influence directe ou indirecte de la chancellerie pontificale ne se manifeste pas avant l’extrême fin du XIIe siècle. Apparemment l’impact de la chancellerie impériale est prépondérant jusque là, sans doute à cause du poids de l’intérêt que manifestent l’empereur germanique et ses conseillers pour la Basse-Lotharingie en général et pour cette principauté ecclésiastique en particulier. Dans un autre diocèse impérial, celui de Cambrai, dont ressortent en partie les principautés territoriales de Flandre, de Brabant et de Hainaut, par contre, l’influence romaine se manifeste dans les documents diplomatiques de la chancellerie épiscopale dès la fin du XIe siècle. Et même si on y détecte des traces de tensions provoquées par la querelle des investitures, dans les préambules par exemple, il est évident que les thèmes réformateurs l’emportent. Les institutions ecclésiastiques de ce diocèse semblent avoir été très perméables à cette influence romaine, instillée par la chancellerie épiscopale. Une troisième zone se situerait dans le comté de Flandre et dans la France septentrionale. Ici l’influence dominante pourrait être qualifiée de franco-rémoise ; elle fut diffusée par l’intermédiaire de la chancellerie de l’archevêque de Reims, dès le milieu du XIIe siècle, dans les diocèses de Tournai, d’Arras et de Thérouanne. Quant à la seule chancellerie laïque dans cette dernière zone, des exemples franco-rémois, mais surtout anglo-normands seraient à l’origine de la simplification assez radicale du formulaire [p. 145] et de l’évolution rapide de l’écriture diplomatique vers la minuscule cursive.
Ce que l’on peut en tout cas conclure de ce trop bref aperçu, c’est que pour appréhender pleinement les influences successives qui ont pu marquer la forme et le contenu idéologique des documents diplomatiques d’une région ou d’une chancellerie, il faut prendre en compte des éléments à première vue très étrangers à la diplomatique, mais qui s’avèrent incontournables pour saisir le sens des évolutions constatées. Événements politiques et facteurs économiques, religieux et culturels, mais aussi biographies d’individus sont autant d’éléments d’explication essentiels.