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Testaments de guerre de Poilus parisiens (1914-1918) : une édition critique

Introduction > Le Poilu et la mort par Christine Nougaret 

Contrairement à ce que pourrait faire penser le succès de la mobilisation et l’enthousiasme patriotique qu’elle soulève chez de nombreux Français, la possibilité d’une mort imminente est un sentiment bien présent chez les mobilisés dès août 1914, sentiment qui interroge sur la nature du rapport à la guerre entre consentement et contrainte.

Il est évidemment impossible de chiffrer une telle réalité tant la disproportion est gigantesque entre les chiffres officiels et ce modeste échantillon parisien. Deux millions d’hommes ont été mobilisés en août 1914, 10 milliards de lettres échangées pendant toute la guerre et on ignore combien de testaments furent dressés.

Ces 134 testaments de guerre permettent néanmoins d’approcher la vision de la mort présente chez un certain nombre de Poilus. Faire son testament, c’est éviter le malheur d’être surpris par la mort avant d’avoir réglé [ses] affaires (Canivenq, 4 août 1914, testament n° 53)  ; c’est aussi aider le plus possible [les siens dans leur] vie nouvelle (Gatbois, 15 septembre 1915, testament n° 104)  ; c’est enfin dire adieu à tous ceux que l’on chérit (Ravignon, 18 septembre 1915, testament n° 105) . Cette pratique de l’âge avancé concerne ici des hommes jeunes, puisque ils ont en moyenne 31 ans lorsqu’ils rédigent leur testament. La présence d’un testament écrit à 19 ans par Georges Socquet-Clerc (testament n° 83) rappelle que la capacité testamentaire des mineurs (16-21 ans) a été reconnue, pour le temps de guerre, à l’égal de celle des majeurs (loi du 28 octobre 1916), dérogeant ainsi aux dispositions du Code civil (art. 904).

La possibilité de la mort peut être implicite dans le testament (le seul fait de rédiger un testament en témoigne) ou explicite (allusion à la mort) : 64 testaments l’évoquent directement ou par périphrase. Cette hypothèse est généralement introduite par la conjonction si, suivie d’un verbe au présent (si je meurs), qui exprime une éventualité probable, ou d’un verbe à l’imparfait, marque d’une éventualité plus improbable, tandis que la formule ne sachant si traduit l’ignorance du destin.

Occurrences des mots "décès", "mort", ou "tué" dans les testaments de guerre
Terme ou expression employé Nombre de testaments
Décès 29
Mort 18
Tué 2
Périphrase 15
Total 64 testaments (46%)

Le mot décès, le plus employé, est neutre, car il renvoie à un contexte juridico-administratif ; il est utilisé dans la formule rituelle en cas de décès, qui reste somme toute une abstraction, sauf évocation des funérailles souhaitées.

Plus expressifs, le mot mort et le verbe mourir sont associés chez leurs utilisateurs aux notions de champ d’honneur et de mort pour la patrie.

Quant à l’adjectif tué, le seul qui renvoie explicitement à la violence de la guerre, il n’est employé que deux fois :

  • …dans le cas où je serai tué dans la guerre qui va suivre (Boch, 4 août 1914, testament n° 48)
  • À la veille de partir en guerre, si je me fais tuer… (Mazurier, 3 mars 1915, testament n° 86) .

Décès, mort, tué restent l’apanage du testament olographe. Le recours aux périphrases (je ne sais si je reviendrai, si j’y reste, en cas d’accident grave, s’il m’arrivait malheur…) caractérise les lettres aux proches, qu’on souhaite, sinon rassurer, du moins épargner en employant des euphémismes. À ce palmarès, le verbe revenir est le plus employé.

Au travers des termes utilisés, trois états d’esprit se révèlent. La sérénité, que ressent le capitaine Debain, est exceptionnelle et renvoie aux débuts de la guerre : Ceci est mon testament écrit en toute sérénité la veille de mon départ pour la guerre contre l’Allemagne (capitaine Debain, 12 août 1914, testament n° 60) .

Plus fréquente est l’angoisse de la mort, tempérée par le sens du devoir au service du pays : Voici une nouvelle calamité, la guerre, guerre terrible comme l’histoire n’en a pas encore enregistrée, avec notre ennemi héréditaire l’Allemagne…Quant à moi qui vais sur mes 41 ans, je pars…d’ici quelques jours le 14 août d’après mon ordre de route pour Chartres d’où l’on me dirigera peut-être je ne sais où. Qu’importe ! De même que tous je ferai moi aussi tout mon devoir… (Henri Burret, 14 août 1914, testament n° 63) .

Enfin, la résignation devant une mort inévitable, sinon attendue pour échapper à la « fournaise » ou à une vie décevante se manifeste dans les testaments et lettres d’adieu à partir de 1916 : En ce moment où je t’écris je suis en plein dans la fournaise mais malgré cela je trouve encore le moment de penser à toi et à maman. J’attends d’un instant à l’autre la bonne blessure qui me permettra enfin d’aller vous voir… j’attends la mort d’un moment à l’autre… S’il m’arrivait malheur je te lègue tout ce qui m’appartient… Malgré le cafard… (Boutin, 2 juillet 1916, testament n° 118) .

En revanche, quel que soit leur état d’esprit, peu de testateurs manifestent des exigences pour eux-mêmes. Seuls quatre d’entre eux donnent des consignes pour leurs funérailles, tel Louis Le Conte : Pas de fleurs ni de couronnes, un enterrement simple, mais beaucoup de messes, en particulier les 33 messes grégoriennes dites le plus tôt possible après mon décès et des prières (Le Conte, 1er mars 1917, testament n° 74) .

Plus nombreux sont-ils à terminer leur testament par un adieu ou un pardon, dans un dernier message aux proches où la sincérité le dispute à l’émotion. M’étant ainsi, si je puis dire, conformé aux usages du monde en réglant les derniers petits détails de la vie lorsque la mort paraît proche, j’envoie un ultime adieu à mes parents en les priant de n’avoir pas trop de chagrin en apprenant que j’ai été tué, puisque ç’aura été, comme on est coutumier de le dire, pour la patrie. Je quitterai le monde sans trop de regrets car sa monotonie est trop grande et les moments agréables y sont trop rares. J’ai terminé. Fait le dix-huit septembre mil neuf cent quinze, étant sain de corps et d’esprit. Vale (Jean Ravignon, 18 septembre 1915, testament n° 105) .

Jean Ravignon fut tué huit 8 jours plus tard à Massiges, dans les combats de Champagne de septembre-octobre 1915 qui virent la perte de 150 000 hommes.