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Les collectionneurs russes aux confins des XVIIIe et XIXe siècles

Le mot « bibliophile » est assez récent en Russie, tout comme le phénomène de la bibliophilie. On peut dater l’apparition de ce mot de la fin du XVIIIe siècle. Même, avant cette époque, il existait en Russie de grandes collections privées de livres et de manuscrits.

En effet, à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, des adeptes du schisme religieux en Russie – les Vieux Croyants – se sont mis à collectionner des manuscrits et des livres anciens dans un but précis : ils refusaient les modifications des livres religieux effectuées par le Patriarche Nikon et n’acceptaient de célébrer la liturgie que selon les livres imprimés avant 1660. Les Vieux Croyants ont été persécutés par l’État qui leur a défendu de célébrer selon les vieux rites. Par conséquent, ils se sont refugiés dans leurs demeures privées où ils gardaient les imprimés qu’ils collectionnaient et où ils recopiaient des manuscrits anciens. Ce n’est donc pas un hasard si les meilleures collections d’éditions russes des XVIe et XVIIe siècles que l’on peut trouver dans les bibliothèques d’État proviennent précisément, du milieu des Vieux Croyants. Mais il serait inexact d’appeler ces Vieux Croyants des bibliophiles, car pour eux, la collection de livres n’était pas une collection au sens propre du terme, mais plutôt une pratique étroitement liée à leur vie religieuse.

Au début du XVIIIe siècle, on vit apparaître un autre type de collections de livres, la bibliothèque du savant. L’exemple le plus remarquable en est l’énorme bibliothèque du premier académicien russe, Mikhail Lomonossov. Sa bibliothèque comportait plusieurs milliers de volumes dans les principales langues européennes. Aucun livre de cette collection n’a été acheté parce qu’il était rare ou « élégant ». Au contraire, il s’agissait d’une bibliothèque qui était uniquement un outil scientifique car, à l’époque, posséder sa propre bibliothèque était la condition sine qua non permettant le travail du savant.

Au début et au milieu du XVIIIe siècle, il y avait des Russes instruits en Europe, qui collectionnaient des manuscrits et des livres anciens. Parmi eux on peut citer A. Volynsky, A. Khrouchtchiov, les Golytsyne, les Chérémiétiev. Mais il ne s’agissait là que de bibliothèques isolées.

C’est sous le règne de l’Impératrice Catherine II (1762-1786) qu’on voit apparaître les premiers collectionneurs de livres que l’on peut qualifier de bibliophiles. L’Impératrice elle-même montrait de l’intérêt pour les objets d’art et les livres rares européens ; elle-même acheta les bibliothèques de Voltaire et de Diderot, ce qui, sans aucun doute, influença son entourage. Un des familiers de l’Impératrice, le Comte Mikhail Chtcherbatov, écrivait : « La Cour exerce une grande influence sur la façon de penser et sur tous les sujets » ; celle-ci se répand « tout d’abord chez les hauts dignitaires, et puis chez d’autres citoyens ».

Il est très important de noter que les collections de bibliophiles en Russie apparurent au moment où les idées des Lumières se répandaient dans la société russe et que celles-ci influencèrent la composition des collections et le genre des livres rassemblés. Outre des raretés et des livres « élégants », une bibliothèque typique devait comporter « tout ce que l’humanité avait créé de meilleur ».

La Révolution française fut un moment décisif non seulement en ce qui concerne les relations politiques entre la France et la Russie et les changements de l’opinion publique russe, mais aussi pour ce qui est du destin de la bibliophilie en Russie. C’est à partir de ce moment précis que l’époque des bibliophiles de la Cour prit fin. Les craintes d’une mauvaise influence des idées révolutionnaires sur la société russe amenèrent Catherine II à établir une censure sur l’importation des livres étrangers (Décret de 1796) et l’achat des livres français perdit tout soutien d’en « haut ». Quant à l’Empereur Paul Ier (successeur de Catherine II), son esprit maximaliste fit que toute importation de livres étrangers en Russie fut interdite par un décret, qui resta en vigueur jusqu’en 1801.

La première génération (à partir des années 1790)

Ce n’est pas par hasard que vers le début du XIXe siècle, les meilleures collections de livres se sont constituées, non pas à Saint-Pétersbourg, mais à Moscou, où il y avait plus de liberté par rapport à la Cour. Moscou, à cette époque, abritait une partie de l’aristocratie russe qui ne voulait pas vivre à proximité de la Cour, qu’elle fût tombée en disgrâce ou qu’elle fût dans l’opposition. L’aristocratie moscovite était non seulement riche et indépendante des finances de la Cour, mais aussi d’un bon niveau intellectuel et la liberté dont elle jouissait dans l’expression de ses opinions et dans son style de vie était plus grande qu’à Saint-Pétersbourg. Moscou devint ainsi l’endroit le plus propice pour le développement des passions que les collections de livres pouvaient susciter.

Pour comprendre l’importance, pour un gentilhomme russe, d’une bibliothèque russe composée de livres étrangers, notamment français, il faut évoquer l’éducation que celui-ci recevait. Dès l’enfance, il avait un précepteur français à ses côtés. Par conséquent il parlait français et il pensait en français. La culture et la mode française régnaient dans sa maison. Dans les familles nobles, même l’emploi du temps était différent de celui des gens simples (par exemple, ceux-ci prenaient leur repas en milieu de journée, alors que les familles nobles dînaient le soir).

Ce n’est pas seulement à partir de récits qu’il était possible de s’informer sur la France. À Saint-Pétersbourg, à Moscou, et même en province, on vendait, à chaque coin de rue, de la littérature française, y compris des pamphlets. Dans le même temps, la France était lointaine. Tous ne pouvaient y aller. Beaucoup de Russes ne l’ont même jamais visitée. Alexandre Pouchkine, par exemple, ne s’est jamais rendu en Europe ; Dmitry Boutourline, jusqu’à un âge avancé, non plus. Serge Ouvaroff rêvait d’avoir un poste à l’Ambassade de Russie à Paris, mais il  ne réussit pas à l’avoir.

Quoi qu’il en soit, les bibliophiles de cette époque avaient pour objectif de créer une bibliothèque typiquement française. Tournés vers la France, ces bibliophiles russes se heurtaient à deux aspirations contradictoires. D’une part, les idées révolutionnaires françaises étaient en opposition au mode de vie russe (le pouvoir absolu, le servage) et n’étaient évidemment approuvées ni par les autorités russes ni par les bibliophiles eux-mêmes. D’autre part, les événements révolutionnaires français avaient dévalué, voire remis en cause l’existence même des valeurs culturelles dominantes dans la « vieille France ». Mais ce sont précisément ces circonstances qui ont motivé les collectionneurs russes à rassembler des bibliothèques françaises importantes.

Pour l’ancienne génération des bibliophiles russes, l’achat de manuscrits et de livres qui étaient « rejetés » par la Révolution, s’inscrivait dans une tradition déjà existante d’acquisition de livres en France par l’intermédiaire des diplomates, des agents de commerce et des librairies françaises en Russie. Mais ce qui était nouveau, c’était la possibilité de se procurer ces livres à des prix plus bas qu’auparavant. À cet atout, s’ajoutait le désir de sauver de la disparition des richesses culturelles et historiques françaises. C’est précisément pour cette raison qu’à l’époque de la Restauration, le bibliophile Mikhail Golitsyne (1765-1848) rendit à Louis XVIII « Le Psautier de Saint Louis », acheté par le Comte Alexey Golovkine pendant la Révolution1. Pour la génération plus jeune, cette situation représentait tout simplement l’occasion de se constituer une bonne bibliothèque. Mais il y avait un problème : l’importation des livres en Russie n’était possible que grâce à des contacts personnels, dont profitait, par exemple, le comte Alexandre Vorontsov (1752-1818), ambassadeur de Russie en France et le diplomate Piotr Doubrovsky (1754-1816). Tous les deux ont non seulement constitué des bibliothèques personnelles de valeur, mais ils ont aussi acheté des manuscrits et des livres pour d’autres collectionneurs.

Examinons les caractéristiques de la collection bibliophilique à la fin du XVIIIe siècle, en prenant l’exemple de la bibliothèque du comte Dmitry Boutourline.

Dmitry Petrovich Boutourline (Boutourlin) (1763-1829)

Dmitry Boutourline était originaire d’une famille qui était devenue noble et riche au XVIIIe siècle. Son grand-père avait été nommé feld-maréchal par Pierre le Grand en récompense de sa participation à la Guerre du Nord, et lui-même avait reçu le titre de comte. (Il faut noter que le titre de comte n’est apparu en Russie qu’au XVIIIe siècle ; tous les autres comtes dont je parlerai par la suite reçurent ce titre et acquirent leur richesse peu avant les événements en question).

Dmitry était le filleul de l’impératrice Catherine II. Rien d’étonnant, dans ces circonstances, que le début de sa carrière ait été brillant. Mais les événements français des années 1780 le bouleversèrent et lui inspirèrent des idées libérales. Il supplia alors l’impératrice de lui permettre d’aller en France, ce que celle-ci refusa. Par ailleurs, Boutourline composait des satires – évidemment sous l’influence des événements français –, sur l’entourage de l’impératrice et sur l’impératrice elle-même, ce qui amena Catherine la Grande à se désintéresser de lui. Après avoir pris sa retraite, Boutourline partit pour Moscou où il s’installa dans sa maison pour s’occuper de jardinage et de sa collection de livres.

La demeure de Boutourline était très hospitalière ; plusieurs de ses invités ont laissé des mémoires sur leurs rencontres avec le maître de maison, témoignant d’un grand enthousiasme pour sa bibliothèque. Des invités français ont relevé un détail qui est assez significatif : Boutourline, qui avait une excellente mémoire, étonnait ses hôtes par sa connaissance de la France, y compris de la topographie des villes. Madame Vigée-Le Brun (1755-1842) écrivait dans ses mémoires2: « Il me parlait de Paris, de ses monuments, de tout ce qu’on y trouve de curieux, avec de si grands détails, que je m’écriais : « Il est impossible que vous n’ayez pas été à Paris ! ». Dans ces conditions, c’est sa bibliothèque qui avait remplacé le lien réel avec la France, le pays qu’il aimait tant. Pour Dmitry Boutourline, sa bibliothèque était « une fenêtre sur la France ».

Le catalogue de sa bibliothèque a été publié en 1805 à Paris3.

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Catalogue des livres de la bibliothèque de S.E.M. le comte de Boutourline, revu par MM. Ant.-Alex. Barbier… et Charles Pougens, Paris, C. Pougens, An XIII [1805], première partie (Bibliothèque historique publique d’État de Russie).
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Monument  typographique de la bibliothèque du comte Boutourline. Édition du XVe siècle. Catalogue par Louis de Ronca, Leipzig, [1794], dans une reliure russe du début du XIXe siècle (Bibliothèque d’Etat de littérature étrangère M. I. Rudomino, Moscou).

Ce catalogue comporte plus de 4000 titres, manuscrits européens postérieurs au XIIIe siècle, incunables, livres en latin, en français, en italien et en anglais du XVe au XVIIIe siècle. Les documents sont classés en cinq divisions et soixante et onze subdivisions. Le système français de classification a été proposé par le bibliographe, Marie-Jacques Debure (1767-1848). Le rédacteur du catalogue fut le bibliothécaire du Conseil d’État Antoine-Alexandre Barbier (1765-1825). Il est intéressant de noter que Barbier corrigea le système de Debure ; alors que le premier paragraphe de la section « Théologie » s’appelle chez Debure « Les Bibles », il s’intitule chez Barbier, « Théologie naturelle/Traités de la religion naturelle, de l’existence de Dieu » ; c’est à cet endroit que l’on trouve « les Bibles » dans le catalogue de Boutourline.

Rendant hommage aux idées des Lumières, cette bibliothèque comportait des livres intéressant les principaux domaines de la connaissance et de la théologie dans la plus large acception du terme, allant jusqu’aux sciences naturelles. Les incunables et les éditions aldines y occupaient une place importante. Les 379 incunables firent l’objet d’un catalogue particulier qui fut imprimé mais ne fut jamais diffusé en raison du trop grand nombre de fautes qu’il comportait. Presque tout le tirage fut brûlé avec la bibliothèque à Moscou et je n’en connais actuellement que deux exemplaires.

La bibliothèque du comte Boutourline n’était pas une simple bibliothèque européenne. C’était avant tout une bibliothèque française. Le français y était la langue principale, car la littérature allemande, espagnole et même russe y étaient présentes sous forme de traductions françaises. Dans la section « romans », par exemple, il n’y avait aucun livre russe. La littérature espagnole était représentée par six volumes, dont deux étaient en langue originale et deux étaient des éditions de « Don Quichotte » en français (1746 et 1799). Il y avait aussi trois traductions de livres anglais et allemands, trente neuf livres français, dont six éditions des « Aventures de Télémaque par Fénelon » (Dresde 1727 ; Paris, imprimerie de Monsieur, 1785-1790 ; Paris, Didot -1783, in 4º, in 8º et in 18º).

On peut mesurer à quel point cette bibliothèque était « française », en comparant son contenu avec le Dictionnaire Bibliographique, ou Nouveau Manuel du libraire et de l’amateur de livres publié à Paris par Etienne P[saume] en 18244 ; j’ai vérifié au hasard cent cinquante titres du catalogue de Boutourline (pour la lettre H) ; soixante quatre de ces œuvres sont présentes dans le Dictionnaire de Psaume et la coïncidence est absolue dans vingt et un cas.

Cette bibliothèque eut un triste destin ; elle brûla pendant l’incendie de Moscou en 1812. Plus tard, Dmitry Boutourline constitua une autre bibliothèque, cette fois à Florence où l’Empereur Alexandre l’avait autorisé à se rendre. Selon Serguey Sobolevsky (nous parlerons de lui plus tard), cette bibliothèque qui était de moindre qualité que la première comportait cependant une grande quantité d’éditions rares : 244 manuscrits, 642 incunables, 390 éditions aldines. Cette seconde bibliothèque fut vendue aux enchères à Paris par la société Sylvestre dans les années 1839-1842.

La bibliothèque du Comte Boutourline n’était pas la seule à Moscou. On y trouvait aussi la belle collection de livres du comte Mikhail Golitsyne, qui était également un collectionneur francophile. Ni Boutourline, ni Golitsyne ne dissimulaient le fait que la richesse de leurs bibliothèques était due aux désastres de la Révolution française. Lecomte de Laveau, l’auteur du catalogue de la bibliothèque de Golitsyne, écrit dans la préface : « Les manuscrits sont surtout dignes d’une attention particulière. Ce ne sont pas de ces ouvrages que le hasard fait entrer dans les collections plutôt pour les compléter que pour les embellir. C’est un choix qui ne pouvait être réuni que par suite d’une catastrophe telle que la Révolution où la déchéance des fortunes et la désorganisation bouleversèrent les cabinets et les bibliothèques et privèrent la France de beaucoup de richesses littéraires et de productions des arts »5. Dmitry Boutourline écrivit la même chose en d’autres termes.

La deuxième génération (à partir des années 1810)

L’étape suivante dans le développement de la bibliophilie russe est aussi influencée par les événements en France. Après la proclamation de Bonaparte comme empereur, le commencement de la guerre en Europe et surtout la défaite de l’armée russe à Austerlitz, l’attitude de la société russe à l’égard de la France commença à changer. Cette évolution vit son point final avec la guerre de 1812.

Un des personnages que nous étudions, le comte Serge Ouvaroff, écrivait en 1813 : « L’état des esprits est tel en ce moment que la confusion des idées est à son comble. Les uns veulent des lumières sans danger, c.à.d. un feu qui ne brûle pas. D’autres (et c’est le plus grand nombre) mettent dans le même sac Napoléon et Montesquieu, les armées françaises et les livres français… En un mot c’est une déraison complète » 6.

En ces années-là, apparut une nouvelle génération de bibliophiles ; qui, nés à la fin des années 1780 ; élevés pour la plupart par des précepteurs français, avaient commencé leur carrière vers le début de la guerre avec la France. Leur attitude envers la France était déjà un peu différente. Tout en gardant leur amour pour ce pays, ils se sentaient plus russes que leurs parents. La particularité de cette génération était l’émergence d’une conscience nationale russe. Se sentant russes, ces bibliophiles s’efforçaient de trouver une place pour la Russie dans la vie et la culture de l’Europe. Les collections de livres de l’époque reflétaient toute la contradiction de leurs positions. D’un côté, il y avait la France bien aimée mais vaincue, de l’autre, la Russie, bien aimée et grande. Dans cette situation il n’y avait pas un type unique de bibliothèques comme auparavant, mais au moins deux, l’un à dominante russe, l’autre à dominante classique.

Prenons pour exemple deux bibliophiles russes : Alexandre Tchertkovo et Serge Ouvarov. Nés, l’un en 1787, l’autre deux ans après, ils sont morts respectivement en 1855 et 1858. Tous les deux ont reçu dans leur famille une éducation française ; ils devinrent des personnalités publiques de premier plan et, en ce qui nous concerne, des bibliophiles qui constituèrent les meilleures collections de livres de leur époque.

Serguey Semionovitch Ouvarov (1787 – 1855) et sa bibliothèque « classique »

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Page de titre du catalogue de la bibliothèque de jeunesse d’Ouvaroff (Musée historique d’État, Moscou).

Serge Ouvaroff (étant jeune il signait ainsi, à la française) naquit en 1786 dans une famille ancienne mais qui n’était pas illustre. Grâce à son parent, le prince Alexandre Kourakine (1752-1818), il reçut une bonne éducation dont fut chargé un émigré, l’abbé Monguin ; celui-ci fit tout pour que son élève devînt un passionné de « l’Ancien Régime ». Le jeune Serge Ouvaroff écrivait des poésies en français et en allemand et connaissait les langues classiques. Pendant deux ans, il suivit des cours à l’université de Göttingen. Comme tous les jeunes gens de son milieu, il entra dans l’administration. Avec son oncle Kourakine, il séjourna à l’ambassade de Russie à Vienne où il retrouva l’esprit de l’Ancien Régime. De retour de Vienne, il attendit sa nomination à Paris ; mais en vain. Il fut nommé responsable des institutions d’enseignement d’un district de Petersburg. C’était un poste assez important pour son âge ; plusieurs universités, lycées et écoles se trouvaient sous sa direction. Ouvaroff se lança dans le monde et prit une part active dans la vie culturelle. Il devint un des fondateurs du cercle « Arzamace » qui réunissait des jeunes partisans de la nouvelle littérature et de la nouvelle langue. Pouchkine en était membre.

En ces années-là, la jeune génération était inquiète des événements qui se déroulaient en France. Ouvaroff n’échappait pas à cette préoccupation et se demandait où la Russie et l’Europe pouvaient trouver les valeurs fondamentales permettant leur développement ; la réponse était selon lui dans l’étude de l’Orient et de la culture classique antique. S’il resta indifférent à l’Orient, il fut très attiré par la littérature antique, qui lui était déjà un peu connue et qui devint pour lui un objet d’étude et de collection.

La bibliothèque de jeunesse d’Ouvaroff était consacrée à la nouvelle littérature, notamment la littérature française. À l’âge de vingt-huit ans, il rédigea un catalogue de sa collection intitulé Catalogue des livres qui composent La Bibliothèque de Son Excellence Monsieur d’Ouvaroff (1814).

Sa bibliothèque comportait 754 titres, 2909 volumes dont 265 seulement étaient en anglais, tous les autres étant en français. Quels livres français intéressaient Ouvaroff ? Premièrement, ceux concernant les événements des dernières décennies, les livres édités après 1780 composant plus de moitié de sa collection. En deuxième lieu, les livres de l’époque des Lumières ; il y avait L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné (Paris 1751-1777) ainsi que la collection complète des œuvres de Voltaire en 23 volumes in-quarto, etc. Ouvaroff accordait une attention particulière à l’histoire des révolutions, dans l’Empire romain, en France, en Suède, etc.

Les auteurs classiques étaient présents dans des traductions françaises, et c’est dans ce secteur qu’on peut repérer les goûts d’un bibliophile, puisque le livre le plus ancien en sa possession est la traduction faite par Jacques Amyot des Œuvres de Plutarque. À cette époque Ouvaroff étudiait la littérature antique avec ostentation. À la fin d’une lettre au ministre prussien, le baron Karl Stein (1757-1831), il écrivait : « Dans vos moments de loisir, vous lirez sûrement nos amis communs Tacite et Thucydide. J’irai les lire avec vous dans le château de Stein et nous leur associerons Homère et Eschyle »7. La bibliothèque d’Ouvaroff comportait d’autres éditions intéressantes, par exemple, la collection complète du Journal des savants, en 124 volumes publiés de 1665 à 1792.

Après son mariage en 1818 et sa nomination au poste de président de l’Académie des Sciences (1818) et de ministre de l’Éducation (1833), Ouvaroff eut la possibilité de constituer une grande bibliothèque, répondant entièrement à ses idéaux. Son mariage lui apporta en dot une riche propriété, « Porétchyé », à cent quarante kilomètres de Moscou, avec 4000 serfs.

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Poretchié, estampe sur la page de titre de Ukazatel’ poretskogo muzeuma dlia posetitelei [Guide du museum Poretchié pour les visiteurs], Moscou, 1853 (Bibliothèque historique publique d’État de Russie).

Le poste de ministre lui donna une indépendance financière et facilita les acquisitions de livres qu’il pouvait faire en Europe. Ouvaroff fit reconstruire la maison de « Porétchyé » selon ses goûts et y installa sa bibliothèque. En plus de sa bibliothèque, il y établit son « Muséum » d’antiquités. Pour enrichir ses collections, Ouvaroff visita l’Italie à plusieurs reprises. Sa bibliothèque fut achevée dès les années 1830.

Ouvaroff attachait une grande importance à l’environnement de sa bibliothèque. Selon lui, sa maison devait ressembler à une académie antique où la bibliothèque occupait la place centrale. La bibliothèque se trouvait au premier étage de la maison. De la pièce centrale où se trouvait le cabinet de travail, deux ailes menaient à la bibliothèque. Par comparaison avec d’autres pièces, l’intérieur de la bibliothèque était assez modeste, mais même là, il y avait des bustes de Raphaël, de Michel-Ange, de Dante, du Tasse, de l’Arioste et de Machiavel.

La bibliothèque comportait 12 000 volumes. Tous les livres étaient reliés, plusieurs avaient une reliure à décor doré aux armes d’Ouvaroff. Voici comment un contemporain décrivait ce qu’il avait vu à Porétchyé et notait la place centrale occupée par les auteurs classiques 8: « Vous voyez Homère depuis la première édition florentine de l’Iliade et de l’Odyssée, et dans toutes les suivantes, des éditions du XVe siècle avec des scholies de Didyme et d’Eustathe aux éditions de Clarke et d’Ernesti avec les prolégomènes de l’allemand Wolf, les raisonnements de Kreuzer et du propriétaire lui-même... Les classiques latins sont dans le même ordre. Vous pouvez lire Virgile en édition Elzévir », etc. .En ce qui concerne la littérature française, il remarquait : « il n’y a pas moyen de passer sans regarder les excellentes éditions de Corneille, Racine, Voltaire, Molière, Bossuet, Fénelon, Montesquieu, Rousseau ». Dans cette bibliothèque, on trouvait encore les sciences naturelles, la philologie, les Belles-lettres jusqu’à Walter Scott, des livres en langues orientales, y compris le chinois, les œuvres de Champollion enfin les atlas précieux de Bruet, de Dufour, de Lappi et d’autres.

Il était impossible de constituer une telle bibliothèque sans l’aide d’un bibliothécaire professionnel, d’autant plus que le propriétaire travaillait à Saint-Pétersbourg et ne venait à Porétchyé que pour de courts séjours en été. Ce bibliothécaire était un Français, Auguste Ladrague. Jusqu’à présent nous ne possédons que très peu d’informations sur cet homme. Né « à la fin de l’empire, au centre de la Champagne »9, il vint à Moscou après 1812 ; il était étroitement lié à des Français « moscovites », y compris le Chevalier François-Joseph d’Ysarn de Villefort. Ladrague travaillait dans la librairie Gautier quand il entra au service des Ouvaroff., dont il connut à Porétchyé deux générations. Lui-même collectionnait les livres et nous avons trouvé son ex-libris sous celui d’Ouvaroff.

C’est lui qui prépara le catalogue intitulé « Sciences secrètes » et consacré à la partie « maçonnique » de la bibliothèque10.

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Ex-libris de Ladrague (Bibliothèque historique publique d’État de Russie).
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Auguste LADRAGUE, Bibliothèque Ouvaroff. Catalogue spécimen, Moscou, W. Gautier, 1870. Avant-titre et page de titre (Bibliothèque historique publique d’État de Russie).

À l’heure actuelle, l’opinion publique russe connaît le comte Serge Ouvaroff comme celui qui a créé la triade de l’idéologie russe : « orthodoxie, autocratie, patriotisme ». Mais dans ses opinions personnelles et surtout comme bibliophile, Ouvaroff était un enfant de l’époque des Lumières ; il constitua une riche collection de livres hermétiques, maçonniques et mystiques, où les œuvres du mystique allemand Jacob Boehme, par exemple, occupaient une place importante.

À la mort de Serge Ouvaroff en 1855, sa bibliothèque comptait près de 70 000 volumes. Dans les archives de la Bibliothèque historique à Moscou, il y a des inventaires manuscrits, avec des notes de Ladrague, montrant que celui-ci se préparait à composer le catalogue des autres parties de la bibliothèque. Nous ne connaissons pas les raisons qui l’empêchèrent de terminer ce travail.

La collection de Serge Ouvaroff fut enrichie par son fils et sa belle-fille et en 1918, elle fut nationalisée par le pouvoir Soviétique et remise au Musée historique d’État. En 1938, elle fut transmise à la Bibliothèque historique publique comme d’ailleurs toute la bibliothèque du Musée historique.

Alexandre Dmitrievitch Tchertkov (1789 -1858) et sa bibliothèque « russe »

Alexandre Tchertkov naquit en 1789 à Voronezh, où son grand-père était gouverneur général. La famille n’était pas de souche aristocratique, mais elle était très riche. Alexandre reçut une instruction assez traditionnelle, c’est-à-dire à la maison, sous la direction d’un Français, Monsieur Mortel, qui entra au service des Tchertkov au moment des événements importants en Europe tels que l’arrivée de Napoléon au pouvoir ou le début de la guerre en Europe ; d’après les états de service de Tchertkov, « il sait lire et écrire en russe et en français, et a des connaissances en géographie et en histoire »11.

En 1809, Tchertkov rejoignit la garde à cheval. Pendant la guerre de 1812, il appartint à la réserve mais lors de la campagne de 1813-1814, il prit part aux combats et il entra à Paris avec l’armée russe. C’est alors que son intérêt pour les livres et pour la numismatique (une autre passion de Tchertkov) s’éveilla. Dans ses journaux, il décrit ses visites chez les bouquinistes sur les quais et ses achats de livres. Etonné par le faible prix des livres, il écrit « ainsi on achète un traité de physique en trois volumes de L. J. Brisson12 pour dix francs ou l’édition des Médailles du Règne de Louis XIV, Paris, 1703, in quarto, pour un franc13.

Après avoir été nommé colonel en 1822, Tchertkov démissionna. Animé d’un vif désir de travailler pour l’instruction de son pays, il voyait dans l’étude de l’histoire de la Patrie, le moyen d’y parvenir. Les sources nécessaires, quand elles existaient, étaient dispersées dans des archives et dans des publications russes. Tourné vers la culture européenne, Tchertkov souhaitait utiliser principalement les mémoires des voyageurs et des savants européens sur la Russie, notamment parce qu’il se représentait l’histoire de la Russie comme une partie de l’histoire slave. Dans les sources historiques il englobait les manuscrits, les éditions imprimées, les monnaies et les trouvailles archéologiques. Nous laisserons de côté ses activités archéologiques et numismatiques pour nous intéresser de plus près à celles du collectionneur de manuscrits et de livres.

Après sa démission en 1822, Tchertkov voyagea pendant deux ans. Il visita Vienne, Venise, Rome, passa quelque temps en Sicile, puis visita de nouveau l’Italie continentale et la Suisse. Partout il achetait des livres, recherchait des manuscrits slaves et travaillait dans les bibliothèques. Il s’intéressait à l’histoire des Slaves et à la numismatique. Voilà comme il décrit lui-même sa manière de vivre à Rome : »Je me lève à 7 heures, je prends mon café, tout seul ou avec monsieur Racon… Ensuite je vais acheter des livres aux enchères et je rentre chez moi vers 4 heures de l’après-midi »14.

La guerre russo-turque le fit revenir à l’armée. Mais après avoir définitivement quitté le service en 1829, il s’installa à Moscou où il prit une part active à la vie publique : il fut plusieurs fois élu maréchal de la noblesse moscovite ; il organisa une école d’art, il fut tuteur dans plusieurs lycées ; il publia des ouvrages historiques, devint membre de deux sociétés scientifiques, président de « la Société d’histoire et d’antiquités russes » et membre de « la Société des amis de la littérature russe ».

Son activité principale était la constitution de sa bibliothèque qu’il appelait la « Всеобщая библиотека России (Bibliothèque universelle de la Russie) ». Il écrit dans la préface au catalogue qu’il « avait l’idée patriotique de constituer une bibliothèque, qui comporterait des matériaux pour étudier notre Patrie au sens le plus général ». Dans ce but, il décida de « collectionner tout ce qui s’était écrit sur la Russie dans toutes les langues » 15. Pendant vingt ans, il y réussit presque. En tout cas, sa bibliothèque fut la meilleure collection de la Russie jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que la Bibliothèque impériale publique fit concurrence à la bibliothèque de Tchertkov.

Pour constituer une telle bibliothèque, il eut recours à toutes les possibilités. Premièrement, les voyages à l’étranger et l’achat de livres sur place. Après son séjour en Europe pendant deux années en 1822-1824, Tchertkov y retourna dans les années 1838-1839. Il entreprit même des voyages consacrés à la recherche de livres rares ; c’est ainsi qu’il se rendit à Vienne, Dresde, Francfort et dans d’autres villes allemandes pour trouver un livre très rare sur les Étrusques. Deuxièmement, l’aide d’autres collectionneurs, collègues et savants. Une des personnes les plus actives dans la constitution de la bibliothèque fut Serge Sobolevsky, qui rapporta lui-même des livres, par exemple d’Espagne où Tchertkov n’alla jamais ; celui-ci recommanda au bibliophile des libraires partout où il avait ses propres sources d’achat : Weigel à Leipzig, Asher à Berlin, Bohn, Rood et Thorpe à Londres, Tosi à Milan, Cibin à Vienne. Troisièmement, la commande des livres auprès de libraires et des commissionnaires étrangers ; en France, par exemple, c’étaient Techener et un certain Leban, qui étaient capables de parcourir la France entière pour trouver un livre commandé. Possédant d’importantes ressources, Tchertkov envoyait partout des listes de livres qui l’intéressaient. L’édition du catalogue de sa bibliothèque eut notamment pour but d’informer les commissionnaires sur les livres déjà achetés.

Un des obstacles dans la constitution de la bibliothèque fut la censure. Tout livre étranger était arrêté à la douane de l’Empire russe et examiné pour vérifier son « loyalisme ». Il y avait trois possibilités : livres à circulation libre, livres interdits au public (le propriétaire s’engageait à ne communiquer ce livre à personne), livres soumis à l’interdiction absolue. Dans les archives, on retrouve, par exemple, des informations sur un lot de soixante douze livres apportés de Paris par Tchertkov en 1854 ; soixante deux livres peuvent passer sans restriction, six livres sont rendus contre l’engagement de ne pas les faire circuler (parmi eux E. D. Clarke, Voyage en Russie, Tartarie et Turquie, Paris, 1812) et deux sont catégoriquement interdits. (Alfred de Musset, Premières poésies, Paris, 1828-1835, et C.V. Krasinski, Histoire et religions des peuples slaves, Paris, 1853).

En 1838, Tchertkov fit éditer un catalogue de sa bibliothèque et, en même temps, un premier supplément ; sept ans plus tard, fut publié le deuxième supplément. Tchertkov avait élaboré un système original pour son catalogue. Il lisait tous les livres avant de les cataloguer et écrivait des notes et commentaires sur les livres, qui sont particulièrement précieux pour les bibliophiles ; l’auteur ne se limitait pas à la description du contenu du livre mais il donnait son appréciation. Voici un exemple. Après la description bibliographique de la brochure de S. Ouvaroff, Le prince de Ligne, St. Petersbourg. 1842, 42 pages, on trouve la remarque suivante : « Si le nom de l’auteur n’était pas connu [il n’est pas indiqué sur le livre – M. A.], chacun pourrait supposer que ce beau portrait du prince de Ligne a été écrit à Paris par un écrivain français très éloquent. Du point de vue bibliographique, cette édition est très rare, car elle a été imprimée à très peu d’exemplaires » 16.

Le catalogue est divisé en six sections. Dans la première intitulée « Histoire », il n’y a rien qui ne soit directement ou indirectement lié au sujet essentiel du catalogue, qui est « l’histoire de la Russie dans toutes ses manifestations ». Il est évident que Tchertkov n’a pas inséré dans le catalogue, des livres qui ne se rapportaient pas au sujet principal pour ne pas rompre la cohérence de son projet. C’est ainsi qu’il laissa de côté des livres achetés comme raretés bibliophiliques ou des livres achetés occasionnellement, par exemple, les poésies d’Alfred Musset retenues par la censure qui avaient été achetées par la fille de Tchertkov pour être lues en voyage.

Grâce à cette bibliothèque consacrée à l’histoire de la Russie, Tchertkov entendait apporter son soutien aux sciences et à la diffusion du savoir. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que la bibliothèque ait été accessible aux savants et aux relations du propriétaire. Les livres étaient lus sur place et même prêtés. Tchertkov élabora lui-même le classement de sa bibliothèque qui ne ressemblait pas au système européen ; on y trouvait des incohérences et des doublons. Sur chaque livre, le collectionneur indiquait au crayon la section à laquelle celui-ci appartenait. Sur le feuillet de garde, il écrivait un commentaire portant –comme c’est souvent le cas chez les collectionneurs- sur la rareté du livre (« édité à l’insu de l’auteur », »probablement l’exemplaire unique de la bibliothèque d’Yl. I. Békétov, d’où il est venu dans notre collection ») ou bien il indiquait le prix ou les circonstances de l’achat : « Livre rare. J’ai payé 5 scudos » ; « 1 scudo, 50 bajochi, Rome 1857 » ; « acheté à Rome à la vente des livres du comte Pietro Aléti », etc.)

Après la mort de Tchertkov, fut publiée la deuxième édition du catalogue qui adopte une nouvelle classification et inclut tous les livres, et non plus seulement ceux concernant l’histoire de la Russie 13. C’est Alexandre Tchertkov qui avait commencé à rédiger le catalogue de sa bibliothèque afin de la rendre plus accessible au public car, à ses débuts, celle-ci n’était mise qu’à la disposition des relations du collectionneur. Tchertkov décida donc lui-même de l’organiser sur une base scientifique, et c’est le bibliophile et bibliographe Serguey Sobolevsky qui s’attela à cette tâche. Ayant pris pour base de classification le système du British Museum, Sobolevsky découpa, dans le catalogue imprimé les notices déjà rédigées et composa ainsi un nouveau catalogue. Plus tard ce catalogue fut imprimé, sous la direction de l’autre bibliothécaire de Tchertkov, l’historien Piotr Barténiev (1829-1912 ).

Le fils d’Alexandre Tchertkov, Grigory ouvrit la bibliothèque au public en 1863, réalisant ainsi la volonté de son père (L’annonce disait : « Monsieur G.Tchertkov invite [...] les passionnés d’éducation, nos savants et nos littérateurs, ainsi que les connaissances du bibliothécaire et n’importe qui, à visiter la bibliothèque trois fois par semaine » 17. Le sort de cette bibliothèque fut heureux. Grigory Tchertkov donna la bibliothèque à la ville de Moscou et elle fut pendant quelque temps la « Bibliothèque municipale Tchertkov de Moscou ». Puis la Douma de Moscou l’attribua au Musée historique de la Russie. En 1938, cette bibliothèque fut remise à la Bibliothèque historique publique, où elle se trouve jusqu’à présent.

Nous avons donc envisagé deux bibliothèques différentes, constituées par des représentants de la même génération. La première, celle du comte Ouvaroff, ressemble beaucoup aux collections « classiques ». L’accès à ces bibliothèques était très réduit : la bibliothèque d’Ouvaroff n’a été utilisée que par quelques professeurs de l’université de Moscou. Ce fut la même chose pour celle du comte Roumiantsev à Saint-Petersbourg qui, dans les années 1840 et 1850, était plutôt une accumulation de livres. La deuxième bibliothèque, celle d’Alexandre Tchertkov, était au contraire, très fréquentée. Du vivant de son propriétaire les livres étaient prêtés aux savants et aux passionnés de l’histoire. Plus tard, Léon Tolstoï utilisa ses fonds (quand il écrivit son roman « Guerre et Paix ») ; d’autres écrivains, des historiens firent de même. Ce qui est très important, c’est que la tradition commencée par Tchertkov, celle de collectionner les Rossica a été continuée. Sous l’influence de Tchertkov, son beau-fils S. M. Golitsyne constitua une excellente collection d’ouvrages étrangers consacrés à la Russie, qu’il offrit plus tard à la bibliothèque municipale Tchertkov. C’est cette tradition qui a amené la création d’une section spécialisée, appelée « Rossika », à la Bibliothèque impériale publique à Saint-Petersbourg.

La troisième génération (à partir des années 1830), Serguey Alexandrovitch Sobolevsky (1803-1870) et sa bibliothèque « cosmopolite »

À la génération suivante, on cessa de prendre ses distances par rapport aux modèles français. Notre personnage principal pour cette période, Serguey Sobolevsky, naquit en 1803, donc au XIXe siècle. Comme tous les autres collectionneurs que nous avons étudiés, il eut un gouverneur français et il parlait le français à merveille ; mais son éducation ne fut pas entièrement tournée vers la France et il devint anglomane. Ayant fait de bonnes études – il termina un pensionnat de l’université de Moscou – et disposant d’une importante fortune qu’il accrut grâce au commerce, il consacra sa vie à la collection de livres et à la bibliographie. Il voyagea dans toute l’Europe, se faisant des connaissances dans différents pays (parmi ses amis français, il y avait Prosper Mérimée). Il prêtait une attention particulière aux descriptions de voyages, notamment aux rapports des missionnaires (il avait 400 rapports des jésuites) et à tout ce qui était écrit sur les autres pays. Le fleuron de sa collection était « Les voyages en Amérique (1590-1634) » en 55 volumes in folio dans une reliure en plein maroquin, avec la collection complète des gravures de la maison De Bry. À la fin de sa vie, Sobolevsky avait constitué une bibliothèque de 25 000 volumes, dont seulement 3000 étaient en russe. La section consacrée à l’histoire du livre et à la bibliographie n’avait quasi aucune lacune. Tous les livres portaient des annotations en français de la main du possesseur et qui concernaient la valeur de l’édition. Le bibliographe Ivan Yanjoul qui vit cette bibliothèque, écrit que beaucoup de livres « étaient marqués comme « unica » ou bien que le deuxième exemplaire de cette édition se trouve chez le prince [...] ou dans une Hofbibliothek... »18.

Sobolevsky prêtait volontiers ses livres à ses amis, notamment à Alexandre Pouchkine. Il apporta aussi ses livres au poète et officier Lermontov lorsque ce dernier fut arrêté, à la suite d’un duel. Sa bibliothèque était connue également hors la Russie. Jacques-Charles Brunet (1780-1867) mentionne souvent cette bibliothèque dans son « Manuel du libraire et de l’amateur de livres » et il cite même une lettre que Sobolevsky lui a adressée19.

Cette bibliothèque ne peut pas être considérée comme « russe » ou « française » ; elle était cosmopolite. Il n’y avait pas de limites pour son propriétaire, qui achetait tout livre jugé nécessaire dans n’importe quel pays, en n’importe quelle langue. Pareille bibliothèque ne pouvait apparaître en Russie qu’au XIXe siècle et elle reflétait les nouvelles tendances bibliophiliques de l’élite culturelle russe.

Le sort de cette bibliothèque fut triste. Après la mort de Sobolevsky en 1870, elle fut mise aux enchères et vendue à Leipzig par les héritiers ; plus de 500 volumes furent achetées par l’université de Leipzig et par le British Museum ; le reste fut dispersé dans le monde entier, y compris en Russie, et la Bibliothèque historique possède ainsi des livres avec l’ex-libris de Sobolevsky.

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Ex-libris de Sobolevsky (Bibliothèque historique publique d’État de Russie).

Conclusion

Pendant une période courte – un peu plus de quarante ans : les années qui séparent Boutourline de Sobolevsky –, nous pouvons observer trois générations successives de collectionneurs. Dans un premier temps, il s’agit de copier des modèles français et de créer une « Petite France » en Russie, à l’aide de livres. La bibliothèque de Dmitry Boutourline est un exemple frappant de ce phénomène. Dans un deuxième temps, nous voyons apparaître, chez les bibliophiles russes, le désir de trouver leur propre voie. Les uns, s’appuyant sur la culture française de l’Ancien Régime, s’intéressent à l’antiquité classique et y voient un modèle pour la constitution de « Lumières à la façon russe » – c’est le cas du comte Ouvaroff. Les autres adhèrent aux idées des Lumières, mais des Lumières interprétées en fonction de l’intérêt national russe et donnent à leurs collections un caractère pratique, parce qu’ils cherchent à constituer des collections complètes, du point de vue scientifique et à les mettre à la disposition de tous ceux qui peuvent en avoir besoin ; Alexandre Tchertkov témoigne de la possibilité de réaliser un tel modèle. Enfin, dans une troisième étape, les bibliophiles ne se sentent plus liés à un modèle national, qu’il soit français ou russe : ils complètent leurs collections selon l’image qu’ils se sont faits de leur bibliothèque. Un savant cosmopolite comme Serguey Sobolevsky réalisa ce programme avec succès. Plus tard les bibliophiles russes et français se rapprochèrent, mais il s’agit là d’un autre sujet.

Notes

1 SOMOV (Vladimir), « Les aristocrates russes acheteurs de livres en France », dans Le livre voyageur. Constitution et dissémination des collections livresques dans l’Europe moderne (1450-1830), éd. D. Bougé-Grandon, Paris, 2000, p. 227-249, p. 242.
2 VIGÉE-LEBRUN (Louise-Élisabeth), Souvenirs de Mme Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Paris, H. Fournier, 1835-1837, vol. 3, p. 74.
3 Catalogue des livres de la Bibliothèque de S.E.M. le comte le Boutourlin, revu par MM. Ant.-Alex. Barbier ... et Charles Pougens, Paris, Impr. De C. Pougens, An XIII [1805].
4 Psaume (Etienne), Dictionnaire Bibliographique, ou Nouveau Manuel du libraire et de l’amateur de livres. Paris 1824, p.180.
5 SOMOV (Vladimir), « Les aristocrates russes acheteurs de livres… », p. 241.
6 Pertz (Georg Heinrich), Leben des Freiherrn vom Stein. Band 3 (1812-1814), Berlin, 1851, p. 697-698 (en russe, Ouvarov (Serguey Semionovitch), « Une lettre au baron Stein. Petersbourg, le 18 novembre 1813 », dans Русский архив [Les archives russes], 1871, n° 2, colonne 0130).
7 PERTZ (Georg Heinrich), Leben…,p. 698
8 Давыдов И.И. Поездка в Поречье [Davydov (I.I.), Le voyage à Porétchyé], Москвитянин. [Mosvitjanin], 1841, vol. 5, n° 9, р. 157-159.
9 YSARN VILLEFORT (François-Joseph d’), Relation du séjour des Français à Moscou et de l’incendie de cette ville en 1812, par un habitant de Moscou, suivie de divers documents relatifs à cet événement, le tout annoté et publié par A. Gadaruel [Ladrague], Bruxelles, F. J. Olivier, 1871.
10 [LADRAGUE (Auguste)], Bibliothèque Ouvaroff. Catalogue spécimen, Moscou : impr. de W. Gautier, 1870.
11 Фролова М.М. Александр Дмитриевич Чертков (1789-1858) [Frolova (M.M.), Aleksandr Dmitrievich Tchertkov (1789-1858)], Мoscou, 1997, p. 68.
12 BRISSON (Mathurin Jacques), Traité élémentaire ou principes de physique, Fondés sur les connaissances les plus certaines, tant anciennes que modernes, & confirmés par l’expérience, Paris, Imprimerie de Moutard, 1789, 3. vol., in 8º.
13 Чертков А.Д. Дорожные дневники [Tchertkov (A. D.), Les cahiers de voyage], Moscou, 1983 (Очерки по истории отдела нумизматики ГИМ: Нумизмат. сб. [Essais de l’histoire de la section numismatique du Musée historique: Numismate]).
14 Frolova (М. М), Tchertkov…, p 219.
15 Чертков А.Д. Всеобщая библиотека России [Tchertkov (A. D.) La bibliothèque universelle de la Russie], Мoscou, 1838. p. 3.
16 Чертков А.Д. Всеобщая библиотека России. Прибавление 2 [Tchertkov (A. D.), La bibliothèque universelle de la Russie, 2e supplément], M., 1845, p. 349-350.
17 Бартенев П.И. Библиотека Черткова [Barténiev (P. I.), La bibliothèque Tchertkov], Русский архив [Les archives russes], 1863, n° 1, col. 10.
18 Апостол П.Н. Библиофил С.А. Соболевский [Apostol (P. N.), Bibliofil S. А. Sobolevsky), Книга. Исследования и материалы. [Livre. Recherches et matériaux], réc. 67, p. 253.
19 BRUNET (Jacques-Charles), Manuel du libraire et de l’amateur de livres, 5e éd., Paris, 1860, t. I., p. 1897-1902.