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La joie de la liberté et le prix de la respectabilité
Autour des chartes d’affranchissement anglaises (v. 1160-1307)*

Je voudrais aujourd’hui vous présenter l’esquisse d’une recherche assez complexe que j’ai entamée il y a déjà près de quarante ans. Mon but est d’analyser et de comprendre un corpus de chartes d’affranchissement venant d’Angleterre et couvrant une période qui s’étend entre le dernier tiers du xiie siècle et le commencement du xive siècle, de 1160 environ jusqu’à 1307. J’ai pu jusqu’à présent rassembler quelque cent cinquante actes. Cela veut dire que je possède au moins une charte d’affranchissement, de l’une ou l’autre région du royaume, pour chaque année du xiiie siècle, avec en prime un certain nombre d’actes pour les dernières décennies du xiie siècle. Cela posé, il existe des arguments excellents pour nous convaincre que l’on a rédigé une quantité bien supérieure de chartes d’affranchissement, parce que l’on a perdu ou laissé disparaître ce type d’actes bien plus volontiers que les dons de terre.

Une grande partie des chartes que j’ai rassemblées proviennent d’un nombre limité de maisons religieuses, dont les occupants ont à l’évidence archivé ou enregistré la plupart ou la totalité des affranchissements auxquels ils avaient pris part. Mais on trouve d’autres monastères qui ne voulaient apparemment conserver qu’un ou peut-être deux exemplaires de chartes, pour servir de précédents à l’avenir. Et l’on peut comprendre sans difficulté que les compilateurs des cartulaires à la fin du Moyen Âge n’aient plus éprouvé beaucoup d’intérêt à perpétuer la mémoire de ces textes démodés et sans aucune utilité à leur propre époque. Or, puisqu’il était si important pour le serf libéré et sa famille de faire conserver leur charte, il faut supposer que l’absence de chartes dans les fonds de monastères où nous n’en retrouvons plus, peut dissimuler bien des pertes et des destructions. Dans le passé, donc, le nombre de chartes était sans doute beaucoup plus grand. Des arguments semblables peuvent être appliqués à d’autres sources prolifiques d’affranchissements, les registres épiscopaux et les finales concordie, ces procès-verbaux officiels des compositions en justice. Enfin, je vais suggérer un peu plus tard que certaines des chartes qui semblent consigner de simples donations de serfs étaient peut-être en réalité des affranchissements. Tous ces petits détails sont capables de modifier radicalement la statistique. Mais on en reste hélas réduit à deviner les vrais nombres. Je ne prétends pas que les affranchissements étaient aussi banals que les dons de terre ; ce serait une absurdité. Mais les nombres dans cette période d’un siècle et demi étaient sûrement beaucoup plus élevés que les érudits du passé ne l’ont jamais imaginé.

Chaque charte conserve la mémoire d’un petit événement de la vie rurale de l’Angleterre médiévale, un événement perdu, un témoignage modeste et sans prix sur la vie des campagnes, sur une partie de la vie quotidienne trop facilement négligée, qui mérite bien notre attention pour ses implications économiques et sociales et pour l’histoire des rituels propres du monde laïque.


Je propose de commencer à bâtir ma réflexion sur ces bases, en tentant de reconstituer par l’imagination l’un des ces événements perdus. Imaginons comment il est survenu, quels personnages y assistaient et pourquoi1.

Dans la cinquième décennie du xiiie siècle, la comtesse Clementia de Chester et Lincoln était assez âgée ; elle était veuve depuis quelques années, et c’était une si grande dame, qu’elle avait conservé ou regagné sa capacité à agir de son propre chef. Quelques jours avant Pâques, elle avait entrepris un voyage dans les profondeurs lointaines du Lincolnshire, et parvint à l’obscur village de Long Bennington, l’une de ses nombreuses propriétés mineures. L’endroit ne lui était pas vraiment étranger, parce qu’elle l’avait apporté en dot lors de son mariage. Sa famille, la famille française de Fougères, lui restait naturellement très chère. Bien des années auparavant, alors que son mari, le comte Rannulf III (mort en 1232), était encore en vie, elle l’avait persuadé de doter Savigny, le monastère familial des Fougères, de l’église de Long Bennington et de terres au même finage. Après son décès, elle avait accompli son devoir d’épouse en faisant quelques riches donations pour son âme. Maintenant, le moment était arrivé de prendre soin des âmes de ses ancêtres Fougères, et aussi, sans doute, de se mettre en règle avant sa mort imminente. Une occasion qui s’est présentée l’a fait partir en voyage.

Ce matin, le village grouille de personnes qui s’affairent çà et là. Tout le monde se dirige vers le carrefour situé juste à l’extrémité du village. La comtesse est arrivée à cheval, avec ses demoiselles et son entourage. Elle a quitté de très bonne heure la résidence la plus proche capable d’héberger assez confortablement une dame de son âge et de son rang. Les notables du voisinage, eux aussi à cheval, s’assemblent de partout près d’elle, quelques-uns venus d’un proche village, les autres de plus loin, parfois même d’une vingtaine de kilomètres. De l’autre côté de la petite place, les villageois convergent, à pied, marchant dans la boue. Il pleuvait sans doute doucement : après tout, c’est l’Angleterre, au printemps. Une foule considérable se rassemble, mais divisée en deux, car les paysans n’osent pas s’approcher des grands. Au milieu des petits gens, traînant les pieds nerveusement, se dressent deux frères paysans, les deux fils d’Alice, Gauthier et Pierre, avec leurs femmes et leurs familles. Les félicitations répétées et bienveillantes de leurs amis ne peuvent les empêcher de frissonner de froid ; ils sont tous pieds nus, ne portant que de simples chemises. La grande dame se tient à quelques dizaines de mètres, entourée de ses serviteurs et agents. Les chevaliers et ses amis se dressent à leurs côtés. Des flatteurs essaient de les rejoindre, et parmi eux le père Jean, qui est le curé de la paroisse, et aussi un moine de Savigny qui représente son prieuré.

La comtesse a déjà trop longtemps attendu. À son signal, le père Jean se hâte de faire sonner la cloche et de déclarer le commencement de la cérémonie. À son retour, il reste tout près, avide de participer à la scène, et ainsi de tirer meilleur profit des bienveillantes dispositions de la comtesse. La comtesse voudrait bien jouer son rôle en personne, mais elle doit garder les mains propres. C’est son bailli qui, respectant scrupuleusement les formes, se saisit des deux paysans serfs, chacun par le toupet, les conduit au carrefour, au centre duquel il les arrête. Là, il les fait tourner et regarder vers chacune des quatre routes tour à tour. C’est maintenant à la comtesse de parler. Elle s’adresse aux deux serfs : « Je vous affranchis, vous, et avec vous toute votre descendance [sequela, un terme pas très honorable, que l’on utilise aussi pour les petits des animaux] et tous vos biens. Soyez à partir de maintenant libres d’aller où vous voulez, parce que je vous abandonne tous les droits que j’avais sur vous, pour ce qui me regarde et aussi pour ce qui regarde mes hoirs, et mes successeurs, et même l’église de Bennington, à la seule exception du denier d’argent que vous devrez rendre chaque année, le dimanche de Pâque, sur l’autel de cet église. »

Ce discours fait plus que communiquer des pensées ou des idées. Les paroles libèrent les deux serfs sans qu’il soit besoin d’aucune autre action. C’est ce que les linguistes appellent une parole performative, un acte de parole, qui accomplit ou exécute des actions à l’instant même où il les formule et les exprime. J’imagine que la comtesse l’a accompagné de quelque rituel de déguerpissement ou guerpitio, mais pour le présent j’ignore comment le reconstituer.

Par la suite, la comtesse remet les deux hommes au père Jean, qui les attendait, de ses mains dans les siennes ; c’est une manumissio, mais aussi une traditio, qui transfert une saisine. Tout cela est incontestable. Ceux qui assistent aux événements comprennent ce qu’ils ont vu. Mais nous, observateurs d’une époque lointaine, restons un peu incertains du résultat. Gautier et Pierre restent-ils serfs, mais maintenant serfs du prêtre et de son église ? Je crois que la foule pense avoir assisté à un affranchissement. De leur point de vue, la comtesse a montré sa clementia ; Clémence par son nom, elle a été clémente dans les faits.

Comme s’il sentait la nécessité de supprimer toute ambiguïté, le père Jean a bien pris soin de faire passer les deux nouveaux clients de son église hors de ses mains, au vu et au su de tous. Sortis des mains de la servitude, les deux frères sont bien « manumis ». Main dans la main, ils entrent dans l’église, chacun suivis de sa famille (sa sequela), et parcourent la nef jusqu’à l’autel, où chacun ramasse un denier d’argent, le pose un instant sur sa tête et ensuite sur l’autel, en offrande à saint Swithin, le propriétaire de l’église. Le père Jean exprime ses remerciements, d’abord à son saint, ensuite à la sainte Vierge pour Savigny, et finit par enjoindre ses nouveaux clients de se souvenir de leurs obligations, de ce qu’ils doivent toujours à saint Swithin et aussi sans doute à la comtesse. Les parents des deux frères, eux aussi, tête inclinée comme s’ils priaient, montrent qu’ils écoutent attentivement.

Mais il est déjà tard. Les « great and good », les personnages de haut rang, sont impatients de manger et de boire. Ils quittent l’église, rassemblent leurs domestiques, montent à cheval et se hâtent vers le manoir. Les voisins et tous ceux qui espèrent les rejoindre à table les suivent. Et les deux familles des nouveaux libres ? Les a-t-on abandonnées ? Sans nul doute le moment est venu d’exprimer la joie de la liberté toute nouvelle. Puis-je décrire les habitants du village affluant pour les féliciter, leurs amis, leurs voisins, leurs connaissances ? Eux aussi veulent se restaurer, de la bière et du fromage qui les attendent sur les mêmes tréteaux, un petit moment de fête un peu bizarre qui a rassemblé tous les habitants du village sans les unifier. Le repas achevé, tout le monde reprend la vie quotidienne.

Je ne peux pas jurer de la véracité de tous ces détails, mais j’ai tout de même une source à la base de tout que je viens de décrire. Je vous ai raconté mon histoire, reconstituée, mon petit roman afin de mettre à l’épreuve les présupposés que nous autres historiens adoptons quelquefois sans y consacrer autant de réflexion que le problème le demande. Je pose des questions qui sont coutumières aux auteurs de fictions, car chaque romancier sait bien qu’il lui faut rendre plausibles et croyables les détails, la scène entière, s’il veut convaincre ses lecteurs, et les amener à suivre son récit jusqu’au dénouement. C’est un type de questions auquel nous autres érudits devons peut-être répondre à notre tour de temps en temps. Il faut identifier les problèmes, dégager les questions gênantes, pour commencer la quête des témoignages qui peuvent les résoudre. Je vous prie de m’excuser pour l’exercice si peu professionnel par lequel j’ai commencé ; son résultat est de me renvoyer aux chartes, pour les lire et relire en vue d’une compréhension un peu plus profonde.


Car c’est l’un des détails de cette petite histoire romancée qui a lancé mon étude. J’avais en effet, depuis longtemps, remarqué que les chartes d’affranchissement impliquaient trois parties, et pas seulement deux. Il y avait un seigneur (qui devenait l’ancien seigneur), un serf (qui devenait le serf libéré), et quelqu’un d’autre, une troisième partie à la transaction. Les chartes explicitent les circonstances de la participation de cette troisième partie de diverses façons. Des documents, en effet, il ressort que le détail des modalités de l’affranchissement diffère substantiellement d’un acte à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un comté à l’autre, d’une seigneurie à l’autre. De ce trait je déduis que la diversité de structure des rituels était systémique, qu’elle représentait quelque chose de plus important et de plus intéressant qu’un simple choix diplomatique sur le mode de composition du texte de la charte. Faute de pouvoir aujourd’hui détailler tous les scénarios possibles, je voudrais citer l’un d’entre eux seulement : le seigneur concède, par une charte scellée de son sceau, « son » nativus (un terme qui dénote un dépendant de naissance, lié par une condition héréditaire) à un saint et à son église « ad liberandum », pour l’affranchir. La relation explicite de l’intention du donateur est dans presque tous les cas suivie d’une formule tout autant explicite par laquelle le seigneur renonce à ses droits et à ceux que ses héritiers pourraient estimer leur appartenir sur le nativus, sur sa femme, sur sa sequela et sur tous ses catalla, ses biens.

La plupart des premières chartes de mon corpus font intervenir trois parties, comme bien des actes plus tardifs. Mes prédécesseurs érudits n’y voyaient aucun problème. Les premiers traités de common law, mis sous les noms de Raoul de Glanvill (1187–1189) et de Henri de Bracton (1219–1227), se servent de la langue des écoles des deux droits pour expliquer le besoin d’un intermédiaire entre le seigneur et le serf. La logique qu’ils suivent s’approche de celle de l’esclavage romain. Le dominus a propriété sur son servus ; le servus ou vilain lui appartient. Ergo, le serf n’a rien, il n’est pas capable d’acheter sa liberté à ses frais. Il lui faut un intermédiaire, au moins à titre de fiction acceptable.

Quand j’étais étudiant, cette vision me paraissait déjà contestable, empreinte de ce type de justification ex post facto coutumière des juristes et avocats quand ils découvrent une pratique archaïque dont ils ignorent les origines et les fonctions. Car les vilains anglais n’étaient point des esclaves, ni la propriété de leurs seigneurs. Et surtout les témoignages documentaires arrivent trop tôt, dès les années 1180, à un moment où les juristes n’avaient guère encore commencé à élaborer cette conception très artificielle de la servitude. Et de plus, toutes les chartes d’affranchissement que j’ai rencontrées, sans exception, prescrivent la libération du nativus avec sa sequela et avec ses biens, « cum omnibus catallis suis ». Si les scribes qui ont mis au point les formules de nos chartes avaient suivi l’opinion des juristes, il n’y aurait eu aucun bien à libérer. Le droit romain ne permettait aux esclaves d’acquérir et de conserver de l’argent que sous la forme d’une bourse de réserve dite peculium. « Bracton » connaît ces règles, mais je n’en ai pas trouvé la moindre trace dans la pratique diplomatique ni judiciaire. Je concède volontiers que ses idées romaines concordent mieux avec la doctrine juridique postérieure du xiiie siècle, quand la common law est plus influencée par les écoles de droit. Mais, précisément, les chartes qui peuvent le mieux être conciliées avec la doctrine romaine viennent plus tard dans le siècle, et je n’en connais strictement aucune avant 1200.

Pour chercher mon explication à moi, je me dirige donc dans une autre direction. La troisième partie était un patron, sollicité comme protection, comme zone tampon entre les nouveaux libres et les descendants de l’ancien seigneur qui pourraient espérer contester le don de leur ancêtre, au motif qu’ils auraient été lésés et déshérités. Le rapport de patronage ainsi instauré possédait d’autres mérites encore. Il pouvait assurer que l’acte écrit serait mieux conservé et donc permettrait de perpétuer la mémoire de d’affranchissement au-delà des vies de ceux qui y avaient assisté. Les autels et les coffres de reliques sacrées fournissaient aux chartes un meilleur refuge qu’une cabane de paysan. L’acte d’affranchissement a créé une seigneurie nouvelle, mais bienveillante. Le nouveau libre y trouve une place convenable dans la hiérarchie des statuts ; il devient un client, une sorte de petit vassal sous la protection du saint ou de son représentant terrestre. Mais que gagne le père Jean de son côté ? Il reçoit une rente annuelle, payable en personne à l’autel, une obligation qui amènera dans l’église, le jour de son saint patron ou à quelque grande fête du calendrier, de nouvelles personnes pour agrandir la congrégation. On peut espérer donc que le saint, ou son prêtre, se « souviendront » de la liberté de leur client et pourront la rappeler si quelqu’un osait le revendiquer comme son serf.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de suggérer que cette hypothèse rend compte de tous les cas où trois parties participent à l’acte d’affranchissement. Les jeunes étudiants en droit des alentours de 1200 pouvaient bien étudier dans les écoles les théories romanisantes des traités, ils devenaient ensuite ces avocats et ces juges pour ou contre qui les scribes rédigeaient leurs chartes et bricolaient les cérémonies et rites d’affranchissement. La conceptualisation de la servitude et de la liberté ne fit que croître au fil du xiiie siècle. L’auteur dit « Bracton » n’était pas le seul de mes collègues médiévaux des cours royales à comprendre ces entités abstraites comme des types de propriété que l’on pouvait traiter à peu près de la même manière que les biens fonciers.


Je trouve une première confirmation de mon hypothèse dans les ressemblances frappantes entre les rites contenus dans les chartes anglaises et les rites, bien connus, que l’on observe en France et ailleurs en Europe occidentale, plus exactement entre les actes connus en Angleterre, par lesquels des hommes sortent de leur servitude, et les actes qui, de l’autre côté de la Manche, nous les montrent entrant en servitude. Des chartes françaises documentent un rituel d’humiliation qui marque l’entrée (la descente) en servitude d’hommes mais aussi de femmes libres. Après avoir passé une corde à son cou, l’individu pose soit plusieurs pièces d’argent (souvent quatre deniers) soit une mesure de cire d’abord sur sa tête, puis sur l’autel. Les assistants comprennent alors son intention, libre ou contrainte, de se déclarer servus du saint ou de son église. De nombreuses notices nous montrent cette cérémonie très répandue dans toute l’Europe occidentale du neuvième au douzième siècle. On connaît des exemples presque partout dans les territoires actuels de la France et de l’Allemagne, et c’était un phénomène familier de la chrétienté occidentale. Incontestablement, les acteurs avaient bien l’intention de changer de condition dans ce monde-ci, en quelque manière, et d’entrer dans un nouvel état de dépendance. Mais le mouvement (ici vers la dépendance) était inverse de celui des affranchissements anglais.

Il faut d’abord questionner cette vérité apparente. On remarque que les noms donnés à ces groupes de personnes ne tendent pas à spécifier leur servitude : ils se référent à des considérations purement factuelles telle que l’obligation de payer leur cens (tributarii, tributaires) ou des chandelles (cerocensuales), ou encore leur lien au sanctuaire (sanctuarii, sainteurs). Les spécialistes ont longtemps disputé, sans résultat décisif, de leur condition légale — libre, servile ou même demi libre. Un deuxième débat tourne autour des ministeriales, une classe très visible en Allemagne, où l’on parle souvent de chevaliers-serfs, parce que ses membres montrent la plupart des signes de servitude mais servent comme chevaliers, et parviennent souvent à entrer dans la noblesse. Chacun de ces groupes sociaux offre à l’historien des problèmes presque insolubles s’il cherche à les subsumer dans les classifications légales d’un âge postérieur. Il apparaît difficile sinon impossible de les classifier. Mais peut-être la tentative n’en vaut-elle pas la peine. Je me demande si le présupposé que l’opposition binaire entre libre et servile est centrale dans les conceptions haut-médiévales, est si bien fondé qu’on le croyait. Sur ce thème, je reviendrai plus tard. Je me contente pour l’instant de remarquer l’extrême difficulté qu’il y a à exclure strictement de la liberté chacun de ces groupes, tributaires, sainteurs, ministériaux, censuales et autres. Dans chacun de ces groupes, on peut trouver des serfs manifestes, mais aussi bien d’autres qui semblent libres. Ce mélange complexe de statuts explique et justifie que le débat se soit prolongé chez les historiens très intelligents. L’important pour mon enquête est qu’il ait existé des hommes et des femmes qui pouvaient demeurer libres après s’être subordonnés à un saint en des termes qui nous semblent clairement serviles.

Cette possibilité que la soumission de soi comme servus soit demeurée compatible avec beaucoup de liberté est corroborée par des cas où le rituel n’a aucune implication servile, ni avant ni après la cérémonie. S’y trouvent concernés rien moins que quelques saints monastiques très distingués, la lignée capétienne de saint Louis au moins jusqu’à Louis VII en remontant dans le temps, d’autres rois encore comme Henri III d’Angleterre. Tout aussi notable, la première chose que trouvent à faire les chefs croisés de 1099, aussitôt Jérusalem prise, alors que le sang coulait encore, est d’aller tous ensemble au Saint Sépulcre pour y rendre un « capitale tributum », se déclarer les vassaux de Jésus-Christ et Lui remettre ses conquêtes.

Rien de cela ne devrait trop nous étonner. Le pape prenait honneur de son titre de « servus servorum Dei » et personne ne lui disait jamais qu’il devrait en avoir honte ; personne ne laissait entendre que ce titre diminuait son pouvoir, même dans une Église qui interdisait aux serfs l’accès aux ordres sacrés. Le mot latin servus comportait une large gamme de significations, dont plusieurs pouvaient dénoter des conditions assez honorables. Son sens central indiquait le service, dans une culture où tout le monde servait quelqu’un d’autre. Chaque chrétien sait qu’il faut servir Dieu. Quant au service séculier, la question n’était pas si on devait servir, mais comment et qui. Servir un roi, ou un saint, était une affaire fort différente que d’être le serf d’un seigneur, ou même du manoir d’une église ou d’un domaine royal. Servir un puissant, ce peut être hausser sa condition. Un monde qui peut accepter que ses plus hauts personnages soient des servi sans les condamner à la honte et à la misère de la servitude peut bien s’accommoder de quelques autres servi paradoxalement libres. Et a fortiori, nos fermiers de Long Bennington, affranchis par des rituels comparables, mais jamais ensuite appelés serviles, ont acquis une vraie liberté.

Permettez-moi de résumer les deux arguments fondamentaux jusqu’ici développés. Premièrement, mes affranchissements anglais ont souvent procédé par le moyen d’un transfert du serf de son seigneur originel à une troisième partie qui n’avait aucun lien antérieur à la seigneurie ; fréquemment, mais pas toujours, c’était une église ou son saint patron ou son titulaire qui remplissait cette fonction. Deuxièmement, je suggère que l’explication de ces affranchissements à trois parties peut se chercher dans une analogie entre le serf récemment libéré et certains groupes de dépendants rencontrés en Europe continentale. Ces affranchissements anglais sont devenus une sorte de rituel de commendise, instaurant « une vassalité d’un rang inférieur », qui de l’affranchi fait le client (ou le vassal, si Susan Reynolds me le permet) d’un nouveau patron, sans donner à ce dernier le droit ni le pouvoir de l’exploiter comme serf.


Maintenant, je veux concentrer un instant mon attention sur ces cens que les libérés devaient à leur nouveau patron. Vous autres Français en êtes plus familiers que nous autres Anglais, sous le nom de chevage. Je dois m’arrêter sur la nature du chevage pour essayer de préciser le statut de ceux qui sont astreints à ce type de paiement. Or un problème surgit aussitôt : si le chevage est un signe distinctif et indubitable de la condition servile, on doit douter de l’effet de mes chartes dites de manumission, de leur capacité à affranchir. Pour résoudre cette contradiction, il faut examiner de près les mots précis des chartes et leur signification précise.

Il faut d’abord avouer que mes chartes illustrent très bien cette Entente cordiale des droits anglais et français sur laquelle j’ai écrit un article il y a plusieurs années. Les formules des chartes anglaises sont fort diverses, mais chacune est rédigée dans un style fort influencé par des modèles français, et appartenant à une tradition qui ne peut être antérieure à la Conquête normande de 1066. Le Old English State du xie siècle avait composé ses diplômes et ses autres documents dans un mode tout différent, comme je vous le rappellerai dans quelques minutes. Il est donc naturel de se tourner vers la France pour y trouver l’inspiration, sinon les sources ponctuelles.

S’acquitter de ce que l’on appelait chevage en français et capitagium en latin proclamait son essence dans une langue visuelle. Le payeur reconnaissait très publiquement la condition de son corps, la déclarait héréditaire ou au moins contrainte à répéter ses gestes chaque année. Il y a longtemps, Marc Bloch a vu dans le chevage l’un des trois « signes de servitude », reçu et accepté comme tel, selon lui, dans le nouveau servage du xiiie siècle. Il savait bien, pourtant, que, plus tôt, des paiements de ce type n’avaient pas toujours indiqué la servitude, et nous savons aujourd’hui que ces versements offraient un indice plutôt imprécis sur le statut légal du payeur, et peut-être plus tard dans le Moyen Âge que Bloch ne le pensait. On a toujours payé le chevage en reconnaissance d’une quelconque condition, surtout d’une condition acquise ou transmise par naissance. Et au xiiie siècle encore, il faut lire les textes de bien près pour décider si c’était ou non sa servitude que le payeur avouait ainsi ; a fortiori dans les siècles antérieurs. En Angleterre au moins, on trouve des paiements qualifiés de chevage, ou s’en approchant, dans tant de contextes divers que cela voue à l’échec toute théorie visant à associer exclusivement le chevage à la servitude ou même à un statut héréditaire. Quelquefois, les textes des chartes ou d’autres témoignages explicitent la cause du versement. Mais avant la grande époque des avocats, que je vois commencer dans la seconde moitié du xiie siècle, la culture ne demandait pas toujours une description écrite précise de la nature et des limites des actes relatifs au statut, comme le chevage : les grands attendaient davantage d’une explication orale, s’il en était besoin.

L’historien éprouve donc une authentique difficulté à comprendre le chevage, entre ce que dit et ce que ne dit pas le texte de la charte. Comment découvrir la pleine signification de l’acte ? Le dilemme est typique de cette époque de tournant dans l’histoire des droits européens. Pendant les décennies qui entourent l’an 1200 sont apparus pour la première fois dans les cours séculières de l’Europe occidentale de nombreux avocats professionnels, à tout le moins des avocats à plein temps, préparés à conseiller leurs clients, à répondre à des exigences techniques, et en général à plaider leur cause. Le phénomène fut amplifié quand le fin du fin, pour le bon avocat, fut de tenir son client hors de la cour. Dans le même temps, des rédacteurs qualifiés s’escrimaient à exprimer les volontés de leurs clients dans des mots précis et choisis, pour éviter toute contestation ultérieure. Aux environs de l’an 1200, les rédacteurs anglais commençaient à comprendre que leurs actes avaient de fortes chances d’être minutieusement examinés par des juges royaux, souvent passés par les écoles de droit, instruits en droit écrit, accoutumés à des procédures ouvertes par des brefs royaux soigneusement rédigés pour guider le litige dans un sens spécifique. Cette combinaison complexe de nouveautés a transformé tout le caractère des procès devant les cours royales. Les juges ont dû lire et interpréter les documents produits par les parties avec le même degré d’attention concentrée que les rédacteurs mettaient à leur formulation. En bref, on commence à voir apparaître quelque chose qui ressemble au mode d’approche des textes que nous appelons actuellement en anglais la strict construction (l’interprétation stricte) et qui prétend s’assurer que les mots ne dénotent rien que ce qu’ils doivent dire. Nous tenons là une étape importante dans la création de la common law, qui attend d’ailleurs toujours une étude approfondie.

Vous excuserez certainement cette petite digression essentielle, qui nous ramène au traité appelé « Glanvill » de 1187–1189. La façon dont son auteur traite des affranchissements procède évidemment de cette atmosphère nouvelle, où l’on soumet les chartes à une lecture minutieuse (close reading) et à la strict construction. Cela explique peut-être l’importance de ces clauses de renonciation, qui éteignaient définitivement tous les droits dont les seigneurs donateurs avaient joui sur leurs serfs avant l’acte d’affranchissement. L’auteur dit « Glanvill » les interprète strictement et conclut qu’elles n’obligent que ceux qui ont souscrit aux chartes, les donateurs et leurs héritiers. À son avis, il s’ensuivait logiquement que le serf supposé libre restait de condition servile aux yeux de tous, sauf de son ancien seigneur et de sa famille ; ses obligations n’étaient point changées ni détruites ; il restait toujours condamné à un manque presque total de droits, en particulier la capacité d’ester devant les cours royales. Dans les cas des chartes qui me retiennent tout spécialement, « Glanvill » nous incite donc à lire les textes comme des affranchissements qui rendent libres, certes, mais seulement pour le petit instant qui précède la saisine de la troisième partie, le titulaire de l’église. Le serf de naissance restait toujours serf, mais il avait acquis un nouveau seigneur, le saint. Je ne connais aucune autorité qui suive l’interprétation de Glanvill, et son opinion fut fermement réfutée par « Bracton », soutenu par la jurisprudence des années 1220. Mais s’il fallait l’admettre comme habituelle, je devrais exclure beaucoup de pièces de mon corpus d’affranchissements.

On pourrait probablement comprendre les formules comme un moyen d’indiquer que les religieux recevaient leur nouvelle propriété humaine libre de toute obligation, en franche aumône, « in pura et libera elemosina », comme le disent tant de donations de terre. Mon estimé collègue, Dominique Barthélemy, a soutenu un argument de ce genre pour l’espace français. Même de mon côté de la Manche il faut bien prendre au sérieux cette lecture, si plausible et présentée avec un tel art de la persuasion. Mais un couteau peut couper le pain dans deux sens. Je vous ai donné le sens plus naturel, à savoir que bien des chartes apparemment d’affranchissement n’étaient en réalité que des donations de serfs, une interprétation solidement étayée par les matériaux français existants. L’autre sens procède davantage de la spéculation : peut-être le procédé anglais a-t-il été mis au point avant que les cours royales n’adoptent la pratique de la « strict construction ». Cette hypothèse nouvelle introduit des conséquences intéressantes, et en même temps alarmantes. Car on trouve des clauses de renonciation dans un grand nombre des chartes anglaises de donation ou de vente de serfs. On est alors obligé de considérer la possibilité que quelques-unes au moins de ces ventes apparentes auraient représenté des affranchissements tacites. Les chartes ne nous montrent que les mots qu’elles contiennent. Nous savons bien que souvent elles ne nous disent pas toute la vérité des transactions qu’elles prétendent enregistrer. Parfois les rédacteurs doivent cacher la vraie nature des actes. Quelquefois, ils sont tenus d’omettre des clauses secrètes ou des accords dissimulés. Il peut aussi arriver qu’un autre texte vienne compléter le premier et permettre une vue d’ensemble.

Je suis très conscient de ce que mon hypothèse comporte de scandale pour nous autres historiens, érudits, chartistes, diplomatistes. Je ne veux pas suggérer qu’il faut toujours soupçonner le message évident de chaque charte anglaise d’affranchissement, ni que toutes les donations apparentes de serfs sont en fait des affranchissements. C’est seulement qu’il existe assez d’indices pour démontrer qu’une minorité significative de chartes qui semblent être, de prime abord, des donations simples servaient en réalité à libérer les serfs ou au moins menaient directement à leur libération. Elles constituaient en effet des affranchissements par transfert. Et si la démonstration pour la minorité de cas solidement documentés est acceptée, je me sens autorisé à demander combien des autres actes sont passibles de la même explication, combien des donations simples cachent des affranchissements. Peut-être très peu, peut-être davantage.

Nous possédons, je le rappelle, un peu plus d’une charte d’affranchissement par année dans l’une ou l’autre des régions anglaises. Force est de reconnaître que ce chiffre très modeste sous-estime substantiellement la réalité. La statistique vraie peut s’approcher de celle de la France, même si les affranchissements étaient beaucoup moins souvent collectifs outre-Manche. Cette statistique corrigée, si on l’accepte, modifiera le caractère présumé du système de servitude de l’Angleterre médiévale et sa dynamique sociale.

Toujours à titre de spéculation, essayons d’examiner d’un peu plus près le profil global de la servitude et sa trajectoire du xie au xive siècle. Les premiers exemplaires de mon corpus de chartes d’affranchissement suivant des modalités tant soit peu françaises pourraient dater de la première décennie du règne d’Henri II Plantagenet, disons les années 1154 à 1166. Mais il existe une autre série de documents de servitude, tout à fait distincte, qui a commencé sous les rois anglo-saxons avant la Conquête normande et qui s’est poursuivie au xiie siècle : ses derniers spécimens connus datent de 1133 et 1143. L’intervalle entre les deux séries n’est donc que d’une vingtaine d’années, minuscule n’est-ce pas ? Tous s’accordent sur l’importance des différences de caractère et de contenu entre les deux séries. Il n’y a presque aucune continuité stylistique entre les diplômes et autres actes anglo-saxons et les chartes épistolaires anglo-françaises du douzième siècle. La plupart des documents anglo-saxons semblent autoriser un degré d’exploitation des hommes bien plus intensif que sous le système du villenage au xiiie siècle. On y voit des objets humains astreints à un service personnel dans une maisonnée seigneuriale, regroupés dans des ateliers ou des sortes de plantations coloniales pour faciliter le contrôle de leur travail. L’ancien discours érudit parlait donc d’esclavage. Mais il est bien connu que, vers le xie siècle au plus tard, la plupart des servi de l’Europe occidentale étaient casati, qu’ils habitaient dans des cabanes et cultivaient de petites terres qu’ils pouvaient considérer comme leur possession propre. Ils correspondaient mieux à la définition du « serf » que de l’esclave, et c’est ainsi que vous autres Français traduisez habituellement le mot servus. Il me semble évident que les « serfs » devaient co-exister avec les esclaves en Angleterre avant la Conquête comme après, les moins serviles aux côtés des plus complètement subordonnés.

Nous autres Anglais devons, je pense, reconnaître que la seule différence majeure entre les deux séries de documents de servitude dérive des traditions diplomatiques dans lesquelles opéraient les rédacteurs. Cette pensée suscite une spéculation finale. Je me demande si nous ne devons pas reformuler le problème classique de « la fin de l’esclavage antique » au haut Moyen Âge. Les historiens ont longtemps voulu lire les textes relatifs à la liberté et à la dépendance en termes d’opposition binaire entre serf et esclave, ce dernier dérivé du système des latifundia antiques et des plantations coloniales. Je préfère abandonner cette voie et j’ai tenté, avec une réussite incomplète, d’approcher une servitude libérée des discours traditionnels. Je récuse l’idée que l’opposition entre liberté et servitude formait dans la société médiévale, avant, disons, le xiie ou xiiie siècle, une ligne de démarcation claire ou tranchante, une ligne de faille comme disent les géologues. J’admets volontiers que l’axiome de Justinien dans ses Institutes — les hommes « aut liberi sunt aut servi » — a dû gardé sa force jusqu’au vie siècle et la regagner au xiiie. Mais je devine — sans plus de certitude — que la maxime était moins pertinente entre viie et xiiie siècle, même dans les textes qui traitent explicitement des notions de liberté et de servitude. Bien des textes de cette période se servent d’un langage comparatif. Monsieur « A » est dit être « aussi libre que les autres serfs ou culverts ou sainteurs de son groupe », ou Monsieur « B » « n’est pas assez libre pour qu’il lui soit permis d’aller où il veut ou prendre un nouveau seigneur à son choix », ou Monsieur « C » « n’est pas assez libre pour marier sa fille sans l’autorisation de son seigneur ». Dans ce monde, chacun dépend de quelqu’un d’autre, presque sans exception, pas seulement le serf. On est positionné par l’identité et par la condition de son seigneur et par le caractère (on pourrait dire la saveur) du rapport seigneurial, par ce qu’il implique de proximité physique, de contrôle arbitraire et déshonorant. L’image qui s’impose ici n’est pas celle de la frontière ou de la ligne de faille, c’est celle de l’échelle mobile.

Autant de suggestions que vous pourrez rejeter. Il n’en reste pas moins que nous devons impérativement nous demander si notre réflexion sur la servitude ne reste pas trop soumise à l’influence des systèmes antiques et modernes, mieux compris ou mieux documentés, des systèmes où l’esclavage et le servage étaient incontestablement des institutions distinctes et définissables. Dans les états nationaux des xviiie et xixe siècles, un monarque pouvait instituer ou abolir le servage dans son royaume d’un revers de main, comme l’ont fait l’impératrice Catherine ou le tsar Alexandre II, des États pouvaient lutter pour abolir l’esclavage par le moyen d’une guerre ou de la législation. Mais de tels changements dramatiques des institutions sociales ne sont pas concevables au cœur du Moyen Âge ni même plus tard, même après la naissance des États nationaux, dont le droit prétendait qu’une publica potestas les autorisait à définir et à faire respecter la servitude pour le bénéfice des seigneurs et propriétaires. Un récit historique qui débute avec la mort institutionnelle de l’esclavage et décrit la naissance institutionnelle d’un ou de deux servages doit sûrement être considéré comme simpliste pour l’époque médiévale. La vérité était assurément plus complexe et désordonnée. Il faut nous en approcher par un cheminement long, qui prenne en compte pleinement un grand nombre de groupements sociaux très localisés.

Il n’en existe pas moins des actes médiévaux d’affranchissement, et en nombre. On voulait changer de condition. Et quelques témoignages nous montrent des individus sensibles à la dureté, à l’horreur et à la honte de la servitude, qui rendaient si désirable la liberté. Un simple écolier savait apprécier la détresse d’un Ælfric vers l’an mille quand son paysan se lamentait du travail pénible de la charrue, « parce que je ne suis pas libre ». Il faudrait rechercher plus en détail comment pouvait co-exister cette gamme de degrés de la liberté avec un absolu de la liberté. Une conclusion partielle m’apparaît déjà évidente. L’existence d’une pratique de manumission, sur la base substantielle que je pense avoir trouvée, à elle seule incite à penser qu’il y avait un état absolu, à côté des multiples, et essentiels, états relatifs. De ce fait, une petite minorité de privilégiés devenait libre. Et plus les coqs de village échappaient à la servitude, pire devenait la condition de ceux qui restaient serfs. L'évolution contribua à aiguiser le clivage entre liberté et servitude.

Le but initial et tout modeste de mon enquête était d’explorer les opportunités offertes par mon corpus de chartes d’affranchissement et d’en extraire quelques leçons. Je suivais une méthodologie recommandée, entre bien d’autres, par le regretté Steven J. Gould, qui a observé que le premier devoir d’un scientifique est de construire une taxonomie raisonnée de son « data set », de ses données. Une fois les données assemblées, seul le manque d’imagination peut limiter les questions à poser, les lignes d’enquête possibles. Voici une approche qui m’aide à m’échapper juste un peu des catégories conventionnelles de l’histoire sociale ou économique ou légale ou politique ou religieuse ou culturelle etcetera, etcetera, et qui aussi justifie le titre que je revendique, celui de post-disciplinariste.

Notes

* La présente conférence a été présentée, dans le cadre d’un séjour comme professeur invité à l’École des chartes, au séminaire de Dominique Barthélemy à l’École pratique des hautes études (IVe section), que je remercie de son accueil chaleureux et amical. Je remercie aussi mon ami Olivier Guyotjeannin pour son aide dans la révision du texte. Cette conférence, comme les cours dispensés aux étudiants de l’École des chartes, présentait les recherches que je mène en vue de la rédaction d’un livre au titre identique, The Joy of Freedom and the Price of Respectability, et qui présentera l’ensemble de la documentation et des analyses plus poussées.
1 « Omnibus Christi fidelibus has litteras visuris vel audituris, Clementia comitissa Cestrie et Lincol’ salutem in domino. Noveritis me in ligia potestate et viduitate mea pro salute anime mee et antecessorum successorumque meorum Walterum et Petrum filios Walteri filii Alicie de Benigton’ [Long Bennington, Lincs., 7 m. NW of Grantham] cum tota sequela eorum manumisisse eosdem Deo et ecclesie de Benigton’ de me et heredibus meis cum omnibus catallis eorum optentis sive optinendis dedisse et in perpetuum quietum clamasse reddendo predicto ecclesie annuatim unum denarium ad pascha pro omni seculari servicio et demanda ita quod nunquam liceat mihi vel heredibus meis sive successoribus meis vel aliquibus ex parte mea sive ex parte predicte ecclesie aliquod ius vel clamium in predictis Waltero et Petro fratre suo et eorum sequela sive in catallis eorumdem preter predictum reditum habere vel optinere. In cuius rei testimonium scripto sigillum meum apposui. Hiis testibus Waltero de Hereford. Radulpho de Paginton’ [?PANTON, 8 M. SE OF MARKET RASEN]. Henrico de Camera. Willelmo de Westbug [Westboro] de Benigton’. Radulpho clerico. Willelmo filio Johannis. Hugone anis et multis aliis. » : British Library, Add. ch. 39998 (au dos, d’une main contemporaine : « Carta Clementie comitisse Cestrie et Linc’ »).