École des chartes » ELEC » Conférences » Paul Ricoeur, Michel de Certeau et l’Histoire : entre le dire et le faire.

Paul Ricoeur, Michel de Certeau et l’Histoire : entre le dire et le faire

 

Paradoxalement la rencontre qui aurait dû avoir lieu entre Ricoeur et de Certeau sur le terrain de la réflexion sur l’histoire ne s’est pas vraiment produite. L’hypothèse que je développerai ici est celle d’une proximité tout à fait exceptionnelle quant à leur conception respective de ce qu’est l’écriture de l’histoire. Leur non-rencontre dans les années 1970-80 tient selon moi à une conjoncture intellectuelle marquée par la domination exclusive du structuralisme et d’un positionnement différent sur une scène où Michel de Certeau participe de l’intérieur aux positions du lacanisme en tant que membre de l’Ecole freudienne de Paris ou encore aux orientations vers une histoire en miettes de l’école des Annales puisqu’il signe un ouvrage en commun avec Jacques Revel et écrit le texte théorique qui ouvre la trilogie Faire de l’histoire dirigée par Pierre Nora et Jacques Le Goff en 1974. Au contraire, Paul Ricoeur apparaît alors comme celui qui s’est porté aux avant-postes pour résister à l’emprise structuraliste et en paie chèrement le prix, celui d’une longue éclipse américaine.

A y regarder  de plus près et à distance temporelle, une telle vision relève d’un faux-semblant et occulte les véritables enjeux théoriques. Au point que l’on perçoit mieux aujourd’hui à quel point Ricoeur ne s’est pas situé dans une extériorité par rapport au structuralisme, allant jusqu’à conduire une véritable relation de « combat amoureux » avec Greimas ; quant à Certeau, son adhésion apparente au structuralisme masque une position critique qui s’efforce de fissurer de l’intérieur  un édifice qui se donnait comme la résolution de toute les questions posées dans les sciences humaines.

La seule occasion de rencontre, mais  qui a surtout été un échange assez glacé et n’a fait qu’attester le juxtaposition de deux monologues est celle qu’a organisé Pierre-Jean Labarrière après la publication du premier volume de Temps et Récit en 1983. Une table ronde réunit alors autour de Ricoeur, Michel de Certeau, Jean Greisch et Pierre-Jean Labarrière. Michel de Certeau questionne Ricoeur sur quatre points : la question du discours historique comme production d'un lieu institutionnalisé, situé; le problème de l'éclipse de l'événement et de sa corrélation avec des registres de nature différents ; les rapports entre récit et processus explicatif ; et l'intentionnalité historique. Michel de Certeau met l'accent sur la multiplicité des récits dans lesquels « le processus explicatif intervient comme érosion, déplacement, modification dans le champ du récit social1. » En accord sur l'importance du récit, la différence de sensibilité est perceptible au plan de l'échelle des récits possibles entre Ricoeur qui insiste sur le retour des grands récits alors que Michel de Certeau se félicite de la multiplication de récits atomisés. Michel de Certeau insiste sur l’inscription institutionnelle du discours historique, sur son ancrage dans une institution productrice, alors que Ricoeur  exprime ses réticences vis-à-vis de ce qu’il considère comme une forme de sociologisme, encore très marquée par le marxisme. Se référant à la manière dont François Simiand, puis Marc Bloch  définissent les relations entre documents, témoignages et traces, il entend davantage se situer de l’intérieur d’une problématique ouverte par Levinas qui est celle de la trace ramenée à son lieu historique : « C’est une simple réserve que j’ai à l’égard d’une sociologie de l’historiographie, dans la mesure où elle masquerait les enjeux ontologiques du référent 2. »  Par contre, ils se retrouvent  tant au niveau de la critique du leurre que représente l’idée de l’éclipse de l’événement, ainsi que sur l’idée selon laquelle il n’y a pas d’histoire sans narrativité et enfin Certeau salue tout le développement de Ricoeur  sur l’intentionnalité historique. Les points de vue ne sont donc pas aussi opposés que pouvait le laisser  craindre cette confrontation ; ils attestent déjà d’un retournement de conjoncture en ce début des années  80.

Nous allons tenter de repérer ce qui rapproche les positions de Ricoeur et  de Certeau, en ayant cependant toujours conscience que leur différence subsiste, mais tient pour beaucoup à l’engagement spécifique de l’un et de l’autre dans le champ de la recherche. D’un côté, Ricoeur déploie ses analyses en philosophe et selon une pratique  qui est coutumière de son éthique, il ne joue pas à l’historien de métier, mais interroge la pratique historienne à partir du rivage qui est le sien, celui de la philosophie. De l’autre, Michel de Certeau, tout  en étant un historien particulièrement singulier, se  situe du côté du métier de l’historien qui est la seule identité qu’il ait toujours revendiquée. Le moment mémoriel que nous vivons aujourd’hui  est l’occasion d’une rencontre posthume, notamment autour d’une réflexion autour des notions d’histoire et de mémoire et de leurs rapports.

   

I- L’Histoire : Une fabrication

 

I-1 : Une objectivité incomplète.

 

Paul Ricoeur a montré, à l'occasion d'une communication aux  Journées pédagogiques de coordination entre l'enseignement de la philosophie et celui de l'histoire, datant de 1952, que l'histoire relève d'une épistémologie mixte, d'un entrelacement d'objectivité et de subjectivité, d'explication et de compréhension. Dialectique  du même et de l'autre éloigné dans le temps, confrontation entre le langage contemporain et une situation révolue « le langage historique est nécessairement équivoque 3. »  Considérant la nécessaire prise en compte de l'événementiel, du contingent ainsi que du structural, des permanences, Paul Ricoeur définit la fonction de l'historien, la justification de son entreprise comme étant celle de l'exploration de ce qui relève de l'humanité :  « Ce rappel sonne quelquefois comme un réveil quand l'historien est tenté de renier son intention fondamentale et de céder à la fascination d'une fausse objectivité : celle d'une histoire où il n'y aurait plus que des structures, des forces, des institutions et non plus des hommes et des valeurs humaines4. »

Paul Ricoeur intervient donc très tôt sur le chantier de l'historien pour montrer à quel point l'historien se situe en tension entre l'objectivité nécessaire de son objet et sa subjectivité propre. Bien avant que Rancière n'en appelle à la réconciliation de l'historien avec  son objet en l'invitant à ne pas céder aux sirènes  qui l'incitent régulièrement à l'euthanasie 5, Ricoeur ne disait pas autre chose. Sa démonstration s'étaye sur les règles mêmes qui régissent le métier d'historien et prend d'ailleurs appui, pour l'essentiel, sur la définition qu'en donne Marc Bloch :  « Métier d'historien : tout le monde sait que ce titre est celui que Marc Bloch adjoignit à son Apologie pour l'histoire. Ce livre, hélas inachevé, contient  néanmoins tout  ce qu'il faut pour poser les premières assises de notre réflexion 6. »  Ricoeur récuse la fausse alternative, qui va devenir de plus en plus prégnante dans l'opération historiographique, entre l'horizon d'objectivation, avec son ambition scientiste, et la perspective subjectiviste avec  sa croyance en une expérience de l'immédiateté quant à la capacité à procéder à la résurrection du passé.  L'objet est  de montrer que la pratique historienne est une pratique en tension constante entre une objectivité à jamais incomplète et la subjectivité d'un regard méthodique qui doit se déprendre d'une partie de soi-même en se clivant entre une bonne subjectivité, "le moi de recherche" et une mauvaise, "le moi pathétique".  Tout l'effort de Ricoeur, dans ce domaine comme dans  d'autres, est de démontrer que les voies de passage de la recherche de vérité sont celles de détours nécessaires et rigoureux.  L'histoire procède par rectifications qui relèvent d'un même esprit  « que la rectification que représente la science physique par rapport au premier arrangement des apparences dans la perception et dans les cosmologies qui lui restent tributaires 7. »  La place de l'historien est  tout  à la fois en position d'extériorité par rapport  à son objet, en fonction de la distance temporelle qui l'en éloigne, et en situation d'intériorité par l'implication de son intentionnalité de connaissance. Ricoeur rappelle les règles qui régissent ce contrat de vérité qui, depuis Thucydide et Hérodote, guide toute investigation historienne et fonde sa méthodologie. Celle-ci constitue la première strate  du travail d'élaboration, celle de la tentative d'explication. A ce premier niveau la subjectivité de réflexion se trouve impliquée dans la construction même des schémas d'intelligibilité. Lucien Febvre avait déjà revendiqué l'histoire comme étant du côté du créé, du construit dans sa leçon inaugurale au Collège de France dès le début des années trente. Ricoeur fait à cet égard preuve d'une lucidité remarquable, montrant qu'il n'est pas dupe de la diabolisation de l'école méthodique contre laquelle s'est constituée l'école des Annales, lorsqu'il revendique l'ascèse objectiviste comme un stade nécessaire : « C'est précisément cela l'objectivité : une oeuvre de l'activité méthodique. C'est pourquoi cette activité porte le beau nom de "critique" 8. » On ne peut pas ne pas penser ici à la fameuse Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos dont les deux maîtres-mots sont ceux de critique interne et de critique externe des sources.  A l'opposé  du point de vue de Michelet sur la nécessaire résurrection d'un passé qui passerait par une véritable réincarnation dans l'Autre, par une immédiateté de l'émotionnel, Ricoeur privilégie le souci analytique de décomposition du passé en catégories d'intelligibilité, en séries distinctes, en quête de relations causales, en déductions logiques partant de la théorie. La perspective est à cet égard complémentaire entre explication et compréhension : « La compréhension n'est donc pas l'opposé de l'explication, elle en est au plus le complément et la  contrepartie 9. »  On mesure ainsi à quel point tous ceux qui présentent la position herméneutique de Ricoeur comme l'expression d'une subjectivité sauvage sont  au mieux dans l'erreur  au pire dans la mauvaise foi.

L'incomplétude de l'objectivité historienne rend nécessaire une implication forte de la subjectivité à plusieurs niveaux. En premier lieu,  elle intervient par la notion même de choix, explicite ou implicite, mais en tout état de cause inévitable de l'historien quant à son ou ses objets d'analyse. L'historien  procède  à un "jugement d'importance 10" qui préside à la sélection des événements et de leurs facteurs. La théorie en amont de l'observation prévaut dans la sélection opérée. La subjectivité historienne  intervient donc tout au long de sa quête au plan des schémas interprétatifs qui vont servir de grille de lecture.  En second lieu l'historien  s'investit en tant que subjectivité par les liens de causalité qu'il met en exergue et sur  ce plan la pratique historienne est le plus souvent naïve. Ricoeur s'appuie à cet égard sur l'effort méthodologique de Fernand Braudel pour dissocier des causalités de divers ordres, mais il développera surtout ce thème plus tard dans Temps et Récit, grâce à une attention particulière quant à la manière dont  se déploie le récit historique en tant que narration porteuse de schèmes d'explications.  En troisième lieu la subjectivité historienne s'insère dans la distance historique qui oppose le même à l'autre. L'historien a ici pour tâche de traduire, de nommer ce qui n'est plus, ce qui fut autre, en des termes contemporains. Il se heurte là à une impossible adéquation parfaite entre sa langue et son objet et cela le contraint à un effort d'imagination pour assurer le transfert nécessaire dans un autre présent que le sien et faire en sorte qu'il soit lisible par ses contemporains.  L'imagination historique intervient donc comme un moyen heuristique de compréhension et cette dimension est aujourd'hui revendiquée par de nombreux historiens de métier comme c'est le cas particulièrement pour Georges Duby 11. La subjectivité se trouve dans ce cas le passeur nécessaire pour accéder à l'objectivité.  Enfin, une quatrième dimension rend la subjectivité incontournable, c'est l'aspect humain de l'objet historique :  « Ce que l'histoire veut expliquer et comprendre en dernier ressort, ce sont les hommes 12. »  Autant que par une volonté d'explication, l'historien est animé par une volonté de rencontre. Ce qui anime  son  souci de véridicité n'est pas tant de partager la foi de ceux dont il relate l'histoire, mais d'effectuer ce travail sur le passé, au sens quasi-psychanalytique de mise  au travail, pour partir en quête de l'autre dans un transfert temporel qui est aussi  « un  transport dans une autre subjectivité 13. »

La constitution  de l'objectivité historienne pour mieux re-saisir l'outillage mental et le comportement des hommes du passé est donc le corrélât de la subjectivité historienne. Elle débouche sur une intersubjectivité toujours ouverte à de nouvelles interprétations, à de nouvelles lectures. L'incomplétude de l'objectivité historienne permet de laisser en débat l'héritage historique aux générations futures dans une quête indéfini du sens. Elle ne permet pourtant pas n'importe quoi car grâce à la dissociation opérée par Ricoeur entre le moi de recherche à exalter et le moi pathétique dont il faut se déprendre. L'objectivité historienne  passe alors de ses illusions logiques à sa nécessaire dimension éthique.

 

I-2 : L’opération historiographique

 

Michel de Certeau a aussi situé l’opération historiographique dans cet entre-deux qui se situe entre le langage d’hier et celui, contemporain, de l’historien. Spécialiste du XVIIe siècle, parti en quête du même en exhumant les sources originelles de la Compagnie jésuite avec la réalisation du Mémorial de Pierre Favre et la publication en 1966 de la Correspondance  de Jean-Joseph Surin, Michel de Certeau se confronte à l’impossible résurrection du passé. Malgré un premier mouvement d’identification et de restitution du passé, il ne partage pas l’illusoire espérance de Jules Michelet de restituer une histoire totale au point de la faire revivre dans le présent. Au contraire, sa quête érudite et minutieuse le conduit sur des rivages qui lui donnent le sentiment de s’éloigner chaque fois davantage et de ressentir toujours plus présent l’absence et l’altérité du passé : « Il m’échappait ou plutôt je commençais à m’apercevoir qu’il m’échappait. C’est de ce moment, toujours réparti dans le temps, que date la naissance de l’historien. C’est cette  absence qui constitue le discours historique. 14 »  

Michel de Certeau saisit ici la découverte de l’autre, de l’altérité comme constitutive du genre historique et donc de l’identité de l’historien, de son métier. Il insiste donc sur cette distance temporelle qui est source de projection, d’implication de la subjectivité historienne. Elle invite à ne pas se contenter de restituer le passé tel qu’il fût, mais à le reconstruire, à le reconfigurer à sa manière dans une dialogique articulée à partir de l’écart irrémédiable entre le présent et le passé : « Non que ce monde ancien et passé bougeât ! Ce monde ne se remue plus. On le remue. 15 » Michel de Certeau, qui  a consacré tant d’années à des travaux d’érudition, fait  bien le partage entre cette phase préliminaire, préalable, du relevé des traces documentaires du passé et ce que fût vraiment la réalité du passé. L’opération historiographique ne consiste donc ni à projeter sur le passé nos visions et notre langage présents ni à se contenter d’une simple cumulation érudite. C’est face à cette double aporie que l’historien se trouve confronté, en situation instable, pris dans un mouvement incessant entre ce qui lui échappe, ce qui est à jamais absent et son objectif de donner à voir dans le présent auquel il appartient. C’est cette tension elle-même qui est propre à engendrer le manque ; c’est elle qui met en mouvement la connaissance historique elle-même. C’est en effet dans la mesure où ces chrétiens du XVIIe siècle lui deviennent étrangers, qu’ils résistent à leur compréhension, que Certeau se métamorphose de l’érudit qu’il était en historien de métier. Il s’en explique lorsqu’il évoque  sa propre trajectoire de chercheur qui l’a conduit du compagnon d’Ignace de Loyola, Pierre Favre, à Jean-Joseph Surin. L’intervention de l’historien présuppose de faire place à l’autre tout en maintenant la relation avec le sujet qui fabrique le discours historique. Par rapport au passé, à ce qui a disparu, l’histoire « suppose un écart, qui est l’acte même de se constituer comme existant et pensant aujourd’hui. Ma recherche m’a appris qu’en étudiant Surin, je me distingue de lui 16. »  L’histoire renvoie donc à une opération, à une inter-relation dans la mesure où elle s’inscrit dans un ensemble de pratiques présentes. Elle n’est pas réductible à un simple jeu de miroir entre un auteur et sa masse documentaire, mais s’appuie sur toute une série d’opérateurs propres à cet espace de l’entre-deux, jamais vraiment stabilisé.

A un pôle  de la recherche, il y  a donc celui qui fabrique l’histoire dans un rapport d’urgence à son temps, répondant à ses sollicitations, et consacrant son courage d’être à éclairer les chemins non tracés du présent. On retrouve dans  une telle conception un rapport similaire à celui qu’a entretenu Paul Ricoeur avec les défis relevés de sa contemporanéité, se laissant sans cesse interpeller par l’événement. Mais le sujet historien ne se reconnaît comme tel que par l’altération que lui procure la rencontre avec les diverses formes de l’altérité. A la manière dont Surin découvre, émerveillé, la parole du pauvre d’esprit : « il se découvre sur la scène de l’autre. Il parle dans cette parole venue d’ailleurs et dont il n’est plus question de savoir si elle est à l’un ou à l’autre 17. » C’est de l’intérieur de cet univers mobile de la pensée que se tient l’historien selon Michel de Certeau, soit dans le maintien d’une posture de questionnement toujours ouvert.

Cette position est à la fois rigoureuse par son renoncement aux facilités  de ce que procure un surplomb donnant l’illusion de refermer les dossiers en les suturant de réponses et marquée par son humilité exprimée par le principe selon lequel « l’histoire n’est jamais sûre 18 ». Il rejoint ainsi la conception toujours interrogative de Paul Ricoeur. La résistance de l’autre face au déploiement des modes d’interprétation fait survivre une part énigmatique du passé jamais refermée. Les dossiers ouverts par Michel de Certeau comme celui de la mystique ou de la possession se prêtent particulièrement bien à illustrer cet échappement nécessaire à la prétendue maîtrise historienne. Ainsi, à propos du cas de possession de Loudun, Michel de Certeau conclut sa vaste enquête par le fait que « la possession ne comporte pas d’explication historique « véritable » puisque jamais il n’est possible de savoir qui  est possédé et par qui 19. »  Il met donc en garde les historiens contre les limites de toute lecture grillagère, taxinomique qui procure surtout l’illusion de réduire la singularité d’un phénomène à leur  système de codification : « L’historien lui-même se ferait illusion s’il croyait s’être débarrassé de cette étrangeté interne à l’histoire en la casant quelque part, hors de lui, loin de nous, dans un passé clos 20. »

Définissant l’opération historiographique, Michel de Certeau l’articule autour de trois dimensions inséparables dont la combinatoire assure la pertinence d’un genre spécifique. En premier lieu, elle est le produit d’un lieu social dont elle émane à la manière dont les biens de consommation sont  produits dans des entreprises. A cet égard, il insiste sur le terme même de fabrication dans ce qu’il peut connoter dans  sa dimension la plus instrumentale. L’oeuvre historienne est alors conçue comme le produit d’un lieu institutionnel qui le surdétermine en tant que relation au corps social, tout  en étant le plus souvent purement implicite, le non-dit du dire historien : « Est abstraite, en histoire, toute « doctrine » qui  refoule son rapport à la société... Le discours « scientifique » qui ne parle pas de sa relation au « corps » social ne saurait articuler une pratique.  Il cesse d’être scientifique. Question centrale pour l’historien. Cette relation au corps social est précisément l’objet de l’histoire 21. » C’est sans doute cette dimension privilégiant l’inscription matérielle, institutionnelle et sociologique de l’histoire comme discipline qui diverge le plus clairement des analyses de Paul Ricoeur. Le philosophe se montre plus réservé sur ce point à accorder une telle prévalance à une consubstantialité supposée entre l’énonciation historienne avec  son milieu social d’origine afin d’éviter  toute  forme de sociologisme ou d’explication en terme de reflet, ce qui ne signifie pas que Michel de Certeau ait sombré dans cet écueil réductionniste.  C’est sur ce plan qu’il est  au plus proche de l’inspiration marxiste, comme il  le dit à Jacques Revel en 1975 : « Je suis parti de Marx : « L’industrie est le lieu réel et historique entre la nature et l’homme ; elle constitue « le fondement de la science humaine ». Le « faire de l’histoire » est en effet une « industrie »22. »  La notion même de « faire de l’histoire » connaît d’ailleurs un succès tel qu’elle se transforme de titre d’un article de Michel de  Certeau publié en 1970 en emblème de la trilogie publiée chez Gallimard en 1974 sous la direction de Pierre Nora et de Jacques Le Goff.

En second lieu, l’histoire est une pratique. Elle n’est pas simple parole noble d’une  interprétation désincarnée et désintéressée. Au contraire, elle est toujours médiatisée par la technique et sa frontière se déplace constamment entre le donné et  le créé, entre le document et sa construction, entre le supposé réel et les mille et une manières de le dire. A cet égard, l’historien est celui qui maîtrise un certain nombre de techniques depuis l’établissement des sources, leur classement jusqu’à leur redistribution en fonction d’un autre espace en utilisant un certain nombre d’opérateurs. On retrouve ici l’approche de Ricoeur d’un métier d’historien conçu comme celui d’une « analyse ». A ce niveau, se déploie toute une dialectique singularisante du sujet historien subissant la double contrainte de la masse documentaire à laquelle il se trouve confronté et celle d’avoir à opérer des choix : « En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents » certains objets répartis autrement 23. » L’historien est alors autant  tributaire de l’archivistique de son époque que du degré de technicité des moyens mis en oeuvre pour la prospecter. La révolution informatique modifie substantiellement sur ce point  les procédures et démultiplie les potentialités d’analyse. Si l’historien doit utiliser ces nouvelles possibilités que lui procurent les progrès réalisés dans le domaine de la quantification des  données, il doit par contre se défier d’y sacrifier les singularités résistantes du passé. A ce titre Michel de Certeau privilégie la notion d’écart et situe l’historien dans les entoures des rationalisations acquises : « Il travaille dans les marges - A cet égard, il devient un rôdeur 24. » Grâce à cette mise à distance, il peut se donner pour objet ce qui est refoulé par la Raison afin d’en prospecter, à la manière de Michel Foucault, son envers : c’est ainsi que l’historien des années soixante-dix se dote volontiers pour champ d’investigation l’étude de la sorcellerie, de la folie, de la littérature populaire, de l’Occitanie, des paysans comme autant de silences interrogés, autant d’histoires brisées, blessées et refoulées de la mémoire collective.

En troisième lieu, et cela donne lieu  au titre même de son ouvrage d’épistémologie historique de 1975, l’histoire est écriture. L’attention que porte Michel de Certeau au mode  d’écriture de l’histoire ne signifie nullement qu’il limiterait cette discipline à sa seule dimension discursive : « En fait, l’écriture historienne - ou historiographie - reste contrôlée par les pratiques dont elle résulte ; bien plus, elle est elle-même une pratique sociale 25. » Lieu même de réalisation de l’histoire, l’écriture historienne est prise dans une relation fondamentalement ambivalente par sa double nature d’écriture en miroir qui renvoie au présent comme fiction fabricatrice de secret et de mensonge en même temps  que de vérité ainsi qu’écriture performative par son rôle majeur de construire un « tombeau » pour le mort, jouant ainsi le rôle de rite d’enterrement. L’écriture historienne aurait fonction symbolisatrice qui permet à une société de se situer en se donnant un passé dans le langage. L’histoire « ouvre ainsi au présent un espace propre : « marquer » un passé, c’est faire une place au mort, mais aussi redistribuer l’espace des possibles 26. » L’écriture historienne est alors un « tombeau » pour le mort au double sens de l’honorer et de l’éliminer, procédant ainsi au travail de deuil. Le rôle performatif de l’histoire revient à permettre «  à une pratique de se situer par rapport à son autre, le passé 27. »

De cette conception certalienne, certains ont cru pouvoir y fonder une pratique déconstructiviste, notamment  dans le monde anglo-saxon, mais une telle perspective n’est manifestement  pas celle de Michel de Certeau qui achève sa définition de ce qu’est l’opération historiographique en l’attachant fermement, à la manière de Paul Ricoeur, à une théorie du sujet clivé, du cogito blessé : « Dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort, le discours historique est la représentation privilégiée d’une « science du sujet » et du sujet « pris dans une division constituante » - mais avec une mise en scène des relations qu’un corps social entretient avec son langage 28. »

L’espace épistémologique défini par l’écriture historienne se situe, selon Michel de Certeau, en tension entre science et fiction. A cet égard, il récuse comme Paul Ricoeur, la fausse alternative selon laquelle l’histoire aurait à choisir et aurait définitivement rompu avec le récit pour accéder au statut de science ou au contraire aurait renoncé à sa vocation scientifique pour s’installer dans le régime de la pure fiction.  Il émet ainsi quelques réserves devant ce qu’il qualifie d’« Ile Fortunée 29 » qui permettrait à l’historien de penser qu’il peut arracher l’historiographie à ses relations ancestrales avec la rhétorique pour enfin accéder, grâce à cette « ivresse statisticienne 30 » à une  scientificité enfin incontestable et définitive. Au contraire, l’histoire reste un mixte, même si elle est née d’une rupture initiale avec le monde de l’épopée et du mythe. L’érudition historienne a pour fonction de réduire la part d’erreur de la fable, de diagnostiquer du faux, de traquer du falsifiable, mais  dans une incapacité structurelle à accéder à une vérité définitivement établie du vécu passé. Cette position fondamentalement médiane tient au fait que l’histoire se situe entre un discours fermé qui est son mode d’intelligibilité et une pratique qui renvoie à une réalité. Cette dernière est elle-même dédoublée en deux niveaux : le réel comme connu, soit ce que l’historien comprend de ce que fût le passé et le réel comme impliqué par l’opération historiographique elle-même, c’est à dire ce qui renvoie à une « pratique du sens 31 ».  A la fois point de départ, d’impulsion d’une démarche scientifique, ce réel est donc aussi résultat, produit fini. La discipline historique se situe dans  la mise en relation de ces deux niveaux et maintient donc l’historien dans un équilibre inéluctablement instable. C’est cet entre-deux qui rend nécessaire un constant travail de différenciation autour d’une ligne frontière entre passé et présent, césure le plus souvent invisible car niée par l’opération historiographique elle-même : « Le mort resurgit, intérieur au travail qui postulait  sa disparition et la possibilité de l’analyser comme un objet. Le statut de cette limite, nécessaire et déniée, caractérise l’histoire comme science humaine 32. » C’est ce  rapport internalisé entre passé et présent qui conduit Michel de Certeau à définir la lecture de la tradition passée, confrontée au désir de vivre dans l’aujourd’hui comme une nécessaire « hérésie du présent 33 ».

 

II- Le récit : gardien du temps.

 

II-1 : L'histoire est fondée sur une herméneutique critique.

 

La lucidité précoce de Ricoeur dans un moment fertile en réifications de toutes sortes et en illusions scientistes à propos d’un discours historique qui aurait capacité à suivre la voie des sciences de la nature a été possible car Ricoeur s'est fermement situé à l'intérieur d'une solide filiation herméneutique. Depuis Schleiermacher l'herméneutique est sortie de son horizon régional, religieux, pour se doter d'un programme général d'élaboration des règles universelles valides, afin de rendre proche ce qui est lointain, de dépasser la distance culturelle et donc de faire progresser la compréhension de l'autre. Mais c'est surtout par Dilthey que se réalise le projet de Schleiermacher au plan d'une interrogation proprement historique. Au moment où Ranke et Droysen regardent du côté des sciences de la nature pour donner à l'histoire une dimension scientifique, Dilthey leur oppose l'horizon de la compréhension et distingue deux épistémologies : celle propre au monde physique et celle qui relève du monde psychique. Dilthey cherche à fonder l'histoire comme connaissance scientifique, dépassant la simple intuition, à partir de l'hypothèse selon laquelle la vie produit des formes dans son jaillissement qui se stabilisent en diverses configurations, en des normes qui s'apparentent à ce que plus tard Norbert Elias décrira sous le terme de configuration et Max Weber sous celui d'idéal-types. L'herméneutique ne relève donc aucunement dans ce sens de quelque psychologisme sauvage comme il est trop souvent d'usage de le croire, mais d'un souci de ressaisir la couche objectivée de la compréhension. Elle relève d'une réflexion sur l'historique, sur ses propres conditions d'être. Même si Dilthey aboutit à une aporie  pour avoir par trop subordonné le problème herméneutique au problème psychologique, il n'en a pas moins perçu « le noeud central du problème : à savoir que la vie ne saisit la vie que par la médiation des unités de sens qui s'élèvent au-dessus du flux historique 34 ».

 Cette réflexion sur l'historique sera reprise plus tard par Husserl, notamment le dernier Husserl, celui de la Krisis. Le programme phénoménologique de Husserl, infléchi dans ces années 1930 par le cours tragique de l'histoire allemande, se tourne vers l'histoire comme moment privilégié de compréhension de nous-mêmes. Or le sens à ressaisir est tout intérieur, point d'aboutissement d'une quête eidétique, d'un temps immanent à la conscience elle-même : « Parce que  l'histoire est notre histoire, le sens de l'histoire est notre sens 35 ». La mise en rapport à partir de la notion d’intentionnalité historique d'un double processus de rétention et de protention permet à Husserl de montrer que le présent ne se réduit pas à un instant ponctuel mais comporte une intentionnalité longitudinale :  « qui assure la continuité même de la durée et préserve le même dans l'autre 36 ». Les remaniements successifs et les différences sont alors inclus dans la continuité temporelle et le présent  est à la fois ce que nous vivons et ce que réalisent les anticipations d'un passé remémoré : « En ce sens, le présent est l'effectuation du futur remémoré 37 ». On ne peut donc penser la discontinuité que sur un fond de continuité qui est le temps lui-même. Cette appropriation a été fortement soulignée par Gadamer dont l'herméneutique historique rejette les coupures abstraites entre tradition et sciences historiques, entre le cours de l'histoire et le savoir sur l'histoire. La compréhension ne relève pas de quelque subjectivité en position de maîtrise, mais de l'« insertion dans le procès de la transmission où se médiatisent constamment le passé et le présent 38 ». Le projet herméneutique  se donne pour ambition d'investir cet entre-deux entre familiarité et étrangeté que constitue la tradition. La discontinuité qui oppose notre présent au passé devient alors un atout pour déployer une nouvelle conscience historiographique : « La distance temporelle n'est donc pas un obstacle à surmonter (...) Il importe en réalité de voir dans la distance temporelle une possibilité positive et productive donnée à la compréhension 39 ». C'est cette exigence de penser à l'intérieur de la tension entre extériorité et intériorité, pensée du dehors et du dedans qui a incité Ricoeur à chercher à dépasser les diverses apories de la démarche purement spéculative de la temporalité ainsi que de l'approche réifiante de celle-ci.

Penser à l'articulation du clivage entre un temps qui doit apparaître et un temps qui est conçu comme condition des phénomènes est l'objet de la trilogie qu'il publie sur l'histoire au milieu des années quatre-vingt. Paul Ricoeur reprend, en l'élargissant, sa réflexion sur les régimes d'historicité conçus comme tiers-temps, tiers discours pris en tension entre la conception purement cosmologique du mouvement temporel et une approche intime, intérieure du temps. Aristote oppose à l'identification platonicienne du temps avec les révolutions des corps célestes, une dissociation entre la sphère des changements, localisable, propre au monde sublunaire et d'autre part un temps immuable, uniforme, simultanément le même partout. L'univers aristotélicien est donc ainsi soustrait au temps. Seulement Aristote se heurte au paradoxe d'un temps qui n'est pas le mouvement et dont le mouvement est une des conditions : « Il est donc clair que le temps n'est ni le mouvement, ni sans le mouvement 40 ». Aristote ne parvient pas  à trouver de connexion entre le temps mesuré par le Ciel à la manière d'une horloge naturelle et le constat que les choses et les hommes subissent l'action du temps. Il reprend d'ailleurs à son compte le dicton selon lequel « le temps consume, que tout vieillit sous l'action du temps 41 ». A ce versant cosmologique du temps s'oppose le versant psychologique, intime, selon Saint-Augustin qui pose frontalement la question : « Qu'est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus 42 ». Il part du paradoxe selon lequel si le passé n'est plus et le futur pas encore, comment saisir ce que peut être le temps ? Saint-Augustin répond en se tournant  vers le présent, un présent élargi à une  temporalité large qui englobe la mémoire des choses passées et l'attente des choses futures : « Le présent du passé, c'est la mémoire, le présent du présent, c'est la vision, le présent du futur, c'est l'attente 43 ». Il n'y a  donc pour Saint-Augustin de futur et de passé que par le présent. Cette antinomie entre temps cosmologique et temps intime n'est pas résolue par la spéculation philosophique comme le montre Paul Ricoeur à propos de la reprise de la confrontation qui oppose cette fois les thèses de Kant à celles de Husserl, et aboutit à une aporie comparable : « Phénoménologie et critique n'empruntent l'une à l'autre que sous la condition de s'exclure l'une l'autre 44 ».

Entre le temps cosmique et le temps intime se situe le temps  raconté de l'historien. Il permet de reconfigurer le temps au moyen de connecteurs spécifiques. Paul Ricoeur place donc le discours historique dans une tension qui lui est propre entre identité narrative et ambition de vérité. La poétique du récit apparaît comme la manière de dépasser les apories de l'appréhension philosophique du temps. Ricoeur préfère à cet égard la notion de refiguration à celle de référence car il est question de redéfinir la notion même de "réalité" historique à partir des connecteurs propres au tiers-temps historique, le plus souvent utilisés par les historiens de métier sans problématisation. Parmi  ces connecteurs, on retrouve en effet des catégories familières à l'historien : celui de « temps calendaire est le premier pont jeté par la pratique historienne entre le temps vécu et le temps cosmique 45 ». Il se rapproche du temps physique par sa mesurabilité et il emprunte au temps vécu. Le temps calendaire « cosmologise le temps vécu" et "humanise le temps cosmique 46 ». La notion de génération, devenue une catégorie d'analyse essentielle aujourd'hui, depuis les travaux de Jean-François Sirinelli, est considérée par Ricoeur comme une médiation majeure de la pratique historienne qui permet aussi, comme l'a montré Dilthey, d'incarner cette connexion entre temps public et temps privé. La notion de génération permet d'attester la dette, au-delà de la finitude de l’existence, par-delà la mort qui sépare les ancêtres des contemporains. Il y a enfin la notion de trace qui a pris à ce point de l'ampleur aujourd'hui que Carlo Ginzburg conçoit un nouveau paradigme différent du paradigme galiléen et qu'il définit comme celui de la trace indiciaire 47. Objet usuel de l'historien, la notion de trace, matérialisée par les documents, les archives, n'en est pas moins énigmatique et essentielle pour la reconfiguration du temps. Ricoeur emprunte l'expression de signifiance de la trace à Emmanuel Lévinas 48 en tant que dérangement d'un ordre, signifiant sans faire apparaître. Mais il inscrit aussi la notion de trace dans son lieu historique. Cette notion est utilisée dans la tradition historique depuis déjà longtemps puisqu'on la retrouve chez Seignobos tout comme chez Marc Bloch. Cette conception d'une science historique par traces correspond à son pendant référentiel dans une ambivalence qui résiste à la clôture du sens car le vestige est à la fois plongé dans le présent et se trouve le support d'une signification qui n'est plus là.

Cette notion de trace, tout à la fois idéelle et matérielle est aujourd'hui le ressort essentiel de la grande fresque dirigée par Pierre Nora, celle des Lieux de Mémoire. Elle est ce lien indicible qui relie le passé à un présent devenu catégorie lourde dans la reconfiguration du temps par l'intermédiaire de ses traces mémorielles. Pierre Nora y voit une nouvelle discontinuité dans l'écriture de l'histoire "qu'on ne peut appeler autrement qu'historiographique 49". Cette rupture infléchit le regard et engage la communauté des historiens à revisiter autrement les mêmes objets au regard des traces laissées dans la mémoire collective par les faits, les hommes, les symboles, les emblèmes du passé.  Cette déprise/reprise de toute la tradition historique par ce moment mémoriel que nous vivons ouvre la voie à une tout autre histoire. Ce vaste chantier ouvert sur l'histoire des métamorphoses de la mémoire, sur une réalité  symbolique à la fois palpable et inassignable permet par sa double problématisation de la notion d'historicité et de celle de la mémoire d'exemplifier ce tiers-temps défini par Ricoeur comme pont entre temps vécu et temps cosmique. Il constitue le champ d'investigation de ce que Reinhart Koselleck qualifie comme notre espace d'expérience, soit ce passé rendu présent. Il permet d'explorer l'énigme de la passéité car l'objet mémoriel en son lieu matériel ou idéel ne se décrit pas en terme de simples représentations, mais comme le définit Ricoeur en termes de « représentance ou de lieutenance, signifiant par là que les constructions de l'histoire ont l'ambition d'être des reconstructions répondant à la requête d'un vis-à-vis 50 ». Ricoeur signifie, et le projet de Pierre Nora n'est pas loin, que la passéité d'une observation n'est pas par elle-même observable, mais seulement mémorable. Il pose frontalement la question de ce qui fait mémoire. Insistant sur le rôle des événements fondateurs et sur leur liaison avec le récit comme identité narrative, Ricoeur ouvre la perspective historiographique actuelle dans laquelle l'entreprise de Pierre Nora s'inscrit comme monument de notre époque.

La tentative des Annales dans les années soixante-dix de rompre avec le récit a été, selon Ricoeur, illusoire et contradictoire avec le projet historien.  Certes l'école des Annales, tout en admettant que l'historien construit, problématise et projette sa subjectivité sur son objet de recherche, semblait a priori se rapprocher de la position de Ricoeur. Mais en fait ce n'était pas pour adopter le point de vue herméneutique de l'explication compréhensive. Les Annales avaient pour cible essentielle l'école méthodique. Il était donc question au contraire de s'éloigner du sujet pour briser le récit historisant et faire prévaloir la scientificité d'un discours historique rénové par les sciences sociales. Pour mieux faire apparaître la coupure épistémologique opérée par les Annales, ses initiateurs et disciples ont prétendu tordre le cou à ce qui était désigné sous la forme péjorative d'histoire historisante : l'événement et son récit. Il y a bien eu des déplacements d'objets, une réévaluation des phénomènes économiques dans les années trente, puis une valorisation des logiques spatiales dans les années cinquante. Fernand Braudel a dénoncé le temps court renvoyé à l'illusoire par rapport aux permanences des grands socles de la géo-histoire, à la longue durée. Cependant, et Paul Ricoeur l'a bien montré, les règles de l'écriture historienne l'ont empêché de basculer dans la sociologie car la longue durée reste durée. Braudel, en tant qu'historien, restait tributaire de formes rhétoriques propres à la discipline historique. Contrairement à ses proclamations tonitruantes, il poursuivait lui aussi dans sa Thèse la réalisation d'un récit : « La notion même d'histoire de longue durée dérive de l'événement dramatique (...) c'est-à-dire de l'événement-mis-en intrigue 51 ». Certes, l'intrigue qui n'a plus pour sujet Philippe ii, mais la mer Méditerranée, est d'un autre type, mais elle n'en reste pas moins une intrigue. La Méditerranée figure un quasi-personnage qui connaît sa dernière heure de gloire au XVIe siècle avant que l'on assiste à un basculement vers l'Atlantique et l'Amérique, moment au cours duquel « la Méditerranée en même temps sort de la grande histoire 52 ». La mise en intrigue s'impose donc à tout  historien, même à celui qui prend le plus de distance avec le récitatif classique de l'événementiel politico-diplomatique. La narration constitue donc la médiation indispensable pour faire oeuvre historique et lier ainsi l'espace d'expérience et l'horizon d'attente dont parle Koselleck : « Notre hypothèse de travail revient ainsi à tenir le récit pour le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté 53 ». La configuration du temps passe par la narration de l'historien. La configuration historienne ainsi envisagée se déplace entre un espace d'expérience qui évoque la multiplicité des parcours possibles et un horizon d'attente qui définit un futur-rendu présent, non réductible à une simple dérivée de l'expérience présente : « Ainsi espace d'expérience et horizon d'attente font mieux  que  de s'opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement 54 ». La construction de cette herméneutique du temps historique offre un horizon qui n'est plus tissé par la seule  finalité scientifique, mais tendu vers un faire humain, un dialogue à instituer entre les générations, un agir sur le présent. C'est dans cette perspective qu'il convient de  rouvrir le passé, de revisiter ses potentialités. En récusant le rapport purement antiquaire à l'histoire, l'herméneutique historique vise à « rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée 55 ». Le présent réinvestit le passé à partir d'un horizon historique détaché de lui. Il transforme la distance temporelle morte en « transmission génératrice de sens 56 ». Le vecteur de la reconstitution historique se trouve alors au coeur de l'agir, du rendre-présent qui définit l'identité narrative sous sa double forme de la mêmeté (Idem) et de soi-même (Ipséité). La centralité du récit relativise la capacité de l'histoire à enfermer son discours dans une explication close sur des mécanismes de causalité. Elle ne permet ni de revenir « à la prétention du sujet constituant à maîtriser le sens 57 », ni de renoncer à l'idée d'une globalité de l'histoire selon ses « implications éthiques et politiques 58 ».

L'attention aux procédures textuelles, narratives, syntaxiques par lesquelles l'histoire énonce son régime de vérité conduit à se réapproprier les acquis des travaux de toute la filiation narratologiste particulièrement développée dans le monde anglo-saxon et connue en France grâce à Paul Ricoeur. Le développement des thèses narrativistes s'est en effet nourri du linguistic turn, de la critique du modèle nomologique et de la prise en compte du récit comme gisement de savoir, comme déploiement de ressources d'intelligibilité. Les narrativistes ont ainsi permis de montrer la manière dont le mode  de récit a valeur explicative, ne serait-ce que par l'utilisation constante de la conjonction de subordination : "parce que" qui recouvre et confond deux fonctions distinctes, la consécution et la conséquence. Les liens chronologiques et les liens logiques sont ainsi affirmés sans être problématisés. Or il convient de désimbriquer ce mot de passe, le "parce que" à l'usage disparate. C'est ce travail sur les capacités explicatives propres  au récit qu'a mené le courant narrativiste. William Dray a ainsi montré, dès les années cinquante, que l'idée de cause doit être disjointe de l'idée de loi 59. Il a défendu un système  causal irréductible à un système de lois, critiquant à la fois ceux qui pratiquent cette réduction et ceux qui excluent toute forme d'explication. Un peu plus tard Georg Henrik Von Wright préconise un modèle mixte fondé sur une explication dite quasi-causale 60 comme la plus appropriée pour l'histoire et pour les sciences humaines en général. Les relations causales sont, selon lui, étroitement relatives à leur contexte et à l'action qui y est impliquée. S'inspirant des travaux d'Elisabeth Anscombe, il privilégie les relations intrinsèques entre les raisons de l'action et l'action elle-même. Von Wright oppose alors la connexion causale non logique, purement externe, portant sur les états de système et la connexion logique rapportée aux intentions et prenant une forme téléologique. Le lien entre ces deux niveaux hétérogènes se situe dans les traits configurants du récit : « Le fil conducteur, selon moi, c'est l'intrigue, en tant que synthèse de l'hétérogène 61 ». Arthur Danto décèle de son côté les diverses temporalités à l'intérieur du récit historique et remet en question l'illusion d'un passé comme entité fixe par rapport à laquelle le regard de l'historien seul serait mobile. Il distingue au contraire trois positions temporelles internes à la narration 62. Le domaine de l'énoncé implique déjà deux positions différentes : celle de l'événement décrit et celle de l'événement en fonction duquel il est décrit. Il faut  encore ajouter le plan de l'énonciation qui se situe à une autre position temporelle, celle du narrateur. La conséquence épistémologique d'une telle différentiation temporelle fait figure de paradoxe de la causalité puisqu'un événement ultérieur peut faire apparaître un événement antérieur en situation causale. Par ailleurs, la démonstration de Danto revient à considérer comme indistincts explication et description, l'histoire étant d'un seul tenant, selon son expression. Certains sont allés encore plus loin comme Hayden White dans la perspective de construction d'une poétique de l'histoire 63, en présupposant que le registre de l'historien n'est pas fondamentalement différent de celui de la fiction au plan de sa structure narrative. L'histoire serait donc d'abord écriture, artifice littéraire. Hayden White situe la transition entre le récit et l'argumentation dans la notion de mise en intrigue.

Paul Ricoeur est donc très proche de ces thèses. Il salue d'ailleurs chez les narrativistes deux acquis majeurs. En premier lieu, ils font la démonstration que « raconter, c'est déjà expliquer (...) Le "l'un par l'autre" qui, selon Aristote, fait la connexion logique de l'intrigue, est désormais le point de départ obligé de toute discussion sur la narration historique 64 ». En second lieu, à la diversification et hiérarchisation des modèles explicatifs, les narrativistes ont opposé la richesse des ressources explicatives internes au récit. Cependant, et malgré ces deux avancées dans la compréhension de ce qu'est un discours historien, Paul Ricoeur ne suit pas les thèses les plus radicales des narrativistes lorsqu'elles postulent l'indistinction entre histoire et fiction. Malgré leur proximité, il subsiste une coupure épistémologique qui est fondée sur le régime de véridicité propre au contrat de l'historien par rapport au passé. Il partage sur ce point la position de Roger Chartier lorsqu'il affirme que « L'historien a pour  tâche de donner une connaissance appropriée, contrôlée, de cette "population des morts" personnages, mentalités, prix qui est son objet. Abandonner cette prétention, peut-être démesurée mais fondatrice, serait laisser le champ libre à toutes les falsifications, à tous les faussaires 65 ». Ce rappel  du contrat de vérité qui lie l'historien à son objet depuis Hérodote et Thucydide est de première importance pour s'opposer à toutes les formes de falsification et de manipulation du passé. Il n'est pas contradictoire avec le fait d'être attentif à l'histoire comme écriture, comme pratique discursive.

L'attention aux régimes de discours implique de rentrer dans cette zone d'indétermination afin de ressaisir comment se fabriquent les régimes de vérité et quel est le statut de l'erreur, le caractère incommensurable ou non des diverses assertions qui se donnent comme scientifiques. Ricoeur ne suit donc pas la tentative déconstructrice de Michel Foucault et de Paul Veyne qui s'inspire de Nietzsche et prône une simple généalogie des interprétations qui recouvrirait les faits historiques. Récusant tout à la fois la tentation positiviste et la tentation généalogique, Ricoeur leur oppose une analyse de la réalité historique qu'il place « sous le signe de la `représentance' pour souligner son double statut de réalité et de fiction : une  fonction vicaire de lieutenance 66 ». Ricoeur ne s'enferme donc pas à l'intérieur d'un discours clos  sur lui-même. A la formule provocatrice de Roland Barthes selon laquelle « le fait n'a jamais qu'une existence linguistique », il oppose ce qu'il qualifie « quadrilatère du discours » : le locuteur qui prend en compte la parole singulière comme événement ; l'interlocuteur qui renvoie au caractère dialogique du discours ; le sens qui est le thème du discours, et enfin la référence qui renvoie à ce dont on parle, à une  extériorité du discours.

 

II-2 : Une herméneutique de l’autre.

 

Comme Paul Ricoeur, Michel de Certeau a réalisé la traversée structuraliste de l’intérieur en s’appropriant ce qu’il y avait de meilleur dans ce moment, mais sans partager les illusions scientistes des figures les plus en vue de l’épopée structurale. Il s’est inspiré de la méthodologie structuraliste dans son approche des textes, mais il a aussi repéré un objectivisme inconscient du structuralisme qu’il a toujours récusé, rejoignant sur ce point encore l’écart pris par Ricoeur dans son dialogue avec Claude Lévi-Strauss : « N’y aurait-il pas un positivisme caché qui identifierait les objets culturels et leur organisation avec le sens ultime de l’expérience humaine ? Si oui, le structuralisme ne serait, comme le dit Ricoeur, qu’un culturalisme 67. » Il ajoute que le problème du sens est le non-dit, le silence même du structuralisme, ce qui n’invalide pas la méthode elle-même, mais à condition d’en respecter les limites et donc de récuser les dérives d’un projet devenu hyperbolique.

La question centrale que se pose Michel de Certeau est celle de la lecture des textes du passé et à ce  titre tout son itinéraire de chercheur le fait passer par les trois strates d’analyse des documents qu’il parvient  à penser ensemble et non comme exclusives les unes des autres : la mise à distance objectivante des sources, la mise en lumière de leur logique structurale interne et la reprise de sens dans une herméneutique de l’autre.

En premier lieu, il est fortement marqué par l’enseignement de Jean Orcibal dont il suit le séminaire entre 1957 et 1963 consacré à l’histoire moderne et contemporaine du catholicisme à la Ve section de l’Ecole des Hautes Etudes. On y apprend les règles strictes de l’érudition qui confortent de Certeau dans l’orientation de la nouvelle revue de spiritualité de la Compagnie jésuite à laquelle il participe, Christus, dont l’objectif  est de retrouver dans les sources originelles de la Compagnie une modernité qui s’est perdue. Jean Orcibal accorde à l’établissement minutieux des faits une priorité absolue : « Retour aux sources pourrait être un des mots d’ordre de cette méthode contre des analyses trop générales ou des enquêtes trop longues, contre l’à-peu près et la généralisation hâtive, il recommandait la soumission au document 68. » Michel de Certeau s’est approprié, au contact de Jean Orcibal, les leçons de la méthode de critique interne et externe des sources, base de tout travail historique depuis les règles définies à la fin du XIXe siècle par Langlois et Seignobos, invitant le chercheur à étudier très scrupuleusement au microscope les originaux afin d’évaluer la part de véracité contenue dans la masse documentaire.  L’histoire se situe alors au coeur de la textualité et la philologie classique sert d’instrument essentiel pour classer et donner une cohérence chronologique à l’histoire des idées. La philologie devient pour lui un « art de lire », selon l’expression de Mario Roques. Michel de Certeau a donc été scientifiquement préparé à son travail d’historien grâce à la véritable école d’érudition qu’a constitué ce séminaire qui avait pour objet essentiel l’étude des influences de la mystique rhéno-flamande sur la France. La voie définie par Jean Orcibal ne se limitait pourtant pas à une simple restitution positive des documents  du passé et il définissait  trois moments que Certeau fera siens, tout en les formulant autrement. A un premier moment, neutre, de pratique d’ascèse du moi du chercheur dans son labeur d’érudition qu’il qualifie de voie « purgative », succède « la voie illuminative, la découverte, celle qui fait  affirmer « qu’on ne sait que ce que l’on a soi-même découvert » 69. » C’est le moment où l’historien découvre, après un temps ascétique, la figure de l’autre comme objet même de sa quête. A ce moment doit succéder « l’expérience unitive » par laquelle l’historien renoue sa subjectivité avec son objet de recherche dans une sorte de redoublement, d’émergence d’un soi qui n’est plus le moi. Cette expérience fait passer l’historien d’un travail de « désappropriation de soi et redécouverte de soi en une union avec l’autre qui est de l’ordre du sentiment de l’ « intérieur » 70. »

A un second niveau, Certeau opère des distinctions d’inspiration structuraliste à l’intérieur même de l’unité langagière. C’est le cas notamment lorsqu’il entreprend d’analyser le témoignage rapporté par Jean de Léry de son expédition au Brésil dans la seconde moitié du XVIe siècle et dont Claude Lévi-Strauss avait fait le « bréviaire de l’ethnologue ». De l’aller-retour de Jean de Léry, protestant calviniste parti de Genève, découvrant les Tupinambous de la baie de Rio, avant de revenir en son point de départ, il y a à l’intérieur de ce récit de voyage une découverte essentielle, celle du sauvage. C’est cette intrusion et l’usage qu’en fait de Léry qui intéresse Certeau, la plaçant au coeur du récit ethnologique. Il le perçoit comme un cheminement circulaire de part et d’autre d’une division qui part d’une vision binaire entre le monde sauvage et le monde civilisé pour finalement se complexifier au terme d’une fracture interne du discours  qui finit par différencier une face d’extériorité et d’intériorité au sein des deux mondes opposés : « A la bipolarité initiale, dangereuse et sceptique (vérité par-deçà, erreur par-delà), se substitue un schéma circulaire construit sur le triangle de trois repères 71 », que sont Genève comme  point de départ et de retour, confronté à cette nature étrangère et à cette humanité exemplaire en lesquelles l’altérité du nouveau monde se trouve clivée d’une part en un exotisme et d’autre part en une espérance éthique, selon les voeux et l’expression qu’en donne Jean de Léry. Cette altérité, ce travail de l’autre à l’intérieur de l’écriture occidentale ouvre sur une « herméneutique de l’autre. Il transporte sur le nouveau monde l’appareil exégétique chrétien 72. » Jean de Léry pratique déjà cette herméneutique en substituant au langage théologique qui est  le sien au départ de Genève l’activité traductrice de son point d’arrivée. Quant à Certeau, il redouble cette activité traductrice dans la mesure où il se trouve confronté à une écriture plongée dans le XVIe siècle dont il convient de rendre  compte au XXe siècle. C’est donc à une nouvelle  opération de traduction qu’il faut procéder sur un texte doublement clivé par la différence spatiale qui le travaille et par la distance temporelle qui nous le rend absent.

La compréhension nécessaire à la traduction implique un rapport de différenciation, prélude à un second mouvement qui est celui de l’appropriation de la vision de l’autre. C’est de l’intérieur de cette chaîne interprétative que Certeau se situe pour étudier comment fonctionne la perspective de Jean de la Croix comme  source de Surin, non comme simple jeu d’influences et d’emprunts, mais placée dans le cadre d’une plongée dans la singularité des deux oeuvres qui seule permet de « savoir qui est le Jean de la Croix de Surin 73 ». Il privilégie donc ce qui est en aval du texte, la réception qui en est faite, sa réception et son efficace. C’est au regard des divers écarts et réemplois de l’oeuvre dans la pluralité des lectures qui en sont faites que peut être restitué l’affleurement du secret de l’oeuvre. C’est ainsi que la tradition peut redevenir tradition vive, porteuse de pratiques au travers de ses diverses métamorphoses et ruptures. Le dire est donc toujours un re-dire, différent, placé dans une configuration inédite. Au cours du XVIIe siècle, les attentes religieuses sont progressivement mises au service d’institutions politiques dans une société qui se laïcise et dans laquelle l’Etat moderne affirme sa primauté. Ce basculement né au XVIe siècle avec la Réforme ouvre sur le présent de la modernité occidentale et tout le travail d’historien de Certeau revient à donner à voir l’actualité de cette « rupture instauratrice ».  Celle-ci provoque l’effondrement d’une cosmologie de type holiste pour faire place à une spiritualité conçue comme expérience subjective dessinant « l’itinéraire du sujet vers son centre 74 ».

Sans céder aux facilités de l’anachronisme ou à celles du concordisme, Certeau conduit une dialogique serrée avec les textes qu’il exhume du passé en nouant ensemble l’acte d’écriture et celui de la lecture, construisant en chemin une herméneutique du manque : « Il faut d’abord essayer de comprendre » écrit-il en présentant le dossier de la possession de Loudun 75. Lorsque Certeau publie ce dossier en 1970, l’histoire des mentalités triomphe avec l’école des Annales et l’objet qui est le sien est très proche des travaux de Robert Mandrou qui vient de publier en 1968 sa thèse sur Magistrats et Sorciers, faisant figure de véritable héritier des orientations historiographiques définies par Lucien Febvre. Or, l’intervention de Michel de Certeau dans le même champ d’analyse inclut une dimension critique vis-à-vis de la manière dont  est conçue la notion même de mentalité, étayée sur des sources limitées et qui fonctionne à l’intérieur du couple binaire de l’opposition supposée entre  une culture d’élite et une culture populaire. Certeau a déjà exprimé son insatisfaction devant cette belle mécanique dans ses analyses sur le mouvement de Mai 1968, critiquant un point de vue qui assigne à la foule une position « par définition passive76 », ainsi que dans un article écrit avec Dominique Julia et Jacques Revel en 1970 : « La Beauté du mort 77 ». La quête du sens au travers de l’analyse d’une crise paroxystique au coeur du XVIIe siècle constitue pour Certeau la tentative d’une histoire du croire, de l’acte du croire dans ses signes objectivés et ses déplacements. L’historien est confronté à l’énigme de la mystique  de la même manière que l’homme était placé dans l’antiquité devant l’énigme du sphinx. Certeau prend ses distances avec le point de vue traditionnel qui rejette la mystique du côté de la mentalité primitive ou qui l’affecte à une tradition marginale des diverses églises. Il la situe au contraire au coeur de la modernité, comme manifestation à la fois tangible et insaisissable de l’expérience de la modernité dans l’effectuation de la dissociation entre le dire et le faire. Les expressions de la mystique doivent être étudiées dans leur double inscription dans le corpus du texte, du langage mystique comme trace de ce que Jean-Joseph Surin appelait « science expérimentale » ainsi que dans le corps altéré lui-même des mystiques. Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps. Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite de son expérience. C’est à l’intérieur même de cet absent, de cet autre irréductible que donne à penser la mystique que se définit avec Michel de Certeau une nouvelle anthropologie ou histoire du croire.  Comme le souligne Philippe Boutry, cette quête de sens conduit Certeau à transformer ce qui se présentait comme une histoire des mentalités en une histoire des croyances : « Articuler le croire, ou le dés-articuler, c’est bien donner à la croyance le statut d’un acte qui est tout entier dans l’histoire, et lui échappe aussi. C’est là peut-être, dans cette tension entre le saisissable et l’absent de l’histoire, entre l’effort d’intelligence du passé et du présent et l’irréductibilité de l’autre, que réside l’  « inspiration » de Michel de Certeau historien78. »  Là où Certeau opère le déplacement majeur, c’est lorsqu’il ne réduit pas, à la différence de Robert Mandrou, son exploration à la seule conscience judiciaire érigée en incarnation de la Raison et du progrès en marche. Il signifie très clairement à Mandrou que si l’historien a pour traces essentielles les archives juridiques, le silence des archives n’est pas un argument pour l’historien et ne vaut pas preuve. Le chercheur doit donc se frayer un chemin et s’ouvrir d’autre voies d’accès dans son analyse des formations discursives par une confrontation systématique des divers savoirs et croyances en conflit. Cela implique ce que Philippe Boutry qualifie d’une sorte de retenue de la part de l’historien qui doit tout autant éviter d’imposer sa grille de lecture contemporaine à son document et ne doit pas non plus se laisser emporter par la fascination de l’archive dans sa « vérité » présumée. Le mouvement de cette herméneutique en acte revient à laisser place à l’autre et donc, dans le cas de Loudun, de penser ensemble le sorcier et le magistrat, le médecin et le clerc, ainsi que le politique, sans attribuer  à tel ou tel savoir une posture de témoin privilégié au regard de la vérité. C’est pourquoi l’historien doit renoncer, selon Certeau, à toute position de surplomb et faire preuve d’une humilité principielle qui, tout en poursuivant sa marche vers la compréhension de l’autre, sait que l’énigme ne sera jamais totalement résorbée par ce qui lui résiste : « C'est précisément ce que l'historien - c'est, après tout, notre place - peut indiquer aux analystes littéraires de la culture. Par fonction, il débusque ces derniers d'un statut prétendu de purs spectateurs en leur manifestant partout la présence des mécanismes sociaux de choix, de critique, de répression, en leur rappelant que c'est la violence qui toujours fonde un savoir. L'histoire est en cela, même si elle n'est que cela, le lieu privilégié où le regard s'inquiète. Il serait vain pourtant d'attendre d'une mise en cause politique un affranchissement des cultures, un jaillissement enfin libéré, une spontanéité libérée comme les souhaitaient ambigument les premiers folkloristes. L'histoire des anciens partages nous apprend qu'aucun d'entre eux n'est indifférent, que toute organisation suppose une répression. Simplement, il n'est pas sûr que cette répression doive toujours se faire selon une distribution sociale hiérarchique des cultures. Ce qu'elle peut être, c'est à l'expérience politique vivante de nous l'enseigner, si nous savons la lire, il n'est pas mauvais de le rappeler au moment où se posent les questions pressantes d'une politique et d'une action culturelles 79. »

 

III- Historiser les traces mémorielles.

   

III-1 : Problématiser la mémoire par l’histoire.

 

Les récentes études d’histoire sociale de la mémoire montrent à quel point l’opposition canonique entre histoire et mémoire n’est pas pertinente. Le rapprochement même de ces deux notions rappelle la dimension humaine de la discipline historique. Cette mise en question de la séparation radicale, pratiquée par Maurice Halbwachs, et du recouvrement des deux domaines, pratiquée par l’Etat national, a pour effet un déplacement du regard historique, initié par Georges Duby dans son étude de la fameuse bataille de Bouvines 80 : il ne se limite pas à restituer ce qui s’est réellement passé, c’est à dire pas grand chose, en cet illustre Dimanche 27 juillet 1214, mais montre que ce qui constitue cette journée comme événement importe surtout par ses traces : « En dehors d’elles, l’événement n’est rien 81. » Le souvenir si lointain de Bouvines n’a pu être conservé qu’à partir du moment où il a été entretenu, encadré dans la conscience collective. Les métamorphoses de cette mémoire deviennent donc objet d’histoire au même titre que l’effectivité de l’événement dans ses étroites limites temporelles. L’étude des jeux de la mémoire et de l’oubli des traces dévoile comment « la perception du fait vécu se propage en ondes successives 82 ». A travers une investigation systématique de la mémoire collective, Philippe Joutard est aussi précurseur dans ce domaine lorsqu'il se donne pour projet d'examiner les fondements de la rancoeur persistante qui opposait les deux communautés cévenoles. Il constate que ce clivage ne date en fait que de la deuxième moitié du XIXe siècle. Auparavant l'historiographie est unanime à réprouver la révolte camisarde. Elle n'a donc pas réussi à effacer les plaies et à ressouder la communauté régionale. Joutard fait alors l'hypothèse, qu'il teste auprès des paysans cévenols, d'une mémoire orale souterraine, et il entreprend la première véritable enquête historico-ethnographique à partir de 1967. Elle établit l'existence d'une tradition orale autour de l'événement traumatique de la révolte camisarde et de sa répression, mémoire refoulée mais enracinée : « Cette étude espère avoir montré qu'une recherche historiographique ne peut être séparée d'un examen des mentalités collectives 83. »

Ce déplacement du regard historien correspond tout à fait au tournant historiographique actuel selon lequel la tradition ne vaut que comme traditionnalité, en tant qu’elle affecte le présent. La distance temporelle n’est plus alors un handicap mais un atout pour une appropriation des diverses stratifications de sens d’événements passés devenus événements « sursignifiés 84 ». Cette conception discontinuiste de l'historicité, privilégiant le caractère irréductible de l'événement, conduit à une mise en question de la vision téléologique d'une Raison historique s'accomplissant selon un axe orienté. L'attention à l'événementialisation fait écho à la réflexion développée en Allemagne dans les années vingt par Franz Rosenzweig 85, Walter Benjamin et Gershom Sholem, avec leur idée d'un temps de l'aujourd'hui, discontinu, sorti du continuisme progressif et de l'idée de causalité. Ils ont en commun, comme le montre Stéphane Mosès, de passer d'un « temps de la nécessité à un temps des possibles 86 ». Le messianisme juif, propre à ces trois auteurs en proie aux déconvenues de l'expérience directe de leur temps, échappe au finalisme pour privilégier les déchirures de l'histoire. Le paradigme esthétique sert ainsi à Walter Benjamin pour définir entre les divers moments du temps, « un lien qui ne soit pas un rapport de causalité 87 ». A partir d'une temporalité discontinue le sens se dévoile à partir d'un travail herméneutique fortement tributaire de l'instance du présent qui se trouve en situation prévalente, véritablement constitutif du passé. Ce n'est que dans l'après-coup, dans la trace que l'on peut prétendre ressaisir un sens qui n'est pas un a-priori : « Le modèle esthétique de l'histoire remet en question les postulats de base de l'historicisme : continuité du temps historique, causalité régissant l'enchaînement des événements du passé vers le présent et du présent vers l'avenir 88. »

Cette approche créationniste de l'histoire implique la remise en cause de la distance instituée par la plupart des traditions historiographiques entre un passé mort et l'historien chargé de l'objectiver. Au contraire, l'histoire est à re-créer et l'historien est le médiateur, le passeur de cette re-création. Elle se réalise dans le travail de l'herméneute qui lit le réel comme une écriture dont le sens se déplace au fil du temps en fonction de ses diverses phases d'actualisation. L'objet de l'histoire est alors construction à jamais ré-ouverte par son écriture. L'histoire est donc d'abord événementialité en tant qu'inscription dans un présent qui lui confère une actualité toujours nouvelle car située dans une configuration singulière. Walter Benjamin opposait déjà à l'historicisme la transposition d'un modèle emprunté à la causalité mécanique dans lequel la cause d'un effet est recherchée dans la position d'antériorité immédiate sur la chaîne temporelle. Benjamin opposait à ce modèle scientiste « un modèle herméneutique, tendant vers l'interprétation des événements, c'est à dire vers la mise en lumière de leur sens 89 ».

Cette reprise réflexive de l’événement sursignifié est à la base d’une construction narrative constitutive des identités fondatrices comme la prise de la Bastille pour la France ou le débarquement du Mayflower pour les Etats-Unis. Elle peut aussi devenir, face au mal extrême, une identité négative de la collectivité internationale, comme c’est le cas pour Auschwitz. Ce déplacement de regard qui, sans nier la pertinence du nécessaire moment méthodique, critique, accorde une prévalence à la part interprétative de l’histoire, est défini par Pierre Nora lorsqu’il caractérise le moment historiographique actuel : « La voie est ouverte à une tout autre histoire : non plus les déterminants, mais leurs effets ; non plus les actions mémorisées ni même commémorées, mais la trace de ces actions et le jeu de ces commémorations ; pas les événements pour eux-mêmes, mais leur construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leurs significations ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois successifs ; pas la tradition, mais la manière dont elle s’est constituée et transmise 90. »

Ce qui est en jeu est la prise de conscience par les historiens du statut de second degré de leur discours. Entre histoire et mémoire, le fossé n’en est pas pour autant comblé. On peut éviter l’impasse à laquelle conduit une trop grande séparation, mais aussi le recouvrement des deux notions. A la valeur d’expertise de l’historien et valorisant le statut de la vérité dans sa recherche pour faire pièce aux négationnistes, laissant à la mémoire la fonction de la fidélité, on peut se demander ce que vaudrait une vérité sans fidélité ou une fidélité sans vérité. C’est par la médiation du récit qu’une articulation peut être réalisée entre ces deux dimensions.

A ce titre, la pratique psychanalytique peut être suggestive à l’historien selon Ricoeur : l’analysant parle et au travers de l’affleurement de l’inconscient dans son dire sous forme de bribes de récits incohérents, de rêves, d’actes manqués... l’objectif est d’aboutir à terme une mise en intrigue intelligible, acceptable et constitutive de son identité personnelle. Dans cette quête, le patient, selon Freud, passe par deux médiations. En premier lieu, celle de l’autre, de celui qui écoute, le psychanalyste. La présence d’un tiers qui autorise à raconter est indispensable à l’expression de la mémoire la plus douloureuse, traumatique. Le patient parle devant témoin et c’est ce dernier qui l’aide à lever les obstacles de la mémoire. La seconde médiation est celle du langage lui-même du patient qui est celui d’une communauté singulière : « J’emprunte les ressources d’une pratique sociale et dans cette pratique sociale du récit, j’ai rencontré le récit avant de me connaître moi-même. Je dirai même qu’il m’a été raconté avant que je ne raconte 91. » Ces deux médiations donnent un enracinement social au récit pour le transmuer en pratique. Le dispositif de la cure, par la présence d’un tiers, crée une forme particulière d’intersubjectivité. Quant au dire lui-même du patient, ses récits tissés de récits qui le précèdent sont donc ancrés dans une mémoire collective. Le patient exprime une intériorisation de la mémoire collective qui croise sa mémoire personnelle, débordée par le souci de la communication, de la transmission intergénérationnelle, par l’injonction du Zakhor (Souviens toi !) de la tradition de l’Ancien Testament 92. Cette mémoire relève donc d’un tissage à la fois privé et public. Elle advient comme émergence d’un récit constitutif d’une identité personnelle « enchevêtrée dans des histoires 93 » qui fait de la mémoire une mémoire partagée.

Le second grand enseignement que Ricoeur tire de la pratique analytique est le caractère blessé de la mémoire dont les mécanismes complexes visent à faire avec et donc à refouler les traumatismes subis et les souvenirs trop douloureux. Ceux-ci sont à la base de diverses pathologies. Deux essais de Freud ont pour objet le traitement du souvenir au plan collectif. Ils mettent en évidence, à une échelle individuelle, le rôle actif de la mémoire, le fait qu’elle engage un travail. La cure analytique contribue à un « travail du souvenir 94 » qui doit passer au travers des souvenirs-écrans, sources de blocages qui conduisent à ce que Freud qualifie de compulsion de répétition chez le patient condamné à résister en s’attachant à ses symptômes. Le second usage du travail de la mémoire invoqué par Freud est plus connu encore, c’est le « travail du deuil 95 ». Le deuil n’est pas seulement affliction, mais véritable négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement. Ce mouvement de remémoration par le travail du souvenir et de mise à distance par le travail du deuil démontre que la perte et l’oubli sont à l’oeuvre au coeur même de la mémoire pour en éviter les troubles.  Ainsi face aux injonctions actuelles selon lesquelles il est un nouvel impératif catégorique qui relève du devoir de mémoire, Ricoeur, s’inspirant  de la pratique analytique, oppose une autre approche : « Je suis prudent sur le devoir de mémoire. Mettre à l’impératif la mémoire, c’est le début d’un abus. Je préfère dire le travail de mémoire 96. »

Ricoeur voit dans ce phénomène une analogie possible au plan de la mémoire collective. La mémoire individuelle et collective ont toutes deux à maintenir une cohérence dans la durée autour d’une identité qui se tient et s’inscrit dans le temps et l’action. A ce titre, c’est à cette identité de l’Ipse 97, différente de la Mêmeté, que se réfère cette traversée expérientielle de la mémoire autour du thème de la promesse. On y constate aussi des situations très contrastées où l’on se confronte dans certains cas à « un passé qui ne veut pas passer » et dans d’autres cas à des attitudes de fuite, d’occultation consciente ou inconsciente, de négation des moments les plus traumatiques du passé. Les pathologies collectives de la mémoire peuvent tout aussi bien se manifester par des situations de trop-plein de mémoire, de ressassement dont la « commémorite » et la tendance à patrimonialisation du passé national en France donnent un bel exemple, que par des situations contraires de pas-assez de mémoire, comme c’est le cas dans tous les pays totalitaires où domine une mémoire manipulée : « Le travail de l’histoire se comprend comme une projection, du plan de l’économie des pulsions au plan du labeur intellectuel, de ce double travail de souvenir et de deuil 98. » C’est ainsi que la mémoire est inséparable du travail d’oubli. Comme le rappelle Tzvetan Todorov : « La mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours et nécessairement, une interaction des deux 99. » Borgès avait déjà illustré le caractère pathologique de celui qui retient tout jusqu’à sombrer dans la folie et l’obscurité avec son histoire de Funes el memorioso 100. La mémoire est donc, à l’égal de l’histoire, un mode de sélection dans le passé, une construction intellectuelle et non un flux extérieur à la pensée. Quant à la dette qui guide « le devoir de mémoire » : elle est à la croisée de la triade passé-présent-futur : « Ce choc en retour de la visée du futur sur celle du passé est la contrepartie du mouvement inverse d’emprise de la représentation du passé sur celle du futur 101. »  Loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la dette peut devenir gisement de sens à condition de ré-ouvrir la pluralité des mémoires du passé et d’explorer l’énorme ressource des possibles non avérés. Ce travail ne peut se réaliser sans dialectisation de la mémoire et de l’histoire, en distinguant sous le registre de l’histoire-critique la mémoire pathologique qui agit comme  compulsion de répétition et la mémoire vive dans une perspective reconstructive : « C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de l’histoire, qu’un peuple, une nation, une entité culturelle, peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions 102. »

La mémoire pluralisée, fragmentée déborde aujourd'hui de toutes parts le « territoire de l'historien ». Outil majeur du lien social, de l'identité individuelle et collective, elle se trouve au coeur d'un réel enjeu et attend souvent de l'historien qu'il en donne, dans l'après-coup, le sens, à la manière du psychanalyste. Longtemps instrument de manipulation, elle peut être réinvestie dans une perspective interprétative ouverte vers le futur, source de réappropriation collective et non simple muséographie coupée du présent. La mémoire supposant la présence de l'absence reste le point de couture essentiel entre passé et présent, de ce difficile dialogue entre le monde des morts et celui des vivants. Science du changement comme le disait Marc Bloch, l’histoire emprunte de plus en plus les chemins obscurs et complexes de la mémoire jusque dans ses modes de cristallisation extrêmes autant idéels que matériels afin de mieux comprendre les processus de transformation, les résurgences et ruptures instauratrices du passé. Bien loin des lectures grillagères qui ne se donnent pour ambition que de combler des cases et de leur chercher des causes, l’histoire sociale de la mémoire reste attentive à toute altération comme source de mouvement dont il faut suivre les effets. Elle a pour objet un absent qui agit, un acte qui ne peut s’attester que s’il fait l’objet de l’interrogation de son autre : « Bien loin d’être le reliquaire ou la poubelle du passé, elle vit (la mémoire) de croire et des possibles et de les attendre, vigilante, à l’affût 103. »

Les travaux se multiplient ainsi sur les zones d'ombre de l'histoire nationale. Lorsque Henry Rousso « s'occupe » du régime de Vichy, ce n'est pas pour répertorier ce qui s'est passé de 1940 à 1944. Son objet historique commence lorsque Vichy n'est plus un régime politique en exercice. Il s'avère comme survivance des fractures qu'il a engendrées dans la conscience nationale. C'est alors qu'il peut évoquer « le futur du passé 104. » Sa périodisation utilise explicitement les catégories psychanalytiques, même si celles-ci sont maniées de manière purement analogique. Au travail de deuil de 1944-1954 suit le temps du refoulement, puis celui du retour du refoulé, avant que la névrose traumatique, ne se transforme en phase obsessionnelle. Au trop-peu de mémoire sur cette période a soudain succédé une période de trop-plein, au point qu’Henry Rousso ait éprouvé le besoin de publier en 1994 avec Eric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas 105qui mettait en garde contre les abus de mémoire. Au-delà de ces retours pathologiques, le contexte est propice à ce recyclage incessant du passé. Il y a d’abord la crise de futur que connaît notre société occidentale qui incite à tout recycler en objet mémoriel. Par ailleurs, le règne de l’instantané que suscitent les moyens technologiques modernes a pour effet un sentiment de perte inexorable qui est combattu par une frénésie compulsive à redonner un présent à ce qui semble lui échapper. Cette réaction, légitime dans  son principe, a pourtant un effet pervers, souligné récemment par Henry Rousso : « Cette valorisation empêche un réel apprentissage du passé, de la durée, du temps écoulé, et elle pèse sur notre capacité à envisager l’avenir 106. »

La juste distance recherchée pour éviter la répétition des attitudes névrotiques est souvent difficile à trouver. Elle exige des passagers du présent que nous sommes, et en premier lieu des historiens, d’assumer et de transmettre la mémoire nationale lorsque se rompt le temps des témoins. C’est le cas pour l’histoire du génocide et pour la période vichyssoise de la France. Or, ce devoir de mémoire rappelle à l’historien sa fonction civique, celle d’une « sentinelle en faction 107 » qui ne produit pas sur les grands traumatismes collectifs du passé « un savoir froid. Il participe à la construction puis à la transmission de la mémoire sociale 108 ». L’histoire de la mémoire est un impératif et doit bénéficier de tout l’apport critique du métier d’historien si l’on veut éviter les pathologies d’une mémoire trop souvent aveugle, comme ce fût longtemps le cas à propos du régime de Vichy jusque dans les années soixante-dix. La connexion est devenue forte entre histoire et mémoire et sans ce lien l’histoire ne serait qu’exotisme, car pure extériorité, alors que Ricoeur rappelle à quel point le présent est affecté par le passé. A la faveur de ce rapprochement, et comme le précise bien Lucette Valensi, l’historien n’a pas de monopole : « Les modes d’élaboration d’un grand traumatisme et les modes de transmission de la mémoire collective sont multiples 109. » A cet égard, Pierre Vidal-Naquet signale d’ailleurs avec humour que l’histoire est trop sérieuse pour être laissée aux historiens, en rappelant que les trois oeuvres qui ont le plus compté pour la connaissance de l’extermination des juifs ne sont pas le fait d’historiens, mais l’oeuvre de Primo Levi (romancier), Raoul Hilberg (politologue) et Claude Lanzmann avec le tournage de Shoah 110. Dans les années quatre-vingt, les remontées à la surface des propos des anciens collaborateurs et de leurs jeunes émules négationnistes rappellent l'historien à son devoir de mémoire, au contrat de vérité de la discipline à laquelle il appartient. C'est dans ce cadre que Pierre Vidal-Naquet a joué un rôle décisif dans une contre-offensive des historiens face à ces thèses négationnistes 111. Quant aux rescapés de cette sombre période, ils ressentent l'urgence, celle de témoigner, de livrer leur mémoire aux générations futures par tous les moyens mis à leur disposition. L'histoire de la mémoire est particulièrement exposée à la complexité par sa situation centrale, au coeur même de l’interrelation problématique pour toutes les sciences sociales entre l'individuel et le collectif. C'est ce qu'a bien montré Michaël Pollak à propos de la mémoire des déportés revenus des camps d'extermination. Enquêtant auprès de rescapées d'Auschwitz-Birkenau, il fait la démonstration que le silence n'est pas l'oubli. Le sentiment enfoui de culpabilité est au coeur du syndrome des survivants, pris entre la rage de transmettre et l'impuissance de communiquer 112. D'où la fonction de ceux qui vont encadrer ces mémoires. Ils ont pour tâche de ressaisir les limites fluctuantes entre les possibles du dit et du non-dit, et de faciliter ainsi le travail de deuil des individus. Les mémoires collectives comme les mémoires individuelles sont sujettes à de multiples contradictions, tensions et reconstructions. C'est ainsi que « le silence sur soi -différent de l'oubli- peut même être une condition nécessaire de la communication 113. »

La manière dont Lucette Valensi étudie la grande bataille des trois rois de 1578, un des plus sanglants affrontements du XVIe siècle entre Islam et Chrétienté, la conduit à une interrogation qui part des analyses de Ricoeur sur l’identité narrative afin de restituer les usages sociaux de la mémoire : « « Narration, dirons-nous, implique mémoire » : lisant cette proposition dans Temps et Récit, de Paul Ricoeur, j’ai fait comme si elle pouvait s’inverser. Le souvenir, c’est se raconter une histoire : par fragments, sans doute, par éclats dispersés, mais il faut une histoire... Il y a donc une forme d’activité narrative, de « mise en intrigue », qui m’autorisait à repérer les résurgences du souvenir dans les écrits que nous ont laissé Portugais et Marocains 114. »

La mise en intrigue peut se mettre au service de la mémoire-répétition sous les formes ritualisées des commémorations. L’enjeu de celles-ci tient à la dialectique de l’absence rendue présente par une scénographie, une théâtralisation et une esthétisation du récit. Le rite permet d’entretenir la mémoire en réactivant la part créative de l’événement fondateur d’identité collective. Cette fonction du rite comme nécessaire coupure, repère dans l’écoulement indifférencié du temps, a été bien perçue par Saint-Exupéry : « Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince. - C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures 115. » Le rite est un marqueur d’identité par sa capacité de structuration de la mémoire, dont il représente la cristallisation par couches successives, sédimentées. La mémoire collective ne se situe pourtant pas exclusivement sur l’axe de la remémoration, car la médiation même du récit la porte du côté de la créativité et contribue à forger une nécessaire reconstruction, au sens que Jean-Marc Ferry attribue au registre reconstructif du discours 116.

L’équilibre est difficile à trouver entre d’une part le ressassement du même, de l’identique, qui peut représenter une fermeture à l’autre, et d’autre part l’attitude de fuite vis-à-vis du passé, du legs mémoriel transmis, à la manière de Nietzsche : « Il est possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l’animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli. Ou bien, pour m’expliquer encore plus simplement sur mon sujet : il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l’être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation 117. » Cette attitude a le mérite de rappeler le nécessaire oubli, mais poussée à l’extrême, elle peut être source de pathologies profondes de la mémoire et donc de l’identité. L’oubli peut être conçu dans une perspective constructrice, c’est ce que montre Ernest Renan dans sa communication de 1882 sur « Qu’est-ce qu’une nation ? », évoquant un véritable paradoxe de l’identité nationale, plébiscite de tous les jours, à l’intérieur de cette tension entre une adhésion à un patrimoine commun et un oubli des plaies et traumatismes passés : « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation 118. » Cet oubli nécessaire rappelle que ce n’est pas au passé de régir le présent mais au contraire à l’action présente d’user du gisement de sens de l’espace d’expérience. C’est la démonstration à laquelle s’est employé Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie lorsqu’il raconte comment, ancien déporté ayant traversé l’indicible et la mort, il a dû choisir l’oubli temporaire pour continuer à vivre et à créer. Mais l’oubli des événements traumatiques peut aussi avoir pour effet leur retour sous la forme de spectres qui hantent le présent. La mémoire flotte alors dans une zone d’ombre, non assignée, condamnée à l’errance, et peut se manifester de manière dangereuse là où on ne l’attend pas, pouvant être à l’origine de violences apparemment incongrues.

Au-delà de la conjoncture mémorielle actuelle, symptomatique de la crise d'une des deux catégories méta-historiques, l'horizon d'attente, l'absence de projet de notre société moderne, Ricoeur rappelle la fonction de l'agir, de la dette éthique de l'histoire vis-à-vis du passé. Le régime d'historicité, toujours ouvert vers le devenir, n'est certes plus la projection d'un projet pleinement pensé, fermé sur lui-même. La logique même de l'action maintient ouvert le champ des possibles. A ce titre Ricoeur défend la notion d'utopie, non quand elle est le support d'une logique folle, mais comme fonction libératrice qui " empêche l'horizon d'attente de fusionner avec le champ d'expérience. C'est ce qui maintient l'écart entre l'espérance et la tradition 119. " Il défend avec la même fermeté le devoir, la dette des générations présentes vis-à-vis du passé, source de l'éthique de responsabilité. La fonction de l'histoire reste donc vive. L'histoire n'est pas orpheline, comme on le croit, à condition de répondre aux exigences de l'agir. La fracturation des déterminismes induite par la réouverture sur les possibles non avérés du passé,  sur les prévisions, expectations, désirs et craintes des hommes du passé, permet d’atténuer la fracture postulée entre une quête de la vérité qui serait l’apanage de l’historien et une quête de fidélité qui serait du ressort du mémorialiste. La construction encore à venir d’une histoire sociale de la mémoire permettrait de penser ensemble ces deux exigences : « Une mémoire soumise à l’épreuve critique de l’histoire ne peut plus viser à la fidélité sans être passée au crible de la vérité. Et une histoire, replacée par la mémoire dans le mouvement de la dialectique de la rétrospection et du projet, ne peut plus séparer la vérité de la fidélité qui s’attache en dernière analyse aux promesses non tenues du passé 120. »

 

III-2 : De l’absence au manque et du manque à la trace.

 

L’histoire impliquant une relation à l’autre en tant qu’il est absent selon Michel de Certeau, l’écriture de l’historien s’inscrit dans un bougé du passé qui participe d’une pratique de l’écart au cours de laquelle le sujet historien réalise qu’il opère un travail sur un objet « qui fait retour dans l’historiographie 121. » C’est dans la pluralité des sédimentations de sens déposés dans l’épaisseur du passé que se trouve l’énigme toujours présente d’un accès au réel qui a bien chez Certeau cette dimension limite de la restitution d’une figure perdue, comme chez Lacan qui assignait au Réel la place de l’impossible.  Le réel est irrémédiablement  en position de l’absent « partout supposé et partout manquant 122. »  Cependant cet absent est bien là, lové à l’intérieur même du présent, non pas comme ce qui perdure dans une sorte de conservatoire attendant périodiquement d’être objet d’attention, mais il est accessible à la lisibilité grâce aux métamorphoses successives dont il est l’objet dans une invention perpétuée au fil du temps d’événements anciens chaque fois reconfigurés. Michel de Certeau accorde sur ce plan une prévalence au rapport toujours mouvant institué  par le présent avec son passé : « Le caractère historique de l’événement n’a pas pour indice sa conservation hors du temps, grâce à un savoir maintenu intact, mais au contraire son introduction dans le temps des inventions diverses auxquelles il « fait place » 123. » En établissant une corrélation entre la puissance d’ouverture de la découverte des commencements du passé comme autant de possibles et les nouvelles constructions élaborées par les historiens dans l’après-coup, Certeau met en évidence la richesse potentielle immanente du passé qui ne peut s’avérer que par la réouverture d’un nouvel espace grâce à l’opération historiographique. Un vaste continent, d’immenses ressources s’offrent ainsi, non pas comme leviers de reproduction, mais comme autant de sources d’inspiration à de vrais créations dans les phases de crise et d’ébranlement de l’institué, comme possible recours à une autre grammaire de notre rapport au monde.

A cet égard, Certeau incite à penser différemment le moment mémoriel actuel en récusant toute forme d’approche qui relèverait d’une compulsion de répétition de l’objet perdu. Au contraire, il définit, à l’écart des lectures grillagères, une histoire sociale  de la mémoire qui resterait attentive à toute altération comme source de mouvement dont il faut  suivre les effets. Elle a pour objet un absent qui agit, un acte qui ne peut s’attester que s’il est l’objet de l’interrogation de son autre : « Bien loin d’être le reliquaire ou la poubelle du passé, elle vit (la mémoire) de croire en des possibles et de les attendre, vigilante, à l’affût 124. » La répétition du même, le ressassement n’est qu’apparence qui semble relier la figure du passé dans les commémorations présentes, mais en fait, derrière cette identité formelle, l’historien attentif aux pratiques dans leur signifiance pour les acteurs peut lire une différence de nature dans le contenu de l’événement invoqué et réitéré .  L’histoire n’est plus alors conçu comme legs ou fardeau à supporter comme l’avait perçu  en le dénonçant Nietszche, mais déchirure temporelle incessante, pli dans la temporalité. Elle  a alors pour fonction comme le disait Alphonse Dupront « de déplier ce que le temps a durci ». Nulle hiérarchisation dans ce temps feuilleté car chacun des moments de réactualisation est en soi une rupture instauratrice qui rend ses suites incommensurables avec ce qui le précède. L’histoire naît de cette rencontre avec l’autre qui  déplace les lignes du présent dans un entrelacement de l’histoire et de la mémoire : « Le parallèle « mémoire »/« histoire » fait entendre le duo « moi »/« toi » qu’il ne donne pas à voir. Il suggère à l’oreille une intimité sous-jacente à l’opposition visible (lisible) qui sépare de la durée intérieure (la mémoire) le temps de l’Autre (l’histoire) 125. »

Michel de Certeau n’aura pas connu la centralité actuelle dont bénéficie la mémoire dont l’envahissement a même tendance à refouler l’histoire, à en court-circuiter les opérateurs critiques. Pourtant il a réfléchi aux instruments qui permettent de conserver une juste distance et de problématiser des deux dimensions, grâce à sa traversée de l’oeuvre freudienne et sa prise  en compte de l’intérieur de  « ce que Freud a fait  à l’histoire ». A la suite de Freud, il assigne bien au passé la place du refoulé qui revient, subreptice, à l’intérieur d’un présent d’où il a  été exclu à la manière du père de Hamlet qui fait retour, mais comme fantôme. Face au continent mémoriel dans lequel le mort hante le vif, la démarche de l’historiographe se distingue néanmoins de celle du psychanalyste par sa manière de distribuer l’espace de la mémoire qui induit une stratégie singulière de maniement du temps : « Elles pensent autrement le rapport du passé et du présent 126. » Alors que la psychanalyse vise à reconnaître les traces mnésiques dans le présent, l’historiographe pose le passé « à côté » du présent. Face au legs mémoriel, l’historiographe n’est pas dans une attitude passive de simple reproduction, exhumation du récit des origines. Ses déplacements et reconfigurations renvoient à un faire, à un métier et à un travail : « Son travail est donc aussi un événement. Parce qu’il ne répète pas, il a pour effet de changer l’histoire-légende en histoire-travail 127. » Les deux stratégies déployées afin de rendre compte de la perte, de dire l’absence et de signifier la dette se déploient entre présent et passé dans des procédures distinctes. D’un côté l’historiographie a pour ambition de sauver de l’oubli positivités perdues ; elle vise à rapporter des contenus au texte en masquant l’absence des figures dont elle tente de  donner le maximum de présence, trompant ainsi la mort, « elle fait comme si elle  y était, acharnée à construire du vraisemblable et à combler les lacunes 128. » L’historiographe rature donc son rapport au temps lors même qu’il déploie son propre discours au présent. A l’inverse, le roman freudien se situe du côté de l’écriture, plaçant au coeur de sa préoccupation explicite une relation de visibilité de son rapport au temps comme lieu même d’inscription des modalités de l’appartenance et de la dépossession. Cette distinction faite, il n’en reste pas moins une analogie fondamentale des deux démarches, du regard psychanalytique et du regard historiographique qui ont  en commun de procéder à des déplacements et non à des vérifications. A cet égard, on peut opposer le moment du recouvrement d’une histoire-mémoire qui se pensait dans la linéarité d’une filiation généalogique à l’émergence d’un nouveau régime  d’historicité tel qu’on peut le concevoir aujourd’hui en s’inspirant de la problématique freudienne dont s’inspire Michel de Certeau lorsqu’il y voit la possibilité de penser l’étrangeté lorsqu’elle est marquée par les jeux et rejeux des survivances et des stratifications de sens dans un même lieu.

C’est ainsi que le double tournant herméneutique et pragmatique initié par Bernard Lepetit au sein des Annales, déplaçant la totalité temporelle du côté  du présent de l’action, met en évidence, à partir de lieux étudiés dans leur singularité, que le passé n’est pas clos, n’est pas chose morte à muséographier, mais  bien au contraire reste toujours ouvert à des donations nouvelles de  sens. Le régime de temporalités feuilletées apparaît ainsi à Bernard Lepetit, spécialiste d’histoire urbaine, comme exemplaire dans l’observation qu’il fait de la place des Trois Cultures de Mexico 129. Il rappelle que le projet, remontant au début de l’année 1960, est explicite et juxtapose les ruines d’une pyramide aztèque, un couvent du XVIe siècle et un gratte-ciel moderne de dimension modeste. Donc, dans un même espace, l’habitant  de Mexico est appelé  à pénétrer dans trois temporalités différentes : celle de ses racines indigènes, celle de la période coloniale et celle de la modernité contemporaine rassemblées et destinées à accueillir une nouvelle classe moyenne montante  en quête de légitimité et forte de son pouvoir. La place des Trois cultures donne à lire une plage d’histoire officielle.  Or ce lieu de légitimité, installé au coeur de la cité est doublement ébranlé : une première fois en 1968 lorsque l’armée tire sur la foule  étudiante rassemblée sur la place, faisant des centaines de morts, et une seconde fois en 1985 lorsque le tremblement de terre affecte cette fois tout le quartier dans lequel on relève plus d’un millier de morts. Ces deux événements font de cette place un sens nouveau. Symbole de la pérennité du pouvoir dans le temps, voilà cette place devenue lieu dramatique, évoquant des tragédies collectives. De cet exemple, Lepetit tire l’enseignement que l’espace urbain échappe à l’intentionnalité fonctionnelle de ses concepteurs et rassemble des dimensions tant matérielles qu’immatérielles d’hier et d’aujourd’hui, en concordance/discordance. En même temps, le lieu urbain est tout entier présent, recomposant, réinvestissant les lieux anciens selon de nouvelles normes : des fortifications deviennent des boulevards de ceinture ; d’anciennes gares deviennent musées ; des couvents sont utilisés comme casernes ou hôpitaux et  sur l’emplacement du noviciat de Laval où Certeau a fait ses études s’est construit un supermarché. Le sens social assigné à tel ou tel élément de l’urbanistique ne s’opère jamais à l’identique et se  réfère toujours à une pratique présente. Cette appréciation conduit Lepetit à considérer que la ville n’est pas à considérer comme une chose inerte, réifiée à jamais pour la science, mais comme une catégorie de la pratique sociale. Cette approche, ancrée dans des espaces situés dans le temps, attentive à la signification de l’acteur, privilégie aussi le jeu d’échelle spatial et assimile donc la géographie dans ses dernières avancées théoriques en matière de représentation.  

De la même manière que Ricoeur, Michel de Certeau établit ce lien nécessaire entre histoire et mémoire qui doit éviter tout autant l’écueil du recouvrement que celui de la séparation radicale : « L’étude historique met en scène le travail de la mémoire. Elle en représente, mais techniquement, l’oeuvre contradictoire. En effet, tantôt la mémoire sélectionne et transforme des expériences antérieures pour les ajuster à de nouveaux usages, ou bien pratique de l’oubli qui seul fait place à un présent ; tantôt  elle laisse revenir, sous forme d’imprévus, des choses qu’on croyait rangées et passées (mais qui n’ont peut-être pas d’âge) et elle ouvre dans l’actualité la brèche d’un insu. L’analyse scientifique refait en laboratoire ces opérations ambiguës de la mémoire 130. » Cette perspective ouvre une possible histoire sociale de la mémoire dont les effets sur l’historiographie sont de postuler le renoncement à toute position de surplomb. Au contraire, une telle interaction s’appuie  sur l’hétérogénéité de perspectives toujours en mouvement comme autant de postes d’observation qui créent un bougé de l’écriture historienne dont la finalité revient à restituer la pluralité des regards possibles. Certeau reste vigilant à une heure qui n’est pas encore de fièvre commémorative contre  toutes les formes d’engluement dans le ressassement du passé et c’est pourquoi il substitue déjà, dans son dialogue avec le médiéviste Georges Duby la notion de dette à celle d’héritage : « De ces ancêtres, il n’est pas l’héritier mais l’endetté 131 ». Dès cette date, 1978, Certeau définit donc le chantier historiographique comme celui de la combinaison d’une mise à distance et d’une dette et voit dans le travail de Georges Duby sur l’imaginaire au Moyen-Age la possible restitution d’une dimension jusque-là sous-estimée et dépendante, celle de la formalité des pratiques, des divers formes de symbolisation : « Votre recherche ouvre la possibilité d’une formalité de l’histoire 132. » Ce qui l’intéresse particulièrement dans l’analyse  de Duby est cet ancrage des jeux complexes entre pratiques sociales et pratiques signifiantes à l’intérieur même d’une conflictualité sociale située.  Le passage d’une vision binaire à une vision ternaire de la société ne fonctionne pas  chez Duby comme simple reflet des mécanismes économiques. Il désigne plutôt « ce qu’une société perçoit comme manquant relativement à une organisation de ses pratiques 133 ».

Et l’on retrouve les positions de Ricoeur dans la conception d’un jeu interdisciplinaire qui ne se donne pas comme le levier d’une totalisation systématique ni comme construction d’un système englobant, mais comme travail sur les limites impliquant une pluralité principielle de perspectives : « Pour l’historien, le sacrifice consisterait aussi dans la reconnaissance de sa limite, c’est à dire de ce qui lui est enlevé. Et l’interdisciplinarité ne consisterait pas à élaborer un bricolage totalisant, mais au contraire à pratiquer effectivement le deuil, à reconnaître la nécessité de champs différents 134. »

 

IV- L’ouverture du dire sur un faire.

 

IV-1 : La reconfiguration du temps par l'agir.

 

 Entre sa dissolution et son exaltation, l'événement, selon Paul Ricoeur, subit une métamorphose qui tient à sa reprise herméneutique. Réconciliant l'approche continuiste et discontinuiste, Paul Ricoeur propose de distinguer trois niveaux d'approche de l'événement : « 1. Evénement infra-significatif ; 2. Ordre et règne du sens, à la limite non-événementiel ; 3. Emergence d'événements supra-significatifs, sursignifiants 135 ». Le premier emploi correspond simplement au descriptif de "ce qui arrive" et évoque la surprise, le nouveau rapport à l'institué. Il correspond d'ailleurs aux orientations de l'école méthodique de Langlois et Seignobos, celui de l'établissement critique des sources. En second lieu, l'événement est pris à l'intérieur de schèmes explicatifs qui le mettent en corrélation avec des régularités, des lois. Ce second moment tend à subsumer la singularité de l'événement sous le registre de la loi dont il relève, au point d'être aux limites de la négation de l'événement. On peut y reconnaître l'orientation de l'école des Annales. A ce second stade de l'analyse, doit succéder un troisième moment, interprétatif, de reprise de l'événement comme émergence, mais cette fois sursignifiée. L'événement est alors partie intégrante d'une construction narrative constitutive d'identité fondatrice (la prise de la Bastille) ou négative (Auschwitz). L'événement qui est de  retour n'est donc pas le même que celui qui a été réduit par le sens explicatif, ni celui infra-signifié qui était extérieur au discours. Il engendre lui-même le sens : « Cette salutaire reprise de l'événement sursignifié ne prospère qu'aux limites du sens, au point où il échoue par excès et par défaut : par excès d'arrogance et par défaut de capture 136 ».

Les événements ne sont décelables qu'à partir de leurs traces, discursives ou non. Sans réduire le réel historique à sa dimension langagière, la fixation de l'événement, sa cristallisation s'effectue à partir de sa nomination. C'est ce que montrent, dans une perspective non essentialiste, les recherches de Gérard Noiriel sur la construction de l'identité nationale. Il constate, à propos de l'immigration, que des phénomènes sociaux peuvent exister sans qu'ils aient pour autant atteint une visibilité. Durant le second Empire il y avait déjà plus d'un million d'immigrés qui, selon les enquêtes de Le Play, s'assimilaient sans problème dans les régions françaises sans être perçus comme immigrés. Ce n'est que dans les années 1880 que le mot immigré connaît une véritable fortune, se fixe et fait événement, lourd de conséquences ultérieures. Il se constitue donc une relation tout à fait essentielle entre langage et événement qui est aujourd'hui largement prise en compte et problématisée par les courants de l'ethnométhodologie, de l'interactionnisme, et bien sûr par l'approche herméneutique. Tous ces courants contribuent à jeter les bases d'une sémantique historique. Celle-ci prend en considération la sphère de l'agir et rompt avec les conceptions physicalistes et causalistes. La constitution de l'événement est tributaire de sa mise en intrigue. Elle est la médiation qui assure la matérialisation du sens de l'expérience humaine du temps « au trois niveaux de sa préfiguration pratique, de sa configuration épistémique, et de sa reconfiguration herméneutique  137 ». La mise en intrigue joue le rôle d'opérateur, de mise en relation d'événements hétérogènes. Elle se substitue à la relation causale de l'explication physicaliste. L'herméneutique de la conscience historique situe l'événement dans une tension interne entre deux catégories méta-historiques que repère Koselleck, celle d'espace d'expérience et celle d'horizon d'attente. Ces deux  catégories permettent une thématisation du temps historique qui se donne à lire dans l'expérience concrète, avec des déplacements significatifs comme celui de la dissociation progressive entre expérience et attente dans le monde moderne occidental. Le sens de l'événement, selon Koselleck, est donc constitutif d'une structure anthropologique de l'expérience temporelle et de formes symboliques historiquement instituées. Koselleck développe donc « une problématique de l'individuation des événements qui place leur identité sous les auspices de la temporalisation, de l'action et de l'individualité dynamique 138 ».  Il vise donc un niveau plus profond que celui de la simple description en s'attachant aux conditions de possibilité de l'événementialité. Son approche a le mérite de montrer l'opérativité des concepts historiques, leur capacité structurante et tout à la fois structurée par des situations singulières. Ces concepts, porteurs d'expérience et d'attente, ne sont pas de simples épiphénomènes langagiers à opposer à l'histoire "vraie" ; ils ont « un rapport spécifique au langage à partir duquel ils influent sur chaque situation et événement ou y réagissent 139 ». Les concepts ne sont ni réductibles à quelque figure rhétorique, ni simple outillage propre à classer dans des catégories. Ils sont ancrés dans le champ d'expérience d'où ils sont nés pour subsumer une multiplicité de significations. Peut-on affirmer alors que ces concepts réussissent à saturer le sens de l'histoire jusqu'à permettre une fusion totale entre histoire et langage ? Comme Paul Ricoeur, Reinhart Koselleck ne va pas jusque-là et considère au contraire que les processus historiques ne se limitent pas à leur dimension discursive : « L'histoire ne coïncide jamais parfaitement avec la façon dont le langage la saisit et l'expérience la formule 140 ». C'est, comme le pense Paul Ricoeur, le champ pratique qui est l'enracinement dernier de l'activité de temporalisation.

Ce déplacement de l'événementialité vers  sa trace et ses héritiers a suscité un véritable retour de la discipline historique sur elle-même, à l'intérieur de ce que l'on pourrait qualifier de cercle herméneutique ou de tournant historiographique. Ce nouveau moment invite à suivre les métamorphoses du sens dans les mutations et glissements successifs de l'écriture historienne entre l'événement lui-même et la position présente. L'historien s'interroge alors sur les diverses modalités de la fabrication et de la perception de l'événement à partir de sa trame textuelle. Ce mouvement de revisitation du passé par l'écriture historienne accompagne l'exhumation de la mémoire nationale et conforte encore le moment mémoriel actuel. Par le renouveau historiographique et mémoriel les historiens assument le travail de deuil d'un passé en soi et apportent leur contribution à l'effort réflexif et interprétatif actuel dans les sciences humaines.

En proie à la mondialisation des informations, à l'accélération de leur rythme, le monde contemporain connaît une « extraordinaire dilatation de l'histoire, une poussée d'un sentiment historique de fond 141. » Cette présentification a eu pour effet une expérimentation moderne de l'historicité. Elle impliquait une redéfinition de l'événementialité comme approche d'une multiplicité de possibles, de situations virtuelles, potentielles, et non plus comme l'accompli dans sa fixité.  Le mouvement s'est emparé du temps présent jusqu'à modifier le rapport moderne  au passé. La lecture historique de l'événement n'est plus réductible à l'événement étudié, mais envisagée dans sa trace, située dans une chaîne événementielle. Tout discours sur un événement véhicule, connote une série d'événements antérieurs, ce qui donne toute son importance à la trame discursive qui les relie dans une mise en intrigue. Comme on peut le mesurer l'histoire du temps présent n'engage pas seulement l'ouverture d'une période nouvelle, le  très proche s'ouvrant au regard de l'historien. Elle est aussi une histoire différente, participant aux orientations nouvelles d'un paradigme qui se cherche dans la rupture avec le temps unique et linéaire, et pluralisant les modes de rationalité.

On a opposé à l'histoire du temps présent des arguments présentant un certain nombre d'obstacles insurmontables. En premier lieu le handicap de la proximité ne permettrait pas de hiérarchiser selon un ordre d'importance relatif dans la masse des sources disponibles. On ne peut, selon cette critique, définir ce qui relève de l'historique et ce qui tient de l'épiphénomène. En second lieu, on lui reproche d'utiliser un temps tronqué de son futur. L'historien ne connaît pas la destinée temporelle des faits étudiés alors que le plus souvent le sens ne se révèle que dans l'après-coup. A cet égard Paul Ricoeur, qui inscrit son intervention dans le cadre d'une défense de la légitimité de l'histoire du temps présent, attire l'attention sur les difficultés d'une configuration inscrite dans la perspective d'une distance temporelle courte. Il préconise de distinguer dans le passé récent : le temps inachevé, le devenir en cours lorsque l'on en parle au milieu du gué, « ce qui constitue un handicap pour cette historiographie, c'est la place considérable des prévisions et des anticipations dans la compréhension de l'histoire en cours 142 », et d'autre part le temps clôturé, celui de la Seconde guerre mondiale, de la décolonisation, de la fin du communisme... et à cet égard la date de 1989 devient une date intéressante de clôture qui permet de configurer des ensembles intelligibles une fois un certain cycle achevé. A ces handicaps s'ajoute la loi des trente ans qui ne permet pas d'avoir accès dans l'immédiat aux archives. Il faut encore ajouter le manque de recul critique qui spécifie la démarche historienne.

Mais l'histoire du temps présent a aussi la capacité de retourner plusieurs de ces inconvénients en avantages, comme le démontre Robert Frank, le successeur de François Bédarida à la direction de l'IHTP jusqu'en 1994 143. Le travail d'investigation sur de l'inachevé contribue à défataliser l'histoire, à relativiser les chaînes causales qui constituaient les grilles de lecture, le prêt-à-porter de l'historien. L'histoire du temps présent est à cet égard un bon laboratoire pour briser le fatalisme causal. En second lieu, même si son maniement pose des problèmes méthodologiques sérieux, l'historien a la chance de pouvoir travailler sous contrôle des témoins des événements qu'il analyse. Il dispose de sources orales qui sont un atout certain, même si celles-ci sont à manier avec prudence et avec une distance critique car elles sont « une source sur un temps passé et non pas, comme de nombreuses sources écrites, contemporaine de l'événement 144 ». Cette interactivité entre l'historien confronté à son enquête de terrain, à la manière du sociologue, place celui-ci en bonne position « pour faire une histoire objective de la subjectivité 145 ».

Cette histoire du temps présent aura contribué à renverser le rapport histoire/mémoire. L'opposition traditionnelle entre une histoire critique située du côté de la science et une mémoire relevant de sources fluctuantes et en partie fantasmatiques est en voie de transformation. Alors que l'histoire perd une part de sa scientificité, la problématisation de la mémoire conduit à accorder une part critique à l'approche de la notion de mémoire. Les deux notions se sont rapprochées et la part des sources orales dans l'écriture du temps présent rend possible une histoire de la mémoire. Ce renversement a une valeur heuristique car il permet de mieux comprendre le caractère indéterminé des possibles ouverts pour des acteurs d'un passé qui fut leur présent. L'histoire du temps présent modifie donc le rapport au passé, sa vision et son étude. L'historien du temps présent inscrit l'opération historiographique dans la durée. Il ne limite pas son objet à l'instant. Il doit faire prévaloir une pratique consciente d'elle-même, ce qui interdit les naïvetés fréquentes devant l'opération historique.

Inscrit dans le temps comme discontinuité, le présent est travaillé par celui qui doit l'historiciser par un effort pour appréhender sa présence comme absence, à la manière dont Michel de Certeau définissait l'opération historiographique.  Cette dialectique est d'autant plus difficile à réaliser qu'il faut procéder à une désintrication volontariste pour l'histoire du temps présent, plus naturelle lorsqu'il  est question d'un temps révolu : « La question est de savoir si, pour être historique, l'histoire du temps présent ne présuppose pas un mouvement semblable de chute dans l'absence, du fond  duquel le passé nous interpellerait avec la force d'un passé qui fut naguère présent 146 ». On saisit ici à quel point l'histoire du temps présent est animée par des motivations plus profondes que celles d'un simple accès à du plus contemporain. C'est la quête de sens qui guide ses recherches autant que le refus de l'éphémère. Un sens qui n'est plus un telos, une continuité préconstruite, mais une réaction à « l'a-chronie contemporaine 147 ».  L'histoire du temps présent se différencie donc radicalement de l'histoire classiquement contemporaine. Elle est en quête d'épaisseur temporelle et cherche à ancrer un présent trop souvent vécu dans une sorte d'apesanteur temporelle. Par sa volonté  réconciliatrice, au coeur du vécu, du discontinu et des continuités, l'histoire du présent comme télescopage constant entre passé et présent permet « un vibrato de l'inachevé qui colore brusquement tout un passé, un présent peu à peu délivré de son autisme 148 ».

La clarification des jeux de langage, tâche que Wittgenstein assignait à la philosophie, permet à Ricoeur d'élucider et de relativiser la notion commune des schèmes explicatifs de l'historien, la notion de cause.  Ricoeur adhère pleinement à la formule de Charles Taylor selon laquelle l'homme est un « self-interpreting animal 149 ». Ce détour par l'autre dans le travail interprétatif sur  soi est l'axe même du parcours herméneutique de Paul Ricoeur, au coeur de l'action, de la pratique : « Notre concept du soi sort grandement enrichi de ce rapport entre interprétation du texte de l'action et auto-interprétation 150 ». Cette position implique la même distinction épistémologique défendue par Charles Taylor et Paul Ricoeur : « Cela signifie que la recherche d'adéquation entre nos idéaux de vie et nos décisions, elles-mêmes vitales, n'est pas susceptible de la sorte de vérification que l'on peut attendre des sciences fondées sur l'observation 151 ». La corrélation établie entre l'intentionalité et les lois narratives est commune à Charles Taylor et à Paul Ricoeur qui lui reprend l'idée selon laquelle classer une action comme intentionnelle, c'est décider selon quel  type de loi elle doit son explication : « La condition d'apparition d'un événement est que se réalise un état de choses tel qu'il amènera la fin en question, ou tel que cet événement est requis pour cette fin 152 ». La sémantique de l'action doit alors établir le lien entre la forme de loi interne à l'explication téléologique et les traits descriptifs de l'action. Cet aspect, propre au discours historique, a été largement analysé par Paul Ricoeur dans Temps et Récit.

L'intentionalité se révèle dans le langage de l'action, soit là où se dit l'action dans les récits, les descriptions, les explications, les justifications. Ces notions de motivations, de raisons d'agir, d'objectifs, nécessitent donc un détour par la textualité, propre à l'approche herméneutique. Il convient d'éviter deux écueils quant aux relations entre le langage de l'action et l'action elle-même. D'une part on a tendance à attribuer un statut de représentation au langage de l'action, postulant ainsi à une indépendance des processus réels par rapport à leur mise en discours. Cette  position se traduit « par ce que Ricoeur appelle le  souci de la description vraie ou encore de la mise en correspondance des propositions avec l'état réel du monde 153 ». Le second écueil consiste à pratiquer la clôture du langage de l'action sur lui-même et à considérer que la structure intentionnelle est entièrement décelable au sein même de la structure grammaticale. Mais il y a une troisième position possible qui est de reconnaître la fonction de structuration du champ pratique par le langage de l'action. L'explicitation discursive reste alors  ouverte au plan de sa temporalité et clarifie quelque chose qui a été configuré et rendu possible : « Elle lui confère `les traits de sa propre déterminité' (Gadamer)  154 ». Or le lieu naturel de intentionnalité est l'espace public dans lequel s'accomplit l'action concrète. Charles Taylor insiste particulièrement sur l'importance de cette incarnation de l'action dans l'espace public, lieu d'expression privilégié de l'intersubjectivité pratique. Une telle conception s'oppose à l'approche dualiste dans la mesure  où l'action n'est pas l'extériorisation d'une intériorité déjà-là qu'il suffirait de mettre en forme. L'intériorité se constitue par réappropriation, par internalisation de l'expression publique. Une telle conception introduit de nécessaires médiations afin de pratiquer une reprise interprétative, alors que l'on avait coutume de décrire le procès de subjectivation dans une transparence postulée.

L'incidence majeure pour l'épistémologie de l'histoire est de pouvoir dépasser les apories d'une théorie pure de la compréhension (Verstehen) en introduisant le moment critique au sein d'une approche fondée sur la communication immédiate avec la différence,  « d'introduire la médiation dans la relation immédiate d'intropathie 155 ». Certains ont choisi la voie de la construction de l'histoire sur le modèle des sciences de la nature, partant du postulat d'une épistémologie commune. C'est le cas de la théorie de Carl Hempel sur les lois de l'histoire 156. Entre ces deux orientations présentées comme alternatives : celle de la compréhension et celle de l'explication, Ricoeur permet de réconcilier ces deux exigences en mettant en avant la compétence spécifique qui est celle de suivre une histoire. Elle revient à « comprendre une succession d'actions, de pensées, de sentiments présentant à la fois une certaine direction mais aussi des surprises (coïncidences, reconnaissances, révélations, etc.). Dès lors, la conclusion de l'histoire n'est jamais déductible et prédictible 157 ». Cette perspective conduit  l'historien à faire ce que Bruno Latour réalise dans le domaine de l'anthropologie des sciences avec son principe de symétrie généralisée, une cure d'amaigrissement des explications 158. La discipline historique combine les deux exigences théoriques de l'étude de la textualité et de l'action et se donne donc pour ambition de construire « une théorie du récit vrai des actions des hommes du passé 159 ».

Du côté de la philosophie analytique on note aussi une attention particulière au discours de l'action, une internalisation des rapports entre intention et action. C'est le cas de la thèse du philosophe analytique Donald Davidson. Au centre de ses interrogations se trouve la question de l'agir, de son interprétation, lestée chez lui de  sa dimension éthique. Il repère une  dissociation à faire entre les raisons des actes des individus telles qu'ils  se les  représentent et les causes qui nous font  agir et demeurent, elles, dans l'opacité 160. Cette dualité propre à toute action rend impossible toute entreprise réductionniste qui rabattrait les processus psychiques sur des phénomènes  neuronaux. Fondant sa théorie de la signification sur une théorie du "tenir-pour-vrai" du discours de l'acteur, Davidson a valorisé l'étude du fonctionnement du processus interprétatif, récusant le partage entre esprit et matière. Pour Davidson l'interprétation reste fondamentalement indéterminée, mais cependant encadrée par les contraintes de rationalité  normative : « C'est pourquoi on peut  appeler sa conception de l'interprétation `rationalisante' 161 » quant à la question majeure à laquelle la philosophie de l'esprit, de tradition analytique, tente de répondre, et qui est de savoir quelles sont les conditions de vérité des attributions de contenus mentaux ? Davidson  défend donc une interprétation qu'il qualifie lui-même de "radicale" et situe sa position comme proche de celle de Gadamer « dont l'approche herméneutique du langage s'apparente à mon traitement de l'interprétation `radicale' 162. »

La filiation des travaux de Davidson comme de ceux de Denett est davantage à référer à la tradition analytique qui a permis de nourrir la réflexion des sciences cognitives sur l'action, par un retour aux "choses mêmes". Entre l'interprétation de l'action telle que l'entend Paul Ricoeur et l'interprétation "radicale" de Davidson, il y a davantage que des nuances, mais bien des différences importantes de perspective. Paul Ricoeur, dans  son dialogue constant et précoce avec les positions de la philosophie analytique, a fortement discuté les thèses de Davidson 163. Il salue tout  d'abord la  « rigueur remarquable 164 » avec laquelle Davidson réalise une double réduction logique et ontologique qui l'amène à voir dans l'action une sous-classe d'événements dépendants d'une ontologie de l'événement impersonnel 165. L'explication causale a donc pour fonction d'intégrer les actions dans une ontologie qui érige la notion d'événement au même niveau que celle de substance. La démonstration de Davidson de 1963 166 consiste à montrer que l'explication invoquant des raisons s'apparente à une explication causale, ce qui ne renvoie pas nécessairement à une  conception nomologique. Ce rapport interne : description/explication régissant les événements singuliers rejoint  d'ailleurs les positions de Ricoeur développées dans le premier tome de Temps et Récit. Mais Davidson manque la dimension phénoménologique de l'orientation consciente par un agent capable de se vivre comme responsable de ses actes. Il  atténue à la fois le statut temporel de intentionnalité et la référence à l'agent. C'est la critique majeure que Ricoeur formule par rapport à la position de Davidson, celle  « d'occulter l'attribution de l'action à son agent, dans la mesure où il n'est pas pertinent pour la notion d'événement qu'il soit suscité, amené par des personnes ou par des choses 167. » Dans la rectification conduite par Davidson lui-même 15 ans plus tard, en 1978 dans son nouvel essai sur l'action 168, il reconnaît avoir délaissé des dimensions essentielles de intentionnalité : celle de l'orientation vers le futur, du délai d'accomplissement et de l'implication de l'agent. Cependant il n'en révise pas pour autant sa conception de l'explication causale. La notion de personne reste tout autant im-pertinente : « Ni l'ascription, ni son attestation ne pouvaient trouver place dans une sémantique de l'action que  sa stratégie condamne à demeurer sémantique de  l'action sans  agent 169 ».

La sémantique de l'action nécessite un agent situé historiquement car pour Ricoeur le vécu et le concept sont inextricablement liés. Récusant la double invitation au repli sur une ontologie fondamentale, à la manière heideggérienne ainsi que la fermeture sur un discours purement épistémologique, Ricoeur met en scène des "médiations imparfaites", sources d'élaboration d'une "dialectique inachevée". C'est à l'intérieur de cet espace intermédiaire entre doxa et épistémè que se situe le domaine du doxazein  « qui correspond justement chez Aristote à la "dialectique" et exprime la sphère de l'opinion droite, celle qui ne se confond ni avec la doxa ni avec l'épistémè, mais avec le probable et le vrai-semblable 170 ». L'utilisation de médiations imparfaites convient d'autant mieux à l'opération historiographique que celle-ci doit rester ouverte à de nouvelles lectures, à de nouvelles appropriations pour les générations à venir. Pris dans une dialectique de l'arché et du télos, le régime d'historicité est tout entier traversé par la tension entre espace d'expérience et horizon d'attente. Ricoeur récuse donc le renfermement du discours historien que l'on voit se déployer aujourd'hui dans un rapport purement mémoriel de reprise du passé, coupé d'un avenir devenu soudainement forclos.

Au-delà de la conjoncture mémorielle actuelle, symptomatique de la crise d'une des deux catégories méta-historiques, l'horizon d'attente, l'absence de projet de notre société moderne, Ricoeur rappelle la fonction de l'agir, de la dette éthique de l'histoire vis-à-vis du passé. Le régime d'historicité, toujours ouvert vers le devenir, n'est certes plus la projection d'un projet pleinement pensé, fermé sur lui-même. La logique même de l'action maintient ouvert le champ des possibles. A ce titre Ricoeur défend la notion d'utopie, non quand elle est le support d'une logique folle, mais comme fonction libératrice qui "empêche l'horizon d'attente de fusionner avec le champ d'expérience. C'est ce qui maintient l'écart entre l'espérance et la tradition 171 ». Il défend avec la même fermeté le devoir, la dette des générations présentes vis-à-vis du passé, source de l'éthique de responsabilité.  La fonction de l'histoire reste donc vive. L'histoire n'est pas orpheline, comme on le croit, à condition de répondre aux exigences de l'agir. Ainsi le deuil des vision téléologiques peut devenir une chance pour revisiter à partir du passé les multiples possibles du présent afin de penser le monde de demain.

 

IV-2 : Une écriture en tension avec des pratiques

 

Certaines lectures de Michel de Certeau ont eu tendance à privilégier en lui un des représentants en France du Linguistic Turn et à l’enfermer dans une approche purement rhétorique du discours historique à l’intérieur d’une conception exclusivement discursive de l’histoire. En fait, pour Michel de Certeau comme pour Ricoeur, l’histoire n’est pas une pure tropologie qui en ferait, à la manière d’Hayden White, une variante de la fiction. Bien au contraire, il  insiste sur l’ouverture par l’histoire d’un espace inédit autour de la quête d’une vérité qui la distingue fondamentalement du simple « effet de réel », selon les termes de Roland Barthes. L’objet de l’histoire comme l’opération même de l’historien renvoient à une pratique, à un faire qui déborde les codes discursifs. L’écriture de l’histoire se situe donc  dans  un entre-deux, toujours en déplacement, dans une tension entre  un dire et un faire : « Ce rapport du discours à un faire est interne à son objet 172. »  Le texte de l’historien, sans se substituer à une praxis sociale ni en constituer le reflet, occupe la position du témoin et celle du critique. Il est donc animé par la marque  du sujet de son énonciation par un désir inscrit dans le présent et c’est d’ailleurs  ce qui retient l’attention de Michel de Certeau dans l’essai d’épistémologie historique  écrit en 1971 par Paul Veyne, Comment on  écrit l’histoire.  S’il se montre quelque peu agacé par les énoncés péremptoires selon lesquels rien n’existe du réel si ce n’est par le discours et s’il prend  ses distances  vis-à-vis du nominalisme principiel des propositions de Veyne, il lui reconnaît néanmoins le mérite d’assumer le désir de l’historien dans  son rapport à la fabrication de l’histoire : «  C’est une révolution que d’installer le plaisir comme  critère et comme règle, là où ont régné tour à tour la « mission » et le fonctionnariat politiques de l’historien, puis la « vocation » mise au service d’une « vérité » sociale, enfin la loi technocratique des institutions du savoir173. » Si l’introduction  du « je » comme fondatrice de l’opération historiographique est considérée avec faveur, Certeau ne cache pas ses réserves devant l’orientation de Veyne lorsque ce dernier laisse en suspens la question du rapport  entre le traitement du discours historique et les pratiques d’une discipline, invitant à ne pas délaisser un des pôles constitutifs de l’écriture historienne.

Certeau accorde à la notion de  pratique une importance majeure qui court tout au long de son oeuvre, que ce soit  lorsqu’il scrute la quotidienneté, les arts de faire au  XXe siècle ou lorsqu’il conceptualise l’opération historiographique. Un de ses textes majeurs, publié dans L’écriture de l’histoire s’intitule : « La formalité des pratiques : Du système religieux à l’éthique des Lumières (XVIe-XVIIIe siècle) ». Objets du regard de  l’historien, les pratiques sont aussi constitutives du travail de l’historien. Certeau définit la pratique à l’intérieur d’une dichotomie entre stratégie et tactique : « J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et  de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne  peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans  pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages...174. »

Lorsque Certeau définit la notion de stratégie, il en désigne l’extériorité, établissant une frontière entre un lieu de savoir, de capitalisation du pouvoir et un lieu à s’approprier, à conquérir. Il considère donc bien l’existence d’un niveau extra-discursif dans lequel s’inscrivent et se déploient les ambitions stratégiques. Par ailleurs, si la tactique ne définit pas d’extériorité dans  la mesure  où elle reste interne au lieu de l’autre, elle s’inscrit, selon Certeau, non du côté du discours par lequel se repère la stratégie, mais du côté de la pratique, du faire, à l’intérieur même de l’effectuation de l’acte.

Ces distinctions sont au centre de la crise qu’analyse  Certeau en historien lorsqu’il repère la distorsion croissante entre le dire et le faire dans la crise que  ressentent certains spirituels du début du XVIIe siècle à l’intérieur de la Compagnie jésuite.  L’aspiration mystique de ceux que Certeau qualifie de « petits saints d’Aquitaine » et surtout  d’un Jean-Joseph Surin, cristallise une crise de conscience devant une institution qui tend à se refermer sur elle-même et à transformer son message spirituel en scolastique. Ces mystiques vivent une division intérieure, un véritable clivage interne entre les formes de la modernité sociale et un dire qui ne correspond plus à un faire. C’est de  cette scission que la déchirure mystique se donne à voir et s’exprime comme exigence nouvelle, insatisfaite devant les institutions  en place et les débordant de toutes parts. Ce qui est en jeu dans le basculement de la modernité qui s’opère selon Certeau entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, mais qui s’accentue encore davantage  avec la sécularisation généralisée de la société au XXe siècle, c’est le recul de l’institution ecclésiale comme lieu d’énonciation du vrai : « La vie sociale et l’investissement  scientifique s’exilent peu à peu des inféodations religieuses 175. » L’unité du cadre théologico-politique se brise successivement sur les progrès de la sécularisation, l’affirmation de l’Etat moderne et la découverte de l’altérité au contact des nouveaux mondes. De ces fractures multiples résulte un mouvement d’extériorisation de la catégorie du religieux qui se donnait jusque-là dans une cohérence unique et totalisante. Elle se trouve alors réduite à une expression purement contingente et s’exprime dans sa pluralité. Le relais  est pris par le pouvoir politique  qui se voit confié la charge d’enrôler les croyances. L’Etat instrumentalise le religieux et ce qui se modifie, selon Certeau, n’est pas tant le contenu religieux  que « la pratique qui désormais fait fonctionner  la religion au service d’une politique d’ordre 176 ».

L’enseignement méthodologique  qu’en tire Michel de Certeau pour rendre compte  de ce basculement au plan historique est essentiel par son insistance sur la formalité des pratiques. Il signifie en effet que le lieu du changement n’est pas tant le contenu discursif lui-même que cet entre-deux dont la distorsion est ressentie vivement comme l’expression d’une crise indépassable et qui est le produit d’une distance croissante entre la formalité des pratiques et celle des représentations : « Il y a dissociation entre l’exigence de dire le sens et la logique sociale du faire 177. » C’est entre ces deux pôles que l’expérience mystique exprime les nouvelles formes de subjectivation de la foi, cherchant à tenir ensemble les deux exigences dissociées par l’évolution historique.

C’est donc à une traversée expérientielle à laquelle nous invite Certeau dans sa construction d’une anthropologie du croire. Le fait d’exhumer le passé ne correspond ni au mythe de Michelet  de le faire revivre ni au goût antiquaire des érudits, mais il est toujours éclairé par le devenir et doit nourrir l’invention du quotidien. Le paradoxe de la confrontation de l’exception ordinaire qu’est Jean-Joseph Surin permet en effet de mieux comprendre le mouvement qui anime les multiples formes de l’intelligence rusée, la profusion des tactiques, la Metis grecque à l’oeuvre  dans la quotidienneté du XXe siècle. Là encore, comme chez Ricoeur, c’est l’événement qui est maître par sa capacité à altérer et à mettre en mouvement  : « L’essentiel est de  se rendre « poreuse » à l’événement (le mot revient souvent), de se laisser « atteindre », « changer » par l’autre, d’en être « altéré », « blessé » 178. »  Tout ce travail d’érudition historique est donc animé chez Certeau par le souci d’éclairer son siècle, le XXe siècle, en élucidant ce qu’il  qualifie en 1971 de « rupture instauratrice ». Le travail sur le  passé est à ce titre analogue au travail analytique selon Certeau comme opération présente qui s’applique aux  équations personnelles et collectives. Négliger le passé revient  à le laisser intact à notre insu et donc vivre sous sa tutelle, alors que l’opération historiographique rend  possible de penser le futur du passé : « Paradoxalement, la tradition s’offre donc un champ de possibles 179. » L’opération historiographique trouve donc  son prolongement dans les analyses des manières de faire dans la vie quotidienne. Certeau y repère les manifestations polymorphes de l’intelligence immédiate, rusée et faite d’astuces, de tactiques mises en oeuvre par les consommateurs qui ne se laissent pas réduire à la passivité mais  produisent par leur manière singulière de s’approprier les biens culturels. Ces techniques ou tactiques de réappropriation subvertissent les partages dichotomiques entre dominants et dominés, producteurs et consommateurs. Elles représentent autant de potentialités créatives. Certeau reprend, pour les qualifier, ce que  Deligny appelait les « lignes d’erre », soit les parcours tracés hors des chemins battus par les enfants autistes, des itinéraires  solitaires, des vagabondages efficaces qui coupent le chemin des adultes.  

Tant  dans le passé  que dans le présent, les pratiques sont  donc  toujours, selon Certeau, considérées comme irréductibles aux discours qui les décrivent ou les proscrivent. Toute la recherche de Certeau est habitée par cette tension entre la nécessité de penser la pratique et l’impossible écriture de celle-ci dans la mesure où l’écriture se situe du côté de la stratégie. C’est ce passage difficile, ce déplacement que tente l’opération historiographique dans son ambition à retrouver la multiplicité des pratiques en leur donnant une existence narrative.

La manière dont Certeau réussit à rendre compte des pratiques par l’écriture consiste à s’appuyer sur les acquis d’une pragmatique du langage inspirée par les travaux de la linguistique de l’énonciation de Benveniste et des travaux sur les actes de langage de Austin et de Searle. C’est par la pragmatique que Certeau parvient à restituer la singularité de ces « modus loquendi » des mystiques qui sont caractérisés par un parler marqué par l’altération, la traduction et l’excès des cadres établis. Cette traversée expérientielle naît de la désontologisation du langage et du clivage grandissant entre la langue déictique et l’expérience référentielle propre à la modernité : « Les manières de parler spirituelles participent à cette nouvelle pragmatique. La science mystique a d’ailleurs favorisé un exceptionnel développement de méthodes 180. » C’est dans le dialogue, la dialogique que se noue ce langage mystique. La communication désigne un acte qui focalise récits, traités et poèmes : « Le nom même qui symbolise toute cette littérature mystique renvoie à l’  « acte de parole » (le speech act de J. R. Searle) et à une fonction « illocutionnaire » (J.L. Austin) : l’Esprit, c’est « celui qui parle » - el que habla, dit Jean de la Croix ; c’est le locuteur, ou « ce qui parle » 181. »

De cette traversée de l’expérience intérieure, il  résulte un déplacement du clivage entre le vrai et le faux. De la même manière que la vérité est toujours tensive chez Ricoeur, la science expérimentale que prône Certeau, après Surin, tient à une indétermination présupposée du partage entre le vrai et le faux. C’est ainsi que Surin ne se présente pas dans une posture de maîtrise de la vérité face à Jeanne des Anges. Si la moniale est possédée par les diables, Surin considère que « savoir quand ils  disent la vérité et quand ils ne la disent pas, il est malaisé de donner une règle assurée et indubitable 182. »

Ces pratiques et ruses sans lieux ne sont pas assurées ; elles restent sans capitalisation possible. Au contraire, elles sont exposées aux aléas du temps, à ne pas laisser de traces, ce qui leur donne une fragilité principielle. Certeau différencie deux usages du temps :  une pratique qui est devenue aujourd’hui envahissante et qui  consiste à temporaliser un lieu et à magnifier sa valeur dans une perpective hagiographique pour  y asseoir une légitimité, une identité. Cette stratégie revient à tuer le temps pour y défendre le lieu dans  sa pérennité supposée face à l’érosion du temps. A ce version conservatoire, Certeau oppose divers autres  usages du temps définis par leur  caractère combinatoire. Il distingue en premier lieu l’usage d’un temps expecté, celui du chasseur, forme de tricotage entre  temps continu et surprises événementielles. Une  autre forme de  combinaison serait celle d’un temps tissé, de temps en forme d’entrelacs, à la manière du temps enchevêtré des conversations. En troisième lieu, il repère  ce qu’il qualifie de temps troué ou temps reprisé, non maîtrisé au cours duquel l’accident  fait  sens. En dernier lieu, il y  aurait le temps  sans  trace, simple temps de la perte, largement présent dans la mémoire orale à jamais perdue.

Le braconnage de Certeau traverse toutes ces temporalités tissées comme un cheminement de soi constitué par l’enchevêtrement de récits, de contraintes qui sont autant de chicanes  au travers desquelles la liberté se fraye sa voie dans des chemins non tracés qui sont ceux  qui permettent  la constitution d’un soi par l’autre. Ricoeur et de Certeau se rejoignent ici totalement jusque dans l’horizon poétique toujours inscrit comme devenir, toujours inachevé qui relance les questions posées au passé afin d’instaurer une relation créatrice avec lui. Cette langue poétique d’expérience naît à la fois de la dichotomie instituée par la modernité entre les croyances et le croyable. Elle est la relance incessante de questions désormais sans réponses et décrit bien la posture nouvelle de l’historien assumant une attitute plus humble, moins sûr d’apporter des réponses définitives à des questions, mais davantage porté à poser des questions à des réponses passées.

Notes

1 - Michel de Certeau, in « Débat autour du livre de Paul Ricoeur : Temps et Récit », Confrontations, 1984, p. 24.
2 - Paul Ricoeur, Ibid., p. 27.
3 - Paul Ricoeur, "Objectivité et subjectivité en histoire", (déc. 1952), repris dans Histoire et Vérité, Paris, Le Seuil, 1955, p. 30.
4 - Ibid., p. 43.
5 - Jacques Rancière, Les noms de l’histoire, Le Seuil, 1992.
6 - Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, op. cit., p. 25.
7 - Ibid., p. 24.
8 - Ibid., p. 26.
9 - Ibid., p.26.
10 - Ibid., p. 28.
11 - Georges Duby, L’histoire continue, Odile Jacob, 1991.
12 - Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, op. cit., p. 31.
13 - Ibid., p. 32.
14 - Michel de Certeau, « Histoire et structure », Recherches et Débats, 1970, p. 168.
15 - Ibid., p. 168.
16 - Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, Mame, 1973, p. 158.
17 - Michel de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, 1982, p. 320.
18 - Michel de Certeau, La Possession de Loudun, coll. « Archives », Gallimard, (1970), éd. 1990, p. 7.
19 - Ibid., p. 327.
20 - Ibid., p. 327.
21 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975, p. 70.
22 - Michel de Certeau, entretien avec Jacques Revel, Politique-Aujourd’hui, nov. déc. 1975, p. 66.
23 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 84.
24 - Ibid., p. 91.
25 - Ibid., p. 103.
26 - Ibid., p. 118.
27 - Ibid., p. 119.
28 - Ibid., p. 120.
29 - Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Gallimard, 1987, p. 77.
30 - Ibid., p. 78.
31 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 47.
32 - Ibid., p. 48.
33 - Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Le Seuil, 1987, p. 71.
34 - Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Le Seuil, 1986, p. 87.
35 - Paul Ricoeur, A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1986, p . 34.
36 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, Le Seuil, 1985, rééd. Points-Seuil, 1991, p. 53-54.
37 - Ibid., p. 68.
38 - Hans Georg. Gadamer, Vérité et méthode, Le Seuil, 1976, p. 130.
39 - Ibid., p. 137.
40 - Aristote, Physique IX (219 a 2), cité par Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, p. 26.
41 - Ibid., (221 a 30-221 b), p. 33.
42 - Saint-Augustin, Les Confessions, Livre XI, chap. XIV, Garnier-Flammarion, 1964, p. 264.
43 - Ibid., chap. XX, p. 269.
44 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 106.
45 - Ibid., p. 190.
46 - Ibid., p 197.
47 - Carlo Ginzburg, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes, emblèmes, traces, Flammarion, 1989, p. 139-180.
48 - Emmanuel Lévinas,  « La trace », Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 57-63.
49 - Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, tome 3, vol. 1, Gallimard, 1993, p. 26.
50 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 3, p. 228, cité par Olivier Mongin, Paul Ricoeur, Le Seuil, 1994, p. 157.
51 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 1, op. cit., p. 289.
52 - Ibid., p. 297.
53 - Ibid.,  tome 3, p. 435.
54 - Ibid., p. 377.
55 - Ibid., p. 390.
56 - Ibid., p 399.
57 - Ibid., p. 488.
58 - Ibid., p. 489.
59 - William Dray, Laws and Explanation in History, Oxford University Press, 1957.
60 - Georg Henrik Von Wright, Explanation and Understanding, Routledge et Kegan, 1971.
61 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 1, op. cit., p. 202.
62 - Arthur Danto, Analytical Philosophy of History, Cambridge University Press, 1965.
63 - Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, The Johns Hopkins University Press, 1973.
64 - Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome 1, op. cit. p. 251.
65 - Roger Chartier, Le Monde, 18 mars 1993.
66 - Paul Ricoeur, « Histoire et rhétorique », Diogène, n° 168, oct.déc. 1994, p. 25.
67 - Michel de Certeau, Groupe de la Bussière, conférence dactylographiée.
68 - Jacques Le Brun, préface à Jean Orcibal, Etudes d’histoire et de littérature religieuses XVIe-XVIIIe siècle, Klincksieck, 1997, p. 10.
69 - Ibid., p. 20.
70 - Ibid., p. 21.
71 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 231.
72 - Ibid., p. 231.
73 - Michel de Certeau, L’Absent de l’histoire, op. cit., p. 43.
74 - Michel de Certeau, « Cultures et spiritualités », Concilium, n° 19, nov. 1966, p. 15.
75 - Michel de Certeau, La Possession de Loudun, coll. « Archives », Gallimard, 1970, rééd. 1990, p. 18.
76 - Michel de Certeau, La Prise de parole, Desclée de Brouwer, 1968, p. 89, rééd. Points-Seuil, 1994.
77 - Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, « La Beauté du mort », Politique Aujourd’hui, déc. 1970.
78 - Philippe Boutry, Le Débat, n° 49, mars-avril 1988, Gallimard, p. 96.
79 - Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, « La Beauté du mort », Politique-Aujourd’hui, déc. 1970, p. 23.
80 - Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Gallimard, Paris, 1973.
81 - Ibid., p. 8.
82 - Ibid., p. 14.
83 - Philippe Joutard, La légende des camisards,une sensibilité au passé, Gallimard, Paris, 1977, p. 356.
84 - Paul Ricoeur, « Evénement et sens », Raisons Pratiques, n° 2, 1991, p. 55.
85 - Voir Paul Ricoeur, « La "figure" dans L’Etoile de la Rédemption, de Franz Rosenzweig », Esprit, 1988 ; repris dans Lectures 3, Le Seuil, 1994, p. 63-81.
86- S. Mosès, L'ange de l'histoire, Le Seuil, Paris, 1992, p. 23.
87- Ibid., p. 122.
88- Ibid., p. 126.
89- Ibid., p. 161.
90 - Pierre Nora, « Comment on écrit l’histoire de France ? », op. cit., p. 24.
91 - Paul Ricoeur, « Histoire, Mémoire, Oubli », Centre Beaubourg, « Les revues parlées », 24 janvier 1996.
92 - Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor, La Découverte, Paris, 1984.
93 - Wilhelm Schapp, In Geschichten vestrickt, Wiesbaden, B. Heymann, 1976 ; trad. fr. Jean Greisch, Enchevêtré dans des histoires, Cerf, Paris, 1992.
94 - Sigmund Freud, Erinnern, wiederholen und durcharbeiten, (1914), dans De la technique psychanalytique, PUF, Paris, 1953, p. 105-115.
95 - Sigmund Freud, Trauer und melancolie, « Deuil et Mélancolie », (1917), dans Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1952, p. 189-222.
96 - Paul Ricoeur, Télérama, 31 décembre 1997.
97 - Voir Paul Ricoeur, Soi-Même comme un autre, Le Seuil, 1990.
98 - Paul Ricoeur, « Entre mémoire et histoire », Projet, n° 248, 1996, p. 11.
99 - Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, Paris, 1995, p. 14.
100 - Jorge Luis Borgès, « Funes ou la mémoire », in Fictions, Folio, Gallimard, Paris, 1957, p. 127-136.
101 - Paul Ricoeur, « La marque du passé », Revue de métaphysique et de morale, n°1, mars 1998, p. 25.
102 - Ibid., p. 30-31.
103 - Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1- Arts de faire, Folio, Paris, 1990, p. 131.
104 - Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, Le Seuil, Paris, 1987; rééd. coll. « Points-Seuil », 1990,
105 - Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994, rééd. coll. « Folio-Histoire », Gallimard, 1996.
106 - Henry Rousso, La hantise du passé, Textuel, 1998, p. 36.
107 - Lucette Valensi, « Présence du passé, lenteur de l’histoire », Annales E.S.C., mai-juin 1993, n° 3, p. 498.
108 - Ibid., p. 498.
109 - Ibid., p. 499.
110 - Pierre Vidal-Naquet, « Le défi de la Shoah à l’histoire », dans Les juifs, la mémoire et le présent, II, La Découverte, Paris, 1991, p. 223-234.
111 - Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, La Découverte, Paris, 1987.
112 - Michaël Pollak, L'expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l'identité sociale, Métailié, Paris, 1990.
113 - Michaël Pollak, "Mémoire, oubli, silence", dans Une identité blessée, Métailié, Paris, 1993, p. 38.
114 - Lucette Valensi, Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois, Le Seuil, Paris, 1992, p. 275.
115 - Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince, Gallimard, Paris (1946), 1988, p. 70.
116 - Jean-Marc Ferry, Les puissances de l’expérience, Cerf, Paris, 1991.
117- Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, II, (1874), Gallimard, Paris, coll. « Folio-essais », p. 97.
118 - Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, Presses-Pocket, Agora, Paris, 1992, p. 41.
119- Paul Ricoeur, Du texte à l'action, Le Seuil, Paris, op.cit., p. 391.
120 - Paul Ricoeur, « La marque du passé », Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1998, p. 31.
121 - Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, op. cit., p. 173.
122 - Michel de Certeau, La faiblesse de croire, op. cit., p. 198.
123 - Ibid., p. 212.
124 - Michel de Certeau, L’invention du possible, 1- Arts de faire, Folio-Gallimard, 1990, p. 131.
125 - Michel de Certeau, La Fable mystique, op. cit., p. 409.
126 - Michel de Certeau, L’histoire et la Psychanalyse entre science et fiction, op. cit., p. 99.
127 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 292.
128 - Ibid., p. 331.
129 - Bernard Lepetit, communication au Colloque de Saint-Pétersbourg consacré à « Politique et société en Russie contemporaine », 29 sept. 1995.
130 - Michel de Certeau, « Historicités mystiques », Recherches de science religieuse, tome 73, 1985, p. 326.
131 - Michel de Certeau, dans  Georges Duby, L’Arc, 1978, p. 81.
132 - Ibid., p. 82.
133 - Ibid., p. 83.
134 - Ibid., p. 84.
135 - Paul Ricoeur, « Evénement et sens », Raisons Pratiques, « Lévénement en perspective », n° 2, 1991, p. 51-52.
136 - Ibid., p. 55.
137 - Jean-Luc Petit, « La construction de l’événement social », Raisons Pratiques, n° 2, op. cit., p. 15.
138 - Louis Quéré, « Evénement et temps de l’histoire », Raisons Pratiques, op. cit., p. 267.
139 - Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, EHESS, 1990, p. 264.
140 - Ibid., p. 195.
141 - Pierre Nora, « De l’histoire contemporaine au présent historique », Ecrire l’histoire du temps présent, IHTP, 1993, p. 45.
142 - Paul Ricoeur, « Remarques d’un philosophe », in Ecrire l’histoire du temps présent, op. cit., p. 38.
143 - Robert Frank, « Enjeux épistémologiques de l’enseignement de l’histoire du temps présent », in L’histoire entre épistémologie et demande sociale, Actes de l’université d’été de Blois, sept. 1993, 1994, p. 161-169.
144 - Ibid., p.165.
145 - Ibid., p. 166.
146 - Paul Ricoeur, « Remarque d’un philosophe », in Ecrire l’histoire du temps présent, op. cit., p. 39.
147 - Jean-Pierre Rioux, « Peut-on faire une histoire du temps présent ? », in Questions à l’histoire des temps présents, Complexe, 1992, p. 50.
148 - Ibid., p. 54.
149 - Charles Taylor, Philosophical Papers, 2 vol., Cambbridge University Press, 1985, tome 1, Human Agency and Language, p. 45.
150 - Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990, p. 211.
151 - Ibid.
152 - Charles Taylor, The Explanation of Behaviour, Routledge and Kegan, 1954, cité par Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 98.
153 - Louis Quéré, « Agir dans l’espace public », Raisons Pratiques, n°1, EHESS, 1990, p. 90.
154 - Ibid., p. 90.
155 - Paul Ricoeur, Du texte à l’action,  op. cit., p. 177.
156 - Carle Hempel, « The Function of General Laws in History », The Journal of Philosophy, n° 39, 1942, p. 35-48.
157 - Paul Ricoeur, Du texte à l’action, op. cit., p. 179.
158 - Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.
159 - Paul Ricoeur, Du texte à l’action, op. cit., p. 181.
160 - Donald Davidson, Essays on Action and Events, Oxford University Press, trad. fr. Pascal Engel, Actions et événements, PUF, 1983.
161 - Pascal Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit, La Découverte, 1994, p. 75.
162 - Ibid.
163 - Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 93-108.
164 - Ibid., p. 93.
165 - Donald Davidson, Essays on Actions and Events, op. cit.
166 - Donald Davidson, « Actions, Reasons and Causes », Essays on Actions and Events op. cit., p. 3-19.
167 - Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 101.
168 - Donald Davidson, « Intending », in Essays on Action and Events, op. cit., p. 83-102.
169 - Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 108.
170 - Olivier Mongin, Paul Ricoeur, Le Seuil, 1994,  p. 27.
171 - Paul Ricoeur, Du texte à l’action, op. cit., p. 391.
172 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 61.
173 - Michel de Certeau, Annales, E.S.C., n°6, nov.déc. 1972, p. 1325.
174 - Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1. Arts de faire, Gallimard, Folio, éd. 1990, p. XLVI.
175 - Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 155.
176 - Ibid., p. 166.
177 - Ibid., p. 171.
178 - Luce Giard, Le Voyage mystique, Cerf, 1988, p. 166.
179 - Michel de Certeau, Le christianisme éclaté, Le Seuil, 1974, p. 46.
180 - Michel de Certeau, La Fable mystique, op. cit., p. 178.
181 - Ibid., p. 217.
182 - Surin, cité par Michel de Certeau, La possession de Loudun, op. cit., p. 218.