La théorie des trois âges en archivistique. En avons-nous toujours besoin ?
Jeudi 2 décembre 2004
Il y a presque deux ans, en ces lieux, se tenait un colloque sur le thème « L’archivistique est-elle une science ? ». Pendant deux jours, nous nous sommes interrogés sur certains fondements de notre profession et avons conclu, entre autres, qu’un savoir comme l’archivistique a grandement besoin de recherche et de chercheurs pour étayer les bases scientifiques de ses pratiques. En filigrane, une autre question préalable se posait aussi, sans qu’elle n’ait nécessairement fait l’objet d’un examen exhaustif, c’est bien sûr celle des questionnements actuels de l’archivistique en tant que science, et aussi en tant que pratique.
La recherche en archivistique ne semble pas vraiment poser problème aujourd’hui parce qu’il ne manque pas de problèmes dans nos concepts et nos pratiques. Depuis les vingt dernières années, plus particulièrement, la recherche est soutenue et animée par un grand nombre de praticiens et d’universitaires qui approfondissent, parfois remettent en question, divers aspects de nos concepts et nos pratiques. Les associations et certaines institutions ont aussi joué un rôle important en organisant des rencontres, des colloques qui ont permis souvent de débattre de résultats de recherche. En cet âge de l’information, la recherche en archivistique est aussi portée par nombres de chercheurs universitaires en sciences humaines, particulièrement ceux des sciences de l’information et de l’organisation qui fournissent un cadre plus large à plusieurs aspects de nos problématiques. Il est déjà devenu plus acceptable que l’archiviste délaisse quelque peu les bases historiques et historiennes de sa formation pour aborder des problématiques plus proprement inspirées des questionnements contemporains de l’archivistique.
Les résultats de la recherche laissent déjà leurs marques sur l’évolution de la profession. Dans plusieurs domaines, notamment ceux de l’évaluation, de la conservation et surtout de la description, les pratiques se modifient peu à peu sous l’effet de l’accroissement de nos connaissances. De nouveaux modèles d’analyse et des normes sont appliqués, qui guident nos pratiques et nous permettent d’obtenir des résultats plus systématiques. Néanmoins, nous n’avons pas à prendre pour acquis que ce qui est nouveau est nécessairement meilleur et que ce qui est normalisé est nécessairement plus efficace. Il nous reste quand même, à plusieurs égards, à développer tout le champs de la recherche pratique en archivistique appliquée pour tester les effets des normes et des meilleures pratiques qu’on nous propose. Les chercheurs en archivistique doivent aussi travailler, plus résolument et de concert avec les praticiens, à nous donner des outils pour mesurer les effets de notre application de nouveaux modèles d’analyse et des nouvelles normes.
Je n’ai aujourd’hui à vous offrir aucun nouveau schéma d’analyse, aucune nouvelle norme. Mon propos se situe plutôt en mode de questionnement sur l’évolution d’un des concepts fondamentaux actuel de notre profession, ce qu’on a même appelé la théorie des trois âges, un concept qui, d’après tous les manuels, sert toujours de base aux fondements de notre pratique et contribue à la distinguer des autres champs de la gestion et de l’information. Mon exploration s’inscrit donc en marge de la recherche archivistique appliquée et rejoint plutôt d’autres types de recherche plus prospective, plus théorique, pour laquelle notre collègue néerlandais Eric Ketelaar avait proposé le terme « archivologie ».
Je voudrais donc vous proposer aujourd’hui de jeter un regard critique sur la théorie des trois âges qui, depuis plusieurs décennies, sert, jusqu’à un certain point, à définir nos interventions auprès des producteurs de documents. Je vous propose surtout d’en examiner la pertinence dans les contextes actuels de notre pratique. Ces contextes en constante évolution sont désormais, nous le savons tous, fortement marqués par le recours aux moyens technologiques de l’information et de la communication (TIC) et, plus récemment, par les effets des législations nationales et locales sur la libéralisation de l’accessibilité aux documents.
Ainsi, après un bref rappel des principaux éléments de la théorie des trois âges telle que formulée en France par Yves Pérotin, nous examinerons d’abord, certaines des interprétations et applications que la théorie a subie pour mieux appréhender son rôle actuel dans nos pratiques aussi bien en Amérique du Nord qu’en France. Nous discuterons ensuite de l’applicabilité actuelle de la théorie dans la pratique courante à la fois dans la gestion des documents (c’est-à-dire la gestion des archives courantes et intermédiaires) et dans la gestion des archives définitives. Nous conclurons, finalement, en formulant des questions sur la nécessité de fonder nos pratiques sur cette théorie et sur ses variantes.
La théorie des trois âges
Le « concept des trois âges » a fortement marqué l’archivistique de la seconde moitié du XXe siècle. D’abord formulée en 1948a dans le rapport d’un groupe de travail de la Commission Hoover sur l’organisation et le fonctionnement de l’administration fédérale des États-Unis, la définition d’un cycle d’existence pour les grandes accumulations de documents créées par les bureaucraties modernes faisait partie du processus de planification de moments précis pour leur évaluation ; réduire la masse des documents périmés par leur destruction en temps utile devenait la principale justification économique de la gestion des documents. Ainsi, par l’établissement de tableaux de gestion, il devenait possible de programmer les éliminations de documents aux moments les plus appropriés en tenant compte de leur valeur directe (primaire) ou résiduelle (secondaire) décroissante.
Réagissant contre l’ignorance mutuelle que se vouaient, selon lui, les Archives et les administrations en France, Yves Pérotin a formulé le concept des trois âges pour le monde francophone dès 1961, dans un article publié dans la revue Seine et Paris. Proposant les termes « archives courantes », « archives intermédiaires » et « archives archivées », il exhortait d’abord les archivistes à s’intéresser au contexte de production des documents avant leur versement aux archivesb pour mieux en contrôler l’évaluation.
Pour régler le problème du premier âge qui, selon lui, « ... ne pose pas de grands problèmes théoriques », Pérotin indiquait qu’« Il faut seulement obtenir que les bureaux fabriquent de bonnes archives et constituent des dossiers que n’encombrent pas les inutilités. » Puisqu’une sensibilisation des fonctionnaires à la question des archives suffirait, le rôle des Services d’archives pouvait se limiter à un simple appui à titre de conseil et peut-être aussi de formateur.
Le second âge, celui des « archives de dépôt », était, selon son propre terme, « plus scabreux », parce que les papiers étaient déplacés des bureaux où ils ont été créés, vers des lieux où ils étaient laissés dans un « état d’abandon ». Pour régler le problème, Pérotin proposait la création de dépôts intermédiaires pour améliorer la gestion de ces archives à la fois par leurs propriétaires et par les archives, B qui y trouveraient bénéfice puisqu’on pourrait profiter de cette période pour régler « assez facilement », selon lui, « les éliminations, les versements (...), la cotation des documents, le gardiennage et les communications. »
Le troisième âge, celui des « archives archivées », correspondait à la notion anglaise du terme « archives », c’est à dire des documents évalués et jugés de valeur permanente. Pour Pérotin, cet âge était « tout entier à la charge des Services d’archives » même si, selon son expression « les administrateurs n’y sont point étrangers pour autant » puisqu’ils « demeure[nt] toujours client[s] privilégié[s] des archives et s’assure[nt] ainsi une documentation rétrospective de qualité ».(Pérotin, p.4)
Comme vous le savez, l’article d’Yves Pérotin a eu un retentissement immédiat et très large. Son article, traduit en anglais pour la revue The American Archivist, (29, 3, juillet 1966 : 363-369) fut pendant longtemps le seul à vraiment bien caractériser le lien entre les documents administratifs créés au jour le jour et les archives tout en expliquant à tous ceux qui étaient responsables de la gestion des documents administratifs le rôle précis qu’ils jouaient dans la chaîne de conservation documentaire. Il fut aussi longtemps le seul à proposer une méthode de programmation des évaluations progressives des documents aux divers stades de leur conservation. Il énonça même son modèle sous la forme d’une formule théorique inspirée de modèles des sciences économiques en proposant que :
« La superposition sur un même graphique de la courbe -- généralement descendante -- d’utilité primaire (administrative), de la courbe -- ascendante -- d’utilité secondaire (historique) et des coupures dans le temps qui représentent les diverses prescriptions, l’accessibilité des documents au public, etc., pourrait servir à déterminer les dates des éliminations, la durée du deuxième âge des documents et bien d’autres choses. »
(Pérotin 1961, 3)
Dans un chapitre sur les « Archives en formation » du Manuel d’archivistique de 1970, Yves Pérotin reprend presqu’intégralement les paramètres de la théorie des trois âges, telle qu’esquissée dans son article de 1961, en lui ajoutant un argumentaire plus approfondi sur le rôle des dépôts intermédiaires en tant que « bassins de décantation » des papiers administratifs pour lesquels, insiste-t-il les administrations et le service d’archives peuvent exercer des responsabilités partagées à divers niveaux. (Manuel, p. 121).
Mieux, il y propose, de fait, la création de trois bassins de décantation pour les archives au stade intermédiaire. Un premier dépôt intermédiaire doit être situé très près des bureaux pour accueillir les archives dont l’utilité quotidienne est réduite tout en demeurant assez fréquente pour justifier l’aménagement de locaux particuliers destinés à cette fonction. C’est cet âge qu’on retrouve d’ailleurs décrit dans la littérature archivistique italienne, sous la plume d’Elio Lodolini, qui propose plutôt un concept cadencé en quatre âges. Le deuxième dépôt accueille les documents dont la conservation est nécessaire à des fins de vérification ou de référence, mais dont la valeur directe pour l’administration n’est plus suffisante pour en justifier un accès presqu’immédiat ; ce dépôt peut donc être plus éloigné de l’administration (ou même annexé aux archives). C’est ce type de dépôt que les gestionnaires de documents nord-américains ont préconisé pour accroître l’efficacité du flux documentaire en y gardant les « documents » dont la valeur primaire est échue, mais qui devraient être gardés à des fins comptables, légales et autres. Ces dépôts devaient aussi servir de « purgatoires » afin d’entreposer les documents « historiques », donc de valeur définitive, jusqu’au moment où ils atteindraient l’âge de consultation qui en rendrait le transfert acceptable aux services d’archives définitives.
C’est un peu ce troisième niveau intermédiaire que Pérotin proposait et qu’il justifiait par la nécessité d’attendre l’archivage définitif ; sans vraiment insister sur son établissement, il y destinait plus spécifiquement les archives qui n’ont plus d’utilité courante, mais dont la valeur indirecte à d’autres fins, notamment la recherche, en justifie toujours la préservation dans un dépôt intermédiaire.
Cette évolution du concept des trois âges vers un étalement en cinq étapes nous révèle, jusqu’à un certain point, la nature exploratoire des propositions d’Yves Pérotin. De toute évidence, il voulait surtout sensibiliser ses collègues à la nécessité de s’intéresser à la gestion des archives pré-archivées, c’est-à-dire des archives courantes et intermédiaires. C’est pourquoi je me demande si, pour respecter l’esprit des propositions de Pérotin, il est vraiment nécessaire que nous insistions sur le chiffre « trois» des trois âges. N’est-il pas plus probable que Pérotin ait voulu plutôt insister sur le terme « âge » ? L’essentiel de son message ne voulait-il pas surtout assigner des responsabilités conséquentes au statut des documents, donc dépendantes de leur âge, et ainsi déterminer qui est responsable des décisions quant à la gestion, au gardiennage et à l’évaluation aux divers stades de la vie du document ? Ne fallait-il pas s’assurer d’abord qu’en quelque part, dans les méandres de l’administration, la responsabilité de l’évaluation soit assignée à un niveau administratif spécifique pour que, graduellement, à chacune des étapes du flux documentaire, la masse des archives courantes et intermédiaires soit réduite de façon ordonnée et que soit séparé le « bon grain de l’ivraie ».
Remise en question
Jusqu’à quel point la théorie des trois âges, telles qu’énoncée par Yves Pérotin, est-elle une réaction à un contexte donné défini par les caractéristiques de l’administration française des années 1960 et 1970 ? Doit-on croire, avec Michel Duchein, qu’elle est « si universellement admise qu’on aurait presque tendance à la croire éternelle» (La Pratique archivistique française (PAF), p. 232) Qu’elle ait été reprise par un grand nombre de pays, n’est-il pas un simple effet de certaines ressemblances de l’administration française avec les bureaucraties des gouver-nements et des entreprises occidentales de l’époque, comme l’a fait le concept de l’État-Providence à la source de la prolifération des archives dans les administrations publiques ? Jusqu’à quel point devons-nous continuer de recourir à la théorie des « âges» pour expliquer les fondements de notre pratique dans des contextes différents quand, de toute évidence, les paramètres de la création, de l’utilisation et de la conservation des archives ont sensiblement évolués et sont devenus fondamentalement différents ?
Un premier avertissement sur les limits du concept des trois âges était déjà venu, rapidement et brutalement, des travaux mêmes du second groupe de travail sur la gestion des documents (Task Force on Paperwork Management) dans le cadre du mandat d’une deuxième Commission d’Herbert Hoover sur l’organisation du niveau exécutif du gouvernement. Son président Emmett J. Leahy, y avertissait ses collègues que :
“ The principal results of the Federal Records Act came from the storage and disposal of Government records. This has led many people do believe that « records management » covers only this area, and most agency programs established in compliance with the act have not broadened their concept beyond that one aspect of the paperwork problem. The first Commission intended, however, that the act cover all aspects of paperwork “.
À noter ici, l’évolution du concept de base, de « records management » vers le « paperwork management » (concept intraduisible, même pour un Québécois, qui réfère au concept de tâches administratives reliées à la gestion des documents).
Le rapport du second groupe de travail, a surtout insisté sur le besoin d’instaurer des interventions de gestion des documents proposant des solutions aux autres problèmes de gestion des archives courantes, comme la gestion des formulaires, de la correspondance, des directives et des rapports, l’entreposage des archives courantes, la gestion du courrier et des équipements de gestion des documents. (P.9) Ainsi, pour être vraiment efficace, la vrai gestion des documents devait, dès lors, dépasser les simples applications conséquentes à l’énoncé des trois âges.
Une des premières remises en question de l’applicabilité de la théorie des trois âges en Europe est venue de l’administration française elle-même dans son traitement de la notion de préarchivage qu’avait proposé Yves Pérotin. Dès 1978, en effet, l’abandon par le gouvernement français du service de préarchivage des Archives nationales de Fontainebleau a marqué un sérieux recul dans l’utilisation du dépôt intermédiaire en gestion mixte par les ministères producteurs et les archives. Même Michel Duchein constate l’important décalage entre « le préarchivage, tel qu’on le concevait dans les années 1960-1970» et celui qui est pratiqué dans les années 1990 » (p. 233). Le manuel La Pratique archivistique française, dans son excellent chapitre sur « Les archives contemporaines » de Christine Pétillat et Hélène Prax met, en quelque sorte, un point final au recours du stade intermédiaire comme outil de « préarchivage systématique » en concluant à la faillite de l’expérience du Centre des archives contemporaines de Fontainebleau (p. 249). L’Abrégé d’archivistique, sous la plume de Marie-Anne Chabin, fait justement remarquer qu’après des discussions soutenues dans les années 1980 et 1990, « le terme de préarchivage n’est plus aussi employé aujourd’hui (...) » (Abrégé, p. 59).
Une autre justification de la nécessité de définir un stade intermédiaire provenait du besoin d’entreposer les archives dans des lieux neutres, dès la perte de leur valeur directe jusqu’au moment où elles deviendraient communicables. Mais, aujourd’hui, la communicabilité des documents gouvernementaux qu’impliquait le transfert aux archives n’est plus l’apanage exclusif des services d’archives définitives puisque les législations d’un nombre grandissant de pays ouvrent désormais un accès plus large aux archives administratives courantes ; ainsi des documents encore utilisés par leur producteur, donc de valeur directe, doivent devenir accessibles dans les bureaux même des producteurs, voire sur Internet, pour documenter des problématiques portant sur des questions contemporaines ou de simples questions posées par des citoyens.
En même temps, le monde de la recherche a considérablement évolué. La diversification des publics de chercheurs des services d’archives amène déjà dans nos salles de lectures de nouveaux types d’usagers. Avec des méthodes de travail et des besoins différents, architectes, écrivains, sociologues, politologues, cinéastes y côtoient désormais les chercheurs historiens universitaires et amateurs ; ces nouveaux chercheurs, que l’on reconnaît mieux maintenant, peuvent difficilement attendre que des archives, encore au stade intermédiaire, soient versées aux services responsables des archives définitives et traitées selon toutes les normes archivistiques. Leur présence et leurs besoins spécifiques incitent les services d’archives à réduire les périodes de non-communicabilité dans les dépôts d’archives intermédiaires. De là à suggérer que les archives jugées de valeur permanentes soient versées directement des bureaux de l’administration aux archives, il n’y a qu’un pas, que les Archives nationales du Canada ont franchi résolument depuis les années 1990c.
Néanmoins, les problèmes de l’applicabilité du préarchivage et de la communicabilité immédiate des documents des bureaux ne seraient peut-être pas suffisants en soi pour remettre en question la répartition de l’ensemble des archives d’un organisme selon des âges déterminés selon leurs valeurs directes et indirectes (au pluriel) et les besoins d’en conserver ceux qu’on juge d’emblée de valeur définitive. La principale remise en question vient plutôt de l’évolution récente des technologies de la bureautique qui ont complètement révolutionné l’étape de la création des documents d’archives au stade courant. D’abord réservé à des applications restreintes et éventuellement étendu à presque toutes les fonctions de l’administration, le recours à l’informatique pour la création et le support de documents d’archives, constitue probablement le plus grand défi à la pratique de l’archivistique telle que comprise au cours des XIXe et XXe siècles. Les auteurs du premier chapitre de l’Abrégé d’archivistique, avec grande justesse, ont même qualifié de « profonde mutation », « l’utilisation de plus en plus importante des outils informatiques » (Abrégé p.13).
Ces documents virtuels qui ont désormais « valeur probante », en France comme dans un nombre grandissant de pays, ne peuvent être contrôlés aux sens propre comme figuré, comme des documents matériels. Leur conservation ne peut, en aucun cas, se matérialiser selon les mêmes principes et les mêmes pratiques. L’absolue nécessité pour l’archiviste d’intervenir dès la création de documents informatiques est largement documentée et acceptée dans la littérature archivistique récente. Personne n’est même plus surpris lorsque l’on ajoute que l’archiviste devrait aussi intervenir dans l’élaboration des systèmes de création de tels documents. Cette intervention est justifiée principalement par deux raisons.
1) D’abord, justification la plus évidente, la fragilité et la dispersion des supports imposent une intervention régulière et programmée pour s’assurer que les documents d’archives sont préservés adéquatement par copie sur des supports documentaires plus durables.
2) Ensuite, justification encore plus impérieuse, les données informatiques sont créées, dans une large proportion, sur des bases de données relationnelles qui créent des documents sur écran à partir de sources multiples qui se modifient constamment dans la mesure où de nouvelles données s’ajoutent ou se changent dans le cours normal des fonctions du service producteur. En plus des documents multimédia qui sont régulièrement utilisés par des logiciels d’affichage combinant l’image et le texte, ces systèmes informatiques sont supportés par des logiciels régulièrement et fréquemment modifiés qui rendent indéchiffrables les banques de données obsolètes.
Ainsi, force est de constater aussi qu’une large proportion des données produites et utilisées par l’administration ou l’entreprise moderne est constituée d’archives électroniques pour lesquelles l’archiviste doit intervenir dès le stade courant pour être en mesure d’assurer la pérennité des ensembles de documents d’archives de valeur définitive. À partir de cette constatation, il faut donc conclure qu’une intervention retardée est trop risquée si elle doit attendre le moment où ces archives atteindraient le troisième âge ou une stade d’inutilité à titre de valeur directe, celle pour laquelle elles ont été créées. On peut franchement affirmer qu’elle serait même inutile dans la plupart des cas, puisque les documents produits et utilisés ne peuvent plus être recréés. C’est pourquoi, du moins dans le cas des archives électroniques, l’archiviste est invité à dépasser son simple rôle de conseiller au stade des archives courantes afin d’appliquer immédiatement toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection et la préservation des données.
Ce qui est vrai pour les archives électroniques, n’est-il pas vrai aussi pour plusieurs autres types d’archives pour lesquels la fragilité du support et l’obsolescence rapide des équipements rendent la conservation plus ardue. Ainsi, autant les archives audiovisuelles que les archives sonores, savons-nous maintenant, sont à risque à moins d’intervention rapide pour faire migrer les données sur un support plus robuste, ce qui suppose aussi qu’une évaluation relativement immédiate doit en être faite pour optimiser la qualité de la copie et, surtout, éviter le transfert d’une trop grande quantité de documents sans valeur définitive. Quels étaient les supports documentaires de la production cinématographique ou télévisuelle d’il y a à peine dix ans (voire vingt ans) ? Où trouve-t-on les équipements pour les lire sans les endommager ? Quels sont les supports utilisés aujourd’hui ?
Développons le même raisonnement dans ses applications possibles pour tous les supports documentaires. Par la préparation d’un tableau de gestion, on accepte que l’ensemble des archives produites, quel que soit le support, soient évaluées dès leur création et que la valeur définitive d’une grande proportion puisse être déterminée dès ce stade ? S’il est possible à l’archiviste responsable d’archives définitives d’intervenir dès la création de documents électroniques, pourquoi devrait-on limiter son action à ces seuls types de documents, surtout s’ils sont produits en même temps que les documents sur les autres supports ? Si la situation le requiert, pourquoi l’archiviste devrait-il continuer de limiter son rôle à celui de conseiller ? Pourquoi préparerait-on un tableau de gestion qui n’a aucune conséquence immédiate, qui ne permettrait pas de protéger immédiatement les archives de valeur définitive de tous les supports ? Pourquoi l’archiviste ne devrait-il pas intervenir pour conserver tous les documents d’archives de valeur permanent dès le stade courant ? Agir de cette façon, néanmoins, suppose que l’on accepte de remettre en question la théorie des trois âges qui laissait au seul producteur d’archives l’entière responsabilité de ses documents pendant toute la phase courante et qui confinait l’archiviste à un simple rôle de conseiller.
Cette hypothèse rejoint en quelque sorte une des critiques formulées par Pétillat et Prax, dans la Pratique archivistique française, qui remettaient aussi en cause une importante prémisse proposée par Yves Pérotin pour fixer les moments de programmation des évaluations, celle de l’ascension régulière de la valeur dite « secondaire » des archives correspondant à une réduction correspondante de la valeur dite « primaire ». Elles font remarquer, avec grande justesse, que « considérer que la valeur primaire fait place à la valeur secondaire est certes commode mais se révèle inexact. Ces deux utilités ne se succèdent pas inévitablement et certains retours en arrière peuvent survenir (...) Ces deux valeurs ne se substituent pas non plus systématiquement l’une à l’autre, ne s’excluent pas inéluctablement et se superposent parfois ; dans le cadre d’une étude ou d’une recherche dont elle est maintenant friande, l’administration pourra exploiter des documents encore d’un usage courant à des fins différentes de ces premiers objectifs » (PAF, 238).
En effet, comment faire croire à des archivistes contemporains que les documents de valeur définitive n’acquièrent cette qualité qu’avec une certaine ancienneté, la patine du temps ? Pourquoi des documents courants, encore utiles à la gestion des affaires, ne pourraient-ils pas être aussi considérées comme des archives définitives. Les services d’archives ne doivent-ils conserver que des archives de « valeur secondaire » des documents du troisième âge ? Pétillat et Prax dans leur chapitre sur « Les archives contemporaines » ont déjà répondu avec une grande fermeté qu’« il faut aussi vigoureusement réfuter l’affirmation couramment avancée que les archives ne seraient préservées qu’en raison de leur valeur secondaire, une fois épuisée leur valeur administrative. Au contraire, chacune de ces deux valeurs peut justifier la conservation. Certains documents sont pérennisés dans un but absolument identique à celui pour lequel ils ont été produits : attester les droits des personnes (états civil, dossier de naturalisation), garantir la propriété foncière (cadastre) ou intellectuelle (brevets, marques de fabrique) » (PAF, p. 238).
Ainsi, pour paraphraser le mot bien connu de Corneille, on pourrait dire qu’« aux archives bien nées, n’attend pas la valeur des années ». D’un côté, l’âge n’a rien à voir avec la valeur et, d’un autre côté, les besoins de conservation doivent guider les interventions de l’archiviste. À la limite, une lecture littérale de la théorie des trois âges telles que formulée par Yves Pérotin nierait la capacité de l’archiviste d’intervenir en amont pour évaluer tous les documents non seulement quant à la valeur de leur contenu, mais aussi de leur support ; elle a ainsi le tort de ne pas prévoir le passage direct systématique du stade d’archives courantes au stade d’« archives archivés », selon son expression même.
Dans le contexte d’une telle remise en question, il serait donc opportun de se demander à quoi peut bien encore servir la théorie des trois âges. D’une part, il est certain que la théorie appuie considérablement l’action des responsables de gestion des documents ; le concept des trois âges est très utile, en effet, pour sensibiliser les producteurs d’archives à un processus d’élagage progressif marqué par des étapes bien définies et permettant à la fois au producteur, à l’utilisateur et à d’autres responsables de l’administration de travailler de concert avec l’archiviste pour convenir d’un tableau de gestion et d’un plan de traitement et d’entreposage surtout dans un contexte où une grande proportion de documents sont sur un support papier. D’autre part, et c’est là le noeud du problème, les assurances données par la préparation d’un tableau de tri incitent à tort les archivistes à retarder leur intervention sur les documents de valeur définitive en leur proposant une période intermédiaire qui ne fait que retarder des traitements qui devraient être complétés sans tarder. Ce sont pourtant ces soins prodigués dès le stade courant qui sont les plus efficaces puisqu’appliqués au moment même où les supports documentaires originaux sont encore à leur plus haut niveau de qualité matérielle et que les documents disponibles sont encore dans un contexte qui permettrait de mieux les décrired.
Dans un âge où les producteurs d’archives ont un besoin grandissant des services d’experts en gestion des documents, on doit se demander aussi si l’archiviste des archives définitives n’est pas en conflit d’intérêt lorsque le producteur d’archives fait appel à ses services pour améliorer sa propre gestion des archives courantes. Dans un contexte circonscrit à ses propres besoins, le producteur a besoin d’un système de classement des dossiers courants, d’une analyse de son flux documentaire, d’un programme de protection des documents essentiels qui ont peu à voir avec la préparation d’un tableau de gestion généralement préconisé par l’archiviste responsable de la gestion des archives définitives. Avec Pétillat et Prax, on peut toujours considérer « la gestion des documents administratifs et la conservation des archives historiques (...) [non plus] comme deux spécialités séparées mais comme deux volets étroitement complémentaires » (PAF, 234). Mais il reste difficile de voir comment l’un ou l’autre peuvent servir deux maîtres en même temps avec les mêmes outils.
Tout en plaidant pour le maintien de regards convergents de part et d’autre, on doit constater que, pour être efficace, la gestion de documents doit se situer prioritairement dans les champs de la gestion et que la compétence et l’efficacité du gestionnaire de documents sont appréciées selon des critères liés directement à la rentabilité de l’organisation ou de l’entreprise, au contrôle du flux documentaire et de la réponse aux besoins spécifiques des divers producteurs et utilisateurs des systèmes documentaires.
Ainsi, si l’archiviste peut intervenir à tous les âges, il doit le faire en tant qu’archiviste responsable des archives définitives, prêt à collaborer avec le responsable de gestion des documents à la recherche de solution, mais aussi demandeur de services pour assurer la conservation des archives définitives.
Malgré ces différences importantes entre les objectifs, les fonctions et les moyens du responsable de gestion des documents et de l’archiviste responsable des archives définitives, il est probablement plus logique de maintenir un lien efficace entre les deux domaines de spécialisations comme le font plusieurs professions, notamment les médecins de diverses spécialités, les avocats et les notaires, les architectes et les ingénieurs. Reconnaître les spécificités de l’un et de l’autre ne doit pas équivaloir à nier tout ce qui peut nous réunir, au contraire. Néanmoins, reconnaître que l’un a toujours besoin de la « théorie des âges » ne devrait pas obliger l’autre à maintenir l’équivoque d’un fondement qui sert mal ses objectifs. C’est pourquoi à la question posée par le titre de cette conférence « La théorie des trois âges ; en avons-nous toujours besoin », nous pourrions répondre par l’affirmative tout en qualifiant notre réaction en ajoutant : « non pas comme fondement de notre pratique et de l’organisation de notre profession, mais comme une des explications du cycle de vie des archives des administrations et des entreprises ».