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L’invention du « film littéraire », ou comment le cinéma français rencontra les écrivains

L’exception et la masse

Les rapports du cinéma avec la littérature ont beau être un des plus anciens sujets de dissertation, et même de recherche, sur le septième art en France, on y découvre encore de grands terrains en friche.

On s’est intéressé, depuis un grand nombre d’années maintenant, à ce que les hommes de lettres ont fait du cinéma, à la manière dont ils ont transmis leurs impressions de spectateur, dont ils traduit en littérature des effets proprement cinématographiques ; ou bien encore à leur passage à l’écriture ou à la réalisation de films, à la manière dont ils ont mis une vision ou une poétique singulière à l’épreuve de l’écran1. Cette optique est celle de l’histoire littéraire : elle privilégie les fortes personnalités artistiques.

Mais la littérature est présente, et ce depuis fort longtemps, à tous les niveaux de la production cinématographique française. Il faut donc se demander dans quelles circonstances historiques et selon quelles modalités l’industrie du cinéma s’est emparée de la littérature pour l’adapter, a engagé des écrivains à son service et mis en valeur leur participation – et comprendre aussi comment, en retour, le cinéma comme pratique culturelle en a été transformé, comment le regard de la société sur lui s’en est trouvé affecté. Approche plus globale, donc, moins attachée à la singularité de tel regard ou à l’apport de tel ou tel créateur, pour mieux cerner des situations-types : approche davantage centrée sur le problème de la construction du cinéma comme média de masse et comme industrie culturelle. Tel est le sujet de mon livre, centré sur les années 1906-1914. Mes sources ont été les scénarios, les films arrivés jusqu’à nous (beaucoup ont disparu), mais surtout les contrats, les documents juridiques, les archives des sociétés d’auteurs et la presse corporative de l’industrie cinématographique. Elles dessinent les origines d’une relation entre deux médias qui va se révéler essentielle dans l’identité du cinéma français, et qui a beaucoup contribué à construire l’aura du cinéma en France, au-delà même du nombre de ceux qui le célèbrent comme un art autonome pleinement accompli.

À aucune époque, mieux que dans les années qui précèdent 1914, on ne mesure l’étendue qui sépare la question « les écrivains français et le cinéma » de celle qui m’a retenue : « le cinéma français et les écrivains ». Tout l’intérêt de la première question vient du fait que des écrivains, hommes du texte, se sont pris de passion pour un média entièrement d’image, y ont même vu un modèle pour rénover la littérature (pensons ici aux surréalistes) ; ou bien qu’ils se sont projetés dans la création cinématographique comme dans quelque chose de voisin et de tout à fait nouveau à la fois – autrement dit en gardant dans leur activité cinématographique une identité d’écrivain (pensons là à Cocteau, à Pagnol). Autant dire que je n’ai pas découvert chez les écrivains français d’avant 1914 un intérêt dévorant pour le cinéma qu’on aurait ignoré. Chez la plupart de ceux qui travaillent pour lui, l’intérêt pécuniaire est premier. Aucun d’entre eux n’a accordé une estime sans bornes à un film mis en scène : leur seul authentique intérêt va généralement aux vues documentaires, à ce « voyage immobile » à travers la nature et le monde qu’ils considèrent comme le seul apport puissamment original du cinématographe. Aucun d’entre eux, à plus forte raison, n’est venu au cinéma avec un projet artistique qui lui aurait tenu intimement à cœur. Les écrivains sont souvent sollicités par les journaux pour comparer le théâtre et le cinéma, donner leur avis sur leurs mérites respectifs et pronostiquer leur avenir. En substance, leurs opinions ne divergent sensiblement que par les conceptions tranchées du théâtre qu’ils défendent, conceptions cristallisées de longue date, tandis que l’idée qu’ils se font du cinéma ne se distingue guère de l’idée que l’on s’en fait plus largement dans la société. Leur idée du cinéma est celle de leur temps, ni plus ni moins. Il existe évidemment quelques voix originales, par exemple du côté des naturalistes qui s’intéressent à la valeur expressive du geste brut ; mais rien ou presque encore qui aille plus loin que le balbutiement ou la pétition de principe.

Cependant, aussi paradoxale que cela puisse paraître, il n’était pas nécessaire que la littérature eût saisi la valeur du cinéma pour que le cinéma se trouvât changé par la littérature. Et d’abord parce que la première rencontre entre gens de lettres et gens de cinéma se déroule devant un tribunal, pour trancher la question des droits d’auteur.

Le cinématographe en transformations

Il n’est pas inutile, je pense, avant d’entrer plus dans les détails, de rappeler d’où l’on vient. Le cinématographe a été mis au point en 1895. Parallèlement aux vues documentaires, c’est les débuts de la mise en scène : les saynètes comiques des Lumière, le cinéma illusionniste de Georges Méliès, les débuts comme producteurs de films de Léon Gaumont, de Charles Pathé, venus qui de la photographie, qui du phonographe. Les historiens parlent aujourd’hui, pour désigner cette première décennie, d’un « cinéma des attractions » : son cadre d’exploitation dominant est en effet la foire et le café-concert ; les bandes, d’une durée inférieure à 15 minutes, souvent à 10, relèvent de la féerie, du burlesque ou du drame, illustrant dans ce cas des sujets universels (Le petit Poucet, Guillaume Tell) ou des poncifs sociaux (la grève, le bagne, le crime). Je rappelle, bien évidemment, que le cinéma est muet, ponctué de musique jouée en direct et d’interventions orales. Pour bien mesurer le sens et la portée des faits que je vais relater dans la suite, il faut avoir conscience de l’estime et de la visibilité dont peut jouir le cinéma dans cette configuration.

Un grand changement affecte l’exploitation des films à partir de 1906-1907, avec deux faits liés : l’établissement de salles sédentaires, entièrement dédiées au cinéma, dans le centre des grands villes, et le remplacement de la vente des films aux exploitants par la location qui facilite le renouvellement régulier des programmes. La durée des films s’allonge, atteint couramment 15 à 20 minutes. La firme Pathé frères domine largement le marché français et international en cette première époque d’expansion.

Un procès fondateur

Le cinéma n’a pas attendu 1906 pour jeter son dévolu sur quelques figures particulièrement saillantes de la littérature : la Esméralda, le chemineau (venu des Misérables en passant par Jean Richepin), ou encore Faust. Et justement, c’est ce Faust réalisé par Méliès au printemps 1904, qui en décembre 1906 attire l’attention d’un des ayants-droit de l’opéra de Gounod, parce que le directeur de la salle qui le présente sur les boulevards se réclame de cette version de la légende (non sans raison d’ailleurs car la mise en scène de Méliès est calquée sur celle de l’Opéra de Paris). Les héritiers du compositeur et des librettistes portent plainte. Peu après, différents auteurs dramatiques leur emboîtent le pas : tous ont reconnu ou ont été alertés par un proche de la présence sur les écrans de la contrefaçon d’une de leurs œuvres. Jamais une société cinématographique n’avait jusque là sollicité d’un écrivain l’autorisation d’adapter son œuvre : encore moins les avait-elle rémunérés pour cela, et serait-il même venu à l’idée des écrivains de le demander ? Frédéric Mistral avait béni en 1906 une adaptation de Mireille dans les décors de Provence sans s’émouvoir autrement de ne rien percevoir. En quelques mois, l’arrivée de nouvelles salles permanentes sur les boulevards de la capitale déclenche ainsi subitement une avalanche de plaintes concernant des films plus ou moins anciens, comme si l’on découvrait le cinéma : on le regarde en tout cas d’un autre œil, maintenant qu’il s’établit au voisinage des grandes salles de théâtre. Et c’est toute la Société des auteurs qui se mobilise comme un seul homme pour combattre les pirates.

Nous sommes peut-être mieux placés aujourd’hui qu’il y a dix ans pour nous mettre à la place des hommes qui ont eu à appliquer les règles du droit d’auteur au cinéma : parce que les procès d’Internet sont passés par là, et qu’avec eux nous avons peu ou prou connu, comme eux, un certain désarroi devant la remise en cause de nos catégories de pensée traditionnelles. Au début du siècle, le phonographe et le cinématographe apportent le moyen de reproduire en série, en tous lieux et en tous moments, ce qui jusqu’alors relevait de la performance unique et non répétable : concert ou représentation théâtrale. Or, la propriété littéraire se fonde uniquement sur deux lois datant de l’époque révolutionnaire : la première garantit les droits de l’auteur par rapport aux représentations, la seconde par rapport à l’édition. Toute la question est de savoir si les nouveaux médias en relèvent ou non. Le film est-il représentation, comme une performance scénique avec un interprète en chair et en os ? Est-il édition, comme une estampe ou une photographie tirées à plusieurs dizaines d’exemplaires ? Le débat va être extrêmement long, riche et de plus en plus précis quant à la définition de son objet. La réflexion par analogie avec l’édition et la représentation qui est menée ne conduit nullement à dissoudre la spécificité du cinéma, mais permet de la cerner, et ce pour la toute première fois, avant que la moindre réflexion théorique désintéressée ait été conduite par quiconque. Ainsi, de manière tout à fait originale, les défenseurs du droit d’auteur vont conclure, et à leur suite les juges, à une combinaison articulée des deux : le cinéma est indissociablement édition et représentation. Pour prendre la mesure du chemin parcouru, un arrêt rendu en 1904 sur le droit de l’opérateur avait dénié tout bonnement au film la qualité de représentation, en considérant que le public n’assistait en réalité qu’au fonctionnement d’un mécanisme automatique de projection. Le retournement du point de vue entre 1904 et 1908 témoigne bien d’un changement du regard de la société sur le cinéma pendant ces années que les sources de presse confirment : pour aller vite, en 1904 on va voir le cinématographe, la technique est en elle-même attraction ; en 1908 on se rend à une séance de cinéma, pour voir des films, et la médiation technique est devenue habituelle, donc transparente. Toute la clarté n’est bien sûr pas faite en une seule fois, mais le cinéma entre alors formellement dans le champ de la propriété littéraire et artistique, avec l’obligation de la respecter chez les autres, mais aussi la possibilité de bénéficier de sa protection. C’est-à-dire que c’est aussi la fin de la contrefaçon sauvage entre producteurs de films.

Premières alliances

Aussi diffus soit-il, ce premier changement de statut du cinéma dans les esprits ne doit pas être négligé pour expliquer les faits que je vais maintenant aborder, aux côtés d’explications plus directes d’ordre judiciaire ou économique. Avant que les procès aient touché à leur terme, l’industrie du cinéma commence à parler de recourir aux services des écrivains et de porter la littérature à l’écran, cette fois de manière licite et même d’une manière hautement proclamée auprès du public. Trois initiatives voient le jour en 1907 et 1908, toutes trois plus ou moins dans l’orbite de Pathé. Leurs stratégies respectives et leurs fortunes inégales offrent une vision en coupe de la problématique culturelle du temps ainsi que de réalités économiques en plein changement.

Edmond Benoit-Lévy, ou l’éducation populaire

D’abord vient l’initiative d’Edmond Benoit-Lévy. Il est avocat-conseil de Pathé, directeur d’une salle des boulevards et du premier organe de presse de l’industrie cinématographique, mais il est aussi défenseur de la propriété artistique et militant des idéaux de l’éducation artistique des masses. Les hommes de sa génération sont les premiers à se soucier de faire participer le plus grand nombre au rituel du théâtre, avec une visée éducative et moralisatrice affirmée. Pour Benoit-Lévy, il ne fait pas de doute que le cinéma sera le grand moyen de diffusion qui manquait au théâtre... dès que l’on aura réussi à synchroniser l’image et la parole (mais l’on croit alors que cela n’est que l’affaire de quelques mois, non de vingt années). Il commandite donc, au printemps 1907, l’adaptation d’une pantomime de 1890 qui avait fait date, L’enfant prodigue, et associe ses deux auteurs aux bénéfices de l’exploitation du film. Mais le bilan est mitigé : succès public relatif pendant la saison d’été ; curiosité de la Société des auteurs dramatiques, sans plus ; et absence de réaction, semble-t-il, du coté des producteurs de films.

Le Film d’Art, ou la distinction

Moins d’un an plus tard, création de la société du Film d’Art. La conjoncture est plus favorable car Pathé rencontre à ce moment de sérieux problèmes de trésorerie. En distribuant les productions du Film d’Art, il enrichit ses programmes hebdomadaires sans rien débourser. La jeune société bénéficie de contrats d’exclusivité avec des signatures prestigieuses, Edmond Rostand, Georges Courteline, Alfred Capus ou encore, semble-t-il, Anatole France, Octave Mirbeau. On la présente dans la presse comme poursuivant, elle aussi, les idéaux d’un théâtre mis à la portée de tous. Mais ce serait, ici, avec une connotation éducative et morale moins marquée que chez Benoit-Lévy : plutôt, à la manière dont un certain courant de théâtre antiquisant, souvent joué en plein air, dans des amphithéâtres, prétend faire revivre le théâtre démocratique athénien. Ce qui ne va pas sans ambiguïtés. Car par le choix de thèmes nobles empruntés à l’Histoire ou aux mythes, le Film d’Art peut aussi jouer sur une autre fibre : je veux parler du désir d’imiter les pratiques culturelles de la haute société. La manifestation la plus frappante en est la première extrêmement mondaine organisée pour le lancement des premiers films le 17 novembre 1908 dans une salle de théâtre : les films y sont projetés dans le cadre d’une véritable « soirée d’art » au sens où on entend alors ce mot, dans une convergence synesthésique de musique, de ballets et de récitation poétique. C’est encore la poursuite d’une légitimité sanctionnée par les autorités en matière culturelle qui a porté à la direction artistique du Film d’Art l’académicien français Henri Lavedan et le sociétaire de la Comédie-française Charles Le Bargy, qui s’y connaissent évidemment bien peu au cinéma. Mais la politique de prestige du Film d’Art sera de courte durée : au printemps 1909 les rudes réalités financières amènent une autre équipe à la direction. On peut dire néanmoins que la société du Film d’Art gardera à travers les années des traces de la politique de distinction de ses origines.

Le Film d’Art a eu et conserve une réputation de grandiloquence grotesque et d’académisme stérile : le souci de faire artistique l’aurait mené dans une impasse. Pourtant, Georges Sadoul et Henri Langlois ont démontré, il y a un demi-siècle, la qualité et la nouveauté de la mise en scène des productions du Film d’Art, en dépit de son recours à des modèles de légitimation extérieurs.

Dans la perspective qui est ici la mienne, j’irais volontiers plus loin : on peut défendre l’idée que cette caractéristique a elle-même eu un rôle très ambivalent dans l’émergence d’une nouvelle conception du cinéma. En engageant des hommes de théâtre, en se coulant dans les dispositifs attachés aux beaux-arts et aux belles-lettres, en se parant de leurs valeurs, le Film d’Art attire l’attention des critiques dramatiques et, paradoxalement, les amène à porter le premier regard réfléchi sur ce qui fait écart entre le cinéma et le théâtre, et ce qui fonde l’intérêt ou non du premier : à quoi bon, pour eux, s’y intéresser si ce n’en était que le redoublement ? Le critique du Temps Adolphe Brisson, en particulier, cherche à définir les règles qu’impose l’absence de la parole : celle-ci n’est plus regardée, pour la première fois, comme une imperfection, mais comme la base d’une esthétique originale. Idée encore très sommaire, mais qui part de rien. Après la réflexion des hommes de droit, c’est un nouveau jalon important qui est posé. Quatre ans plus tard, la critique dramatique commencera à légiférer à longueur de colonnes sur ce qui est cinématographique et ce qui ne l’est pas – une caractéristique bien française de la réflexion sur le cinéma.

La SCAGL, ou la fondation d’une nouvelle culture de masse

J’avais parlé de trois initiatives, et j’en ai jusqu’ici présenté deux, celle d’Edmond Benoit-Lévy et le Film d’Art. La troisième et dernière initiative, de loin la plus couronnée de succès sur le plan économique, émane de banquiers déjà très engagés aux côtés de Pathé, et de deux écrivains doublés d’hommes d’affaires, Pierre Decourcelle et Eugène Gugenheim. Ensemble ils fondent, quelques semaines après le Film d’Art, la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (la SCAGL). Avec eux, le cinéma devient un nouveau prolongement des pratiques littéraires de masse. Je n’ai pas besoin de rappeler ici le développement de la lecture populaire dans le troisième tiers du dix-neuvième siècle, la fortune du feuilleton ; il faut aussi rappeler qu’un roman populaire à succès connaissait fréquemment la transposition à la scène. Les classiques de cette littérature romanesque et dramatique forment le répertoire de prédilection de la SCAGL : Les deux orphelines, Paillasse, Le courrier de Lyon, La fille des chiffonniers, La closerie des genêts, Les mystères de Paris, etc.

Quoique ces titres aient remporté des succès considérables pendant des décennies, le pari de la SCAGL n’apparaît pas sans risques à ses débuts. En effet, le mélodrame et la pièce de cape et d’épée dégagent une image de plus en plus désuète au début du siècle, victimes de nouveaux genres comme la pièce policière ou le vaudeville burlesque, quand ce n’est pas du music-hall. Ainsi, fait très notable, le cinéma ne se lance pas dans les adaptations en concurrençant frontalement les théâtres sur leur terrain et en les supplantant par ses qualités propres de réalisme ou de spectaculaire, mais en optant pour un répertoire déclinant, de plus en plus absent de l’affiche. Les titres adaptés répondent bien à la volonté de l’industrie, dans ces années, de produire un spectacle moralement irréprochable, bien loin des frasques de l’époque des attractions. La SCAGL puise à un répertoire familial et respectable : familial, parce que l’aspect « bon enfant » de ces pièces saute déjà aux yeux, par comparaison avec la violence et l’érotisme supposés de la littérature contemporaine ; respectable parce qu’il fait l’objet d’une transmission de génération en génération (les parents emmènent leurs enfants voir ces pièces comme ils avaient déjà pu les voir avec leurs propres parents). La SCAGL définit ainsi un modèle de cinéma qui, avec peu de changements, fonctionnera jusqu’aux années cinquante, si ce n’est jusqu’à nos jours : le cinéma joue à son tour le rôle de vecteur de transmission intergénérationnel de ces titres, repris tous les vingt à trente ans.

Compte tenu de son succès, la SCAGL s’impose comme un partenaire obligé et presque l’égal de la compagnie Pathé qui assure la distribution de ses films. Elle détient un levier essentiel : des contrats d’exclusivité de vingt ans, très avantageux, signés avec un grand nombre d’écrivains et d’héritiers d’écrivains en 1908-1909, à un moment où seul le Film d’Art était susceptible de faire des offres concurrentes. Ce qui permet à Pathé de se présenter avec beaucoup d’aplomb dans ses réclames comme le plus puissant propagateur de la littérature : « Vint le cinématographe, vint la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres, et voici que le foyer éteint se ranime, et la belle et réchauffante flamme de la popularité revivifie l’or terni des grands noms oubliés ou en passe de l’être ».

Le mouvement s’élargit

La concurrence a tôt fait d’emboîter le pas à la SCAGL : dès le courant de l’année 1909 plusieurs sociétés ont leur label de film « littéraire ». Il y a un intérêt de plus en plus évident pour les sociétés de cinéma à s’allier aux écrivains : intérêt commercial, que dénote la réclame de Pathé entre mille autres ; mais aussi intérêt politique, par exemple, dans le cadre de la revendication d’un changement de régime juridique du cinéma : les sociétés de cinéma veulent bien d’une censure, mais centralisée et non remise au caprice des autorités locales ; elles peuvent pour cela se targuer d’être plus proches du théâtre que du spectacle forain.

Un troisième enjeu mérite d’être signalé. L’un des faits majeurs des années 1909-1914 consiste en l’allongement extrêmement rapide du métrage des films. En 1909, il est exceptionnel qu’un film atteigne la demi-heure. En 1914, on atteint parfois les trois heures... C’est évidemment très rapide. Pourtant, cette évolution vers le long-métrage, qui est internationale, s’est heurtée en France à des résistances. Les directeurs de salles, principalement, craignaient que tous les goûts n’y trouvent pas leur compte comme ils le trouvaient dans une séance composée de bandes plus courtes prises dans tous les genres. Le risque d’un délayage excessif des intrigues était aussi évoqué. Rien ne pouvait être plus propre à les rasséréner que des adaptations de valeurs sûres du répertoire dramatique ou de romans ayant déjà connu des adaptations théâtrales étoffées. De fait, les adaptations de titres du dix-neuvième siècle sont pendant cinq ans à la tête de la marche vers le long puis le très long métrage : L’Assommoir, Notre-Dame de Paris, Les misérables, Les trois mousquetaires.

La tradition de transposition de ces romans au théâtre est perceptible, dans un cas aussi précoce que L’Assommoir, qui reprend exactement la trame de la pièce. Mais derrière la « théâtralité » que nous trouvons rétrospectivement à ces films, une forte inspiration naturaliste s’y dessine, notamment dans le cinéma de la SCAGL, sous l’influence indirecte des idées d’André Antoine2.

Et néanmoins, loin d’assurer une exclusivité à ce répertoire, l’émergence du long-métrage favorise aussi par contrecoup la mise à l’écran de la littérature contemporaine. La monopolisation des « classiques » populaires par la SCAGL concourt à orienter ses concurrents soit vers les œuvres du domaine public, soit, et cela devient de plus en plus fréquent, vers des romans et des pièces récents : drames du Grand Guignol, vaudevilles, romans criminels. Fantômas de Souvestre et Allain est à peine publié qu’adapté par Louis Feuillade pour Gaumont. Ce film installe définitivement le genre policier dans le paysage et influence jusqu’à la politique de la SCAGL, avec une transposition de Rocambole dans le Paris de la Belle Epoque.

Et les écrivains ?

J’ai jusqu’ici peu parlé des écrivains travaillant directement pour le cinéma. Il va de soi que c’est parmi les gens de lettres que les premiers auteurs de scénarios vont être recrutés. Mais il y a gens de lettres et gens de lettres : quoi de commun entre un obscur débutant assurant sa subsistance en écrivant des scénarios le temps de connaître le succès tant espéré, et quelque célébrité dont on achète la signature autant que le scénario ? Cette première ligne de fracture a son importance. Des aspirants à la consécration littéraire s’enracineront si bien en milieu cinématographique qu’ils ne retourneront jamais au théâtre ou au roman. Un exemple emblématique nous est fourni par le jeune Abel Gance, qui commence à écrire des scénarios en 1910 (il a alors vingt-et-un ans), et qui va déplacer progressivement ses ambitions démiurgiques du théâtre au cinéma, avec des hésitations pendant sept ou huit ans qui se comprennent aisément : l’industrie cinématographique ne peut être vécu que comme un univers de compromissions, un film n’a pas d’auteur reconnu, ne jouit d’aucun prestige, à peine d’une existence sur les affiches. Ces écrivains obscurs ou anonymes, fournisseurs réguliers du cinéma, forment le premier noyau des scénaristes professionnels : il commencent à s’organiser sur le plan syndical pour faire face aux extorsions occasionnelles et aux conditions financières systématiquement médiocres qui leur sont faites par les producteurs de films. Les écrivains établis, en particulier les auteurs dramatiques, ont d’autres intérêts : à partir de 1912, ils se préoccupent surtout de rééquilibrer la balance économique entre le cinéma et le théâtre, pour répondre aux demandes des directeurs. Leur première démarche va être de chercher à imposer à l’industrie cinématographique une rémunération des auteurs de films sur le même modèle qu’au théâtre, c’est-à-dire proportionnellement aux recettes. Les scénaristes déjà établis savent leur position mise en péril par ces exigences et des voix discordantes s’élèvent pour contester la politique des sociétés d’auteurs.

Il existe une autre ligne de partage bien nette. Elle passe entre les fournisseurs des théâtres de genre et ce que j’appellerais les écrivains de la multiédition. J’entends par théâtres de genre un ensemble de scènes spécialisées périphériques par rapport aux hauts lieux de la création dramatique « noble ». Leurs auteurs, dramatiques et surtout comiques, représentent la masse des collaborateurs de la SCAGL jusqu’en 1911-1912, mais disparaissent ensuite brutalement des filmographies. Le passage au long-métrage requiert un apprentissage qu’ils ne font pas : il y a une sorte de culture professionnelle très spécialisée chez les écrivains de théâtre, une clôture qu’ils ne sont d’ailleurs pas incités à franchir étant donné la prospérité sans précédent de leur secteur (car il faut noter que le théâtre n’est pas affecté par le succès du cinéma, même si les recettes du cinéma à Paris le rejoignent à la veille de la guerre). Ces auteurs ne pouvaient apporter leur contribution qu’en dilettantes : l’exemple le plus cocasse est fourni par ces deux frères qui écrivent ensemble leurs pièces et qui reconnaissent avoir découvert le cinéma comme spectateurs après avoir fourni le scénario d’une petite bande comique à la SCAGL... Au contraire, des feuilletonnistes, même bien établis, comme Jules Mary, Paul d’Ivoi, Paul Féval fils, font l’effort de s’adapter aux exigences du cinéma et essaiment dans l’industrie comme d’indispensables maîtres du scénario. La saturation du marché du feuilleton est une explication possible, mais elle n’est pas seule en cause : de si grands noms restent très recherchés et pourraient largement se satisfaire de leur activité romanesque. Non, cela tient aussi et surtout à une culture professionnelle qui se situe à l’opposé du cloisonnement que j’évoquais pour les auteurs dramatiques : la circulation entre la presse et l’édition, entre le roman et le théâtre leur est déjà familière, le cinéma est une extension naturelle de leur domaine. Certains toucheront même à la mise en scène.

En conclusion

Voilà accompli un tour rapide de cette petite décennie de mutations. Quelques faits importants vont peser longtemps sur le destin du cinéma français :

1/ les droits cinématographiques de l’écrivain, très étendus, et les prémices de la construction de la notion d’auteur par les juristes ;

2/ le triomphe du modèle SCAGL sur le modèle Film d’Art, et le passage de relais du théâtre au cinéma dans la transmission générationnelle des classiques populaires du dix-neuvième siècle ;

3/ mais aussi l’importance croissante d’un nouveau type d’adaptations, où le film est en quasi-simultanéité avec le roman ou la pièce : le cinéma s’insère plus étroitement dans un réseau médiatique de masse tourné vers l’effet de nouveauté ;

4/ la structuration d’une corporation de scénaristes de métier venus de la littérature, et en particulier du feuilleton.

Le changement de statut du cinéma dans son ensemble qui en résulte est patent. Quand des scénarios sont signés par de grands noms de la littérature, quand le cinéma devient le médiateur dominant entre la littérature et le public, il n’est plus attraction foraine, mais qu’est-il ? La question s’impose aux juristes comme aux critiques, aux journalistes. Ce qu’il y a de réellement passionnant dans cette période, et que j’ai essayé de rendre sensible tout au long de cette intervention, c’est la manière dont les emprunts multiples du cinéma à la littérature – emprunts licite ou illicite d’œuvres, emprunt de personnes, emprunt de valeurs – ne l’engagent pas (ou du moins pas seulement) dans une relation de dépendance et d’assujettissement à l’égard de médias établis. Bien au contraire ils contribuent à approfondir sa spécificité, à inventer sa nouvelle définition. Le cinéma ne pouvait pas sortir des attractions et inventer tout seul les caractéristiques de son âge classique en une série d’illuminations soudaines. Même si les contemporains n’en ont rien perçu et ne nous en ont pas légué la mémoire, c’est à nous de retrouver la trace de ce tissu de médiations fondatrices.

Notes

1. Cf. pour une vision générale Jeanne-Marie Clerc, Littérature et cinéma, Paris, Nathan, 1993, ainsi que la première partie de Le Cinéma au rendez-vous des arts, dir. Emmanuelle Toulet, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1995  ; et parmi les études les plus marquantes, celle d’Alain et Odette Virmaux, Les Surréalistes et le cinéma, Paris, Seghers, 1993.
2. Celui-ci, grand rénovateur de la scène parisienne, fondateur du Théâtre-Libre, rejoindra la SCAGL en 1914 pour y réaliser quelques chefs-d’œuvre jusqu’en 1923.