VIOLLET-LE-DUC Eugène, Emmanuel
1814-1879.
Comme restaurateur, l’œuvre de Viollet-le-Duc est si considérable qu’elle a éclipsé ses activités d’architecte et de théoricien. Elle s’est déroulée au sein des deux institutions que l’État créa entre 1830 et 1850 pour la conservation du patrimoine : les Monuments historiques et les Édifices diocésains : aux premiers, quelques édifices civils et des églises médiévales ; aux seconds, les cathédrales. Viollet-le-Duc a lui-même dirigé des dizaines de restaurations, il en a conseillé quelques dizaines d’autres : il reste comme l’architecte du XIXe siècle dont les interventions sur les édifices anciens auront été les plus nombreuses. Mais ce n’est pas en raison de ce record que le nom de Viollet-le-Duc s’est identifié à la restauration monumentale.
Dès ses premiers travaux (Vézelay, 1840), Viollet-le-Duc est, en effet, apparu comme le plus compétent : pour cette raison, il éclipse son associé Lassus sur le chantier de Notre-Dame (1844), il est chargé de Saint-Denis (1846), et des plus édifices, Saint-Sernin de Toulouse (1845), Amiens (1849), la salle synodale de Sens (1851). Les pratiques plus ou moins hasardeuses de ses prédécesseurs (Alavoine à Rouen, Debret à Saint-Denis) sont définitivement abandonnées ; ses nombreux élèves (Ruprich-Robert, Boeswillwald, Millet…) diffusent son influence sur tout le territoire.
C’est également en raison des critiques qu’il a suscitées qu’il est devenu célèbre. Elles prennent corps après 1870 : Anatole Leroy-Beaulieu conteste en 1874 les prescriptions qu’il donne pour la restauration de la cathédrale d’Évreux ; de très nombreux notables et archéologues partagent son avis. Puis lorsque la fin du siècle met en cause, partout en Europe, la pratique des restaurations trop lourdes, le nom même de l’architecte devient synonyme de mauvais goût et d’inauthentique (Anatole France, Proust, Rodin…). Cependant, lorsqu’après la première guerre mondiale, il faut restaurer les grands monuments médiévaux victimes des bombardements, sa lecture de la structure gothique et la conception qu’il se fait la restauration reviennent à l’honneur. C’est d’ailleurs une des grandes leçons que les architectes du XXe siècle ont tirées de l’œuvre de Viollet-le-Duc : concevoir la restauration non pas comme une réparation, mais comme un projet qui mette en œuvre une lecture de l’édifice.
Aujourd’hui, cette œuvre apparaît comme un jalon essentiel dans la doctrine et la pratique de la restauration. La définition qu’il a donnée de celle-ci (« Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir […], c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. ») met l’accent sur la structure architecturale comme on ne l’avait pas fait jusqu’alors. Concrètement, les chantiers ont donné naissance à une façon de concevoir l’authenticité du monument ancien (respect de la taille de la pierre, par exemple), mais aussi à une renaissance des arts décoratifs. Mais c’est plus encore par ses objectifs que cette œuvre est essentielle à la compréhension du XIXe siècle : cette conception historiciste de la restauration s’inscrit dans le cadre des efforts entrepris depuis 1830 pour fabriquer une interprétation de l’histoire destinée à rassembler la société autour de l’Etat Nation naissant. Sa typologie architecture - cathédrale, ville fortifiée (Carcassonne, 1844), forteresse (Pierrefonds, 1858) - balance entre diversité héritée de l’histoire et centralisme post-napoléonien : l’ambiguïté de la politique du patrimoine conduite à la fin du XXe siècle par les instances officielles apparaît clairement comme le prolongement de cette contradiction.
La production historique de Viollet-le-Duc est étroitement liée à celle du restaurateur : elle découle d’innombrables enquêtes sur le terrain, travaux sur les bâtiments existants, dessins et lavis. Alors que la plupart des historiens se contentent alors de l’écrit, il intègre au discours historique, selon l’ambition que Guizot avait formulée le premier, le commentaire sur le bâti et les objets dans le dessein de participer à l’élaboration d’une histoire des civilisations. C’est dans cet objectif qu’il conçoit des ouvrages qui, d’une façon très novatrice, confrontent le texte et l’image.
L’effort historiographique de Viollet-le-Duc ne s’est pas limité au seul Moyen Âge : il a beaucoup écrit sur l’art grec, le Mexique (1861, 1863), l’art russe (1877). Il a, en fait, entrepris d’élaborer une histoire universelle de l’architecture qui s’intègre à celle des sociétés. Adoptant les hypothèses positivistes alors en voie de formulation, il n’a pas seulement mis en œuvre une conception métaphysique du beau, mais a accordé de l’importance aux notions de race, à l’organisation sociale, religieuse, politique et culturelle, aux conditions géo-morphologiques et climatiques : on le sent, comme beaucoup de ses contemporains, osciller entre un idéalisme qui présuppose certains principes (forme, notamment) et un matérialisme déterministe qui rendrait illusoire la liberté artistique.
Dans le domaine de l’histoire de l’art médiéval, Viollet-le-Duc est resté une référence. Ses publications, nombreuses, peuvent se ranger dans trois catégories : les dictionnaires (Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868 ; Dictionnaire raisonné du mobilier français, 1858-1875) ; les ouvrages de synthèse destinés à la jeunesse parus chez Hetzel (Histoire d’une forteresse, 1874 ; Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, 1877) ; les monographies (Description du château de Coucy, 1857 ; La Cité de Carcassonne, 1858). Il y développe la théorie de la structure gothique - l’ogive porte la maçonnerie et se maintient en équilibre par l’action inverse des arcs-boutants - mais aussi diverses thèses à mettre en relation avec l’historiographie libérale des années 1830 (conjonction entre développement du gothique et émancipation des villes, rôle laïque originel des cathédrales, confiscation de l’espace intérieur par les clercs).Il confère à Saint-Sernin une importance considérable comme témoin d’une tradition architecturale qui serait passée de l’Antiquité byzantine au Moyen Âge, situe Vézelay comme étape dans la formation de la croisée d’ogives, caractérise l’influence italienne sur la Renaissance française comme un ferment de décadence. Beaucoup de ces théories ont été combattues à l’époque (Anthyme Saint-Paul, 1881, sur le « système archéologique de Viollet-le-Duc »). Jules Quicherat, professeur d’archéologie médiévale à l’école des chartes, et divers archéologues chartistes (Jean-Auguste Brutails, Pour comprendre le Moyen Âge, 4e éd. 1922), ont contesté ses points de vue d’architecte, mais ont retenu sa conception de la structure gothique. Celle-ci a été contestée à son tour en 1934 par l’architecte Pol Abraham, qui a dénié tout rôle porteur à l’ogive. Aujourd’hui, l’accent est mis sur l’influence considérable que ses œuvres ont eue en France (Auguste Choisy, 1899), dans le reste de l’Europe et aux Etats-Unis, en raison des innombrables illustrations de ses ouvrages.
- Arch. Monum. Hist., 1994, p. 20.
- Bauchal, p. 732-733.
- Bouvier, 1999.
- M. du Camp, Souvenirs d'un demi-siècle, op. cit., t. I, p. 216-225.
- Actes du Colloque international Viollet-le-Duc, Paris, 1980, Paris, 1982, 348 p.
- Eugène Viollet-le-Duc 1814-1879, Paris, 1965, rééd. 1979, 337 p.
- Foucaud, p. 204.
- Georgeon, 1997.
- J.-Y. Hameline, « Viollet-le-Duc et le mouvement liturgique au XIXe siècle », dans la Maison-Dieu, revue de pastorale liturgique, 1980, n° 142, p. 57-83.
- J.M. Leniaud, « Viollet-le-Duc et Lassus, deux tempéraments, deux styles », dans Archéologie, 1980, n° 141, p. 13.
- - « Débats sur le bon emploi du néo-gothique, l'affaire du maître-autel de la cathédrale de Clermont-Ferrand », dans le Bulletin de la société d'histoire de l'art français, 1979, Paris 1980, p. 244-258.
- - « Viollet-le-Duc et le mobilier liturgique », dans Espace, église, arts, architecture, 1980, n° 9, p. 35-39.
- - « Viollet-le-Duc et l'opinion publique : la restauration de la cathédrale d'Évreux 1872-1874 », dans Actes du congrès des sociétés savantes, Perpignan, 1981, p. 359-373.
- - Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris, Mengès, 1994, 225 p.
- Middleton, p. 426.
- Thieme et Becker, XXIV.
- Viollet-le-Duc en Auvergne, Clermont-Ferrand, 1979, 82 p.
- Viollet-le-Duc, centenaire de sa mort à Lausanne, Lausanne, 1979, 292 p.
- Viollet-le-Duc, Paris, 1980, 420 p.
Voir aussi : ALAVOINE Jean-Antoine ; LASSUS Jean-Baptiste ; MILLET Eugène ; RUPRICH-ROBERT Victor, Marie, Charles.
Autres architectes concernés : ABADIE Paul ; ANDRÉ Louis, Jules ; ARVEUF-FRANSQUIN Jean-Jacques ; BALLU Théodore ; BALTARD Victor ; BARTHÉLÉMY Jacques-Eugène ; BAUDOT Anatole de ; BÉRARD Édouard, Jules, Claude ; BLONDEL Hippolyte ; BOESWILLWALD Émile ; BOIVIN Jean ; BOURGUIGNON Étienne, Louis-Philippe ; BRUYANT Alphonse, Georges ; CALS Guiraud ; CATOIRE Louis ; CHATELAIN Charles, François ; CLOUET Louis, Waldemar ; COMOY Auguste ; CORROYER Édouard, Jules ; DANJOY Jean-Charles (Léon Jean Charles, dit) ; DARCY Denis ; DESMAREST Louis, François ; DUPASQUIER Louis ; DURAND Alphonse ; DURAND Hippolyte ; ÉPAILLY Alexandre, François ; ESMONNOT Louis, Gabriel ; ESQUIÉ Jean-Jacques ; GAUTIEZ Pierre-François ; GODARD Charles ; GUÉRINOT Antoine, Gaëtan ; LAISNÉ Charles, Jean ; LAMBERT Alexandre, Antoine ; LAMBERT Nicolas, Eugène ; LANCE Adolphe, Étienne ; LEVENQ Paul ; MASSENOT François, Céleste ; MASSILLON-ROUVET ; MAXE Auguste ; MÉRINDOL Jules, Charles, Joseph de ; MORIN Charles, Alexandre, François ; MOUTONNET ; OLIVIER Théodore, Justin ; OURADOU Maurice, Augustin, Gabriel ; SABATIER Victor, François ; SAUVAGEOT Louis, Charles ; SUISSE Charles, Louis ; VANGINOT Jean-Baptiste ; VERDIER Pierre, Aymar.