le logo Elec

Édition critique des carnets de prison et de la correspondance privée d’Henri Delescluze à Belle-Île (1851-1853)

L’écriture en prison > Genèse des écrits d’Henri Delescluze

Les écrits d’Henri Delescluze ici édités ne s’inscrivent guère dans une perspective militante, et restent avant tout des écrits personnels, intimes, même si leur auteur s’est essayé pendant sa détention à de nombreux genres.

Henri Delescluze a en effet écrit pendant sa détention un nombre assez important d’œuvres littéraires : deux vaudevilles, quelques tentatives poétiques, plusieurs nouvelles, et un long roman de plus de 400 pages manuscrites. Le fonds de la Bibliothèque municipale de Lille, où se trouvent ces écrits, conserve également plusieurs cahiers de notes de cours – un enseignement mutuel s’était organisé entre les détenus de Belle-Île, qui allait des mathématiques à l’astronomie en passant par l’histoire, la géologie, la géographie...

Si une nouvelle date de sa détention préventive à Lyon, les premiers textes écrits à Belle-Île ne relèvent pas eux de la fiction. Il semble qu’Henri Delescluze ait, lui aussi, conçu le projet d’écrire un livre sur la détention politique, en racontant d’un point de vue plus « collectif » les événements qui touchent les prisonniers et les réflexions politiques qu’ils lui inspirent. Il en a rédigé trois chapitres : le premier raconte le voyage des condamnés du complot de Lyon entre cette ville et Belle-Île, et les deuxième et troisième portent les titres suivants : Des mœurs et habitudes des prisonniers et De la prison sous le point de vue moral et physiologique. S’y ajoute enfin un bref récit de l’annonce du coup d’État dans la prison, qu’il intitule Émotion  !...

Le voyage de Lyon à Belle-Île, écrit certainement dès les premiers jours de son arrivée sur l’île, est le lieu où l’auteur exprime pour la dernière fois un véritable sentiment d’appartenance au parti républicain, insistant sur la fraternité qui règne entre les détenus. Les autres chapitres relèvent davantage d’un regard ethnographique, plus extérieur, qui sacrifie au genre de la « physiologie », très en vogue à cette époque. On voit s’additionner dans ces écrits plusieurs points de vue : on lit un ethnographe ou tantôt un journaliste, qui développe une réflexion politique, avant de lancer un trait d’humour, puis s’adonne à la contemplation... L’auteur y semble chercher sa place dans la communauté des détenus : soucieux avant tout d’obtenir sa grâce, il ne peut s’engager auprès des prisonniers les plus révoltés qui tentent de résister à l’emprisonnement par tous les moyens. Delescluze fréquente d’abord une certaine élite lettrée des prisonniers, mais il semble, selon les informations qu’on lit dans les carnets, qu’il se détourne progressivement d’eux – certains, chauds partisans de Barbès, ne sont pas les meilleures fréquentations pour qui veut être bien considéré du directeur de la prison... Se définir en tant qu’écrivain permet de mieux supporter la solitude de la détention. Là où menacent la maladie et la folie, l’écriture est une manière de se maintenir comme être agissant. L’auteur peut ainsi s’affirmer dans le jugement ou la description de ce qu’il voit autour de lui, que sa plume peut présenter, agencer, dramatiser d’une certaine manière. Cette affirmation individuelle va donc de pair avec la volonté de se « distraire » du quotidien de la prison.

Mais cette écriture à la fois intime et de réflexion cesse peu après son arrivée à Belle-Île, dès janvier 1852. Prendre la plume devient alors un acte de « distraction » parmi d’autres. C’est alors la fiction qui domine dans la production d’Henri Delescluze ; même l’écriture d’érudition, par l’entremêlement hétéroclite des disciplines qu’on peut voir dans les cahiers de cours, semble une tentative d’évasion intellectuelle, « divertissante » par la variété même des sujets abordés.

Dès 1851, d’ailleurs, la date d’écriture de son premier écrit de fiction (il est alors détenu dans la prison de Perrache) coïncide avec l’abandon de son espoir d’être relaxé. Plusieurs de ses romans ou nouvelles lui permettent ainsi de fuir la sombre réalité de l’enfermement, de revenir à Paris, ou de se créer un alter ego littéraire idéalisé.

Ce qui caractérise aussi cette écriture récréative est l’exigence variable de Delescluze vis-à-vis de ses écrits. Certains passages sont raturés, ou ont fait l’objet de plusieurs reformulations, alors que d’autres, écrits au fil de la plume, laissent passer quelques incohérences. Le fonds de Lille ne conserve aucune mise au propre de ces textes.

Les carnets de prison de Delescluze doivent donc être replacés dans cette abondance d’écrits, dont la nature varie selon le temps. Le début véritable de l’écriture éphéméride, au 28 janvier 1852 (Carnet 1, page 1, 28 janvier 1852), coïncide avec l’abandon de ses textes descriptifs et analytiques.