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Édition critique des carnets de prison et de la correspondance privée d’Henri Delescluze à Belle-Île (1851-1853)

Les carnets d’Henri Delescluze > Une écriture sous contrainte

Si ces carnets sont bien le lieu d’une écriture intime, il faut aussi noter qu’elle n’est pas d’une « liberté » absolue. Les circonstances de la prison amènent Delescluze à édifier certaines barrières autour de son texte. Habitant du grand quartier 1 , il partage sa chambre avec plusieurs détenus, et tout ce qu’il écrit ne doit pas pouvoir être lu. Louis-Napoléon Bonaparte est désigné comme « Ludwig » (par exemple, Carnet 2, page 21, 29 janvier 1853). Il utilise parfois l’anglais, qu’il apprend en prison, par snobisme ou pour s’entraîner (par exemple pendant les jours, les dates sont écrites en anglais ; Carnet 1, page 8, 18 - 24 janvier 1852). Mais cette langue peut aussi avoir une dimension cryptique. Ses contacts avec le directeur, que tous n’approuvent pas sont dissimulés : il est d’abord appelé Director, mais Delescluze, jugeant qu’il doit dissimuler les traces de ces contacts au moment de ses premières démarches, le désigne à partir de mars 1852 par les termes Manager ou Managing. Plus tard, il écrit que la préfecture a fait demander des renseignements poste pour poste sur Harry, le 30 novembre dernier, dissimulant ainsi son prénom (Carnet 2, page 15, 13 décembre 1852). Le latin peut jouer parfois ce rôle aussi, quand il écrit qu’un détenu parle de Ego . Les passages les plus « compromettants » sont tout bonnement rayés avec soin, si bien qu’il est difficile de saisir tous les mots. De même, sa « révélation » chrétienne du 6 avril 1852 a été biffée méticuleusement (Carnet 1, page 11).

Ces précautions rappellent la position délicate d’Henri Delescluze vis-à-vis de certains codétenus. Ses relations avec le directeur Durand, ses demandes de commutation de peine puis de grâce, et le fait qu’il rédige des lettres pour d’autres détenus ne devaient pas être vus d’un bon œil par les prisonniers les plus convaincus politiquement. Il doit alors trouver le moyen, mais surtout les mots pour définir et justifier son attitude. Quelques passages des carnets semblent se rattacher à cette question. Il élabore, sur une page et demi, une comparaison entre le prêtre et le prisonnier politique. Ce texte est en fait l’occasion de dire la vanité de certaines résistances, qui se font pour de mauvaises raisons, et de retourner l’accusation d’égoïsme contre ses possibles détracteurs. En effet, le prisonnier qui demande sa grâce trahit en quelque sorte toute la communauté des prisonniers, et même, tâche la réputation de tout le parti républicain. C’est dans ce sens que les lettres familiales des Delescluze enjoignent à Henri de ne pas faire de démarches compromettantes. Ce dernier se met du point de vue de l’individu, ce qui renverse sa perspective : L’ analogie curieuse entre le prisonnier et le prêtre consiste dans la manière toute égoïste dont chacune de ces deux individualités apprécient les événements extérieurs. Toutes les deux ramènent au moi suprême les différents incidents qui se produisent autour d’elle. Toutes deux ont en elle-même une confiance illimitée que rien ne saurait ébranler. Toutes deux ont une vaine arrogance. (Carnet 1, page 47, 5 juillet 1852).

Pour lui, le prêtre comme le prisonnier sont esclaves de la norme qui doit régir leur vie de soldat d’un principe. Henri Delescluze peut ainsi exprimer que l’attitude qu’on lui demande d’adopter ne saurait être juste, si lui-même ne la revendique pas. Le prisonnier, en général, résiste selon lui pour de mauvaises raisons : son amour-propre et l’espoir de récompenses mondaines.

Dans une brève citation de Germaine de Staël qu’il a recopiée le 21 février 1853, cette même question apparaît. Les opprimés n’ont rien à faire avec la morale, dit ce passage de Delphine (Carnet 2, page 24). La citation peut servir d’argument d’autorité, et raffermir la position d’Henri Delescluze par rapport à la norme de résistance des prisonniers, qui correspond à cette « morale ».

Notes

1. Une minorité de détenus (d’abord ceux considérés comme les plus dangereux) habitaient des cellules individuelles dans un baraquement isolé, appelé « petit quartier ».