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Édition critique des carnets de prison et de la correspondance privée d’Henri Delescluze à Belle-Île (1851-1853)

Les carnets d’Henri Delescluze > Un entraînement littéraire

En examinant les 23 passages sélectionnés dans le sommaire, on voit que la réflexion que développait Henri Delescluze en décembre 1851 et en janvier 1852 n’y a pas d’équivalent. Les événements politiques ne tiennent plus qu’une place réduite. En avril 1852, on trouve le récit de la journée du 15 mai 1848 racontée par Barbès, mais il ne s’agit que d’un discours rapporté (Carnet 1, page 11, 11 avril 1852). Un peu plus tard Delescluze donne son avis au sujet des controverses sur Proudhon, très discuté parmi les détenus. Pour lui, l’« orgueil » et « l’instinct de destruction » de Proudhon ont été tout à fait improductifs (Carnet 1, page 18, 18 avril 1852). Il défend le Gouvernement provisoire, contre toutes les attaques dont il a fait l’objet, à sa gauche comme à sa droite. Comme Charles Delescluze, il soutient Ledru-Rollin, mais le succès de Bonaparte est le signe des illusions que se faisaient les républicains en 1848. Ledru-Rollin a pêché par sa naïveté : Il fallait que d’entre les membres du gouvernement provisoire, il s’éleva un homme qui prît hardiment en main les rênes de la révolution et la mena à bien. Un seul le pouvait ; il ne le fit point : c’est la seule faute peut-être de M. Ledru-Rollin. Rempli d’excellentes intentions, animé d’un désintéressement sans bornes, M. Ledru-Rollin fut, comme beaucoup d’autres, étourdi de l’arrivée de la république tant désirée et si peu prévue (Carnet 1, page 19, 18 avril 1852).

Désabusé par le succès plébiscitaire de « M. Bonaparte », Delescluze ne croit plus en un changement démocratique immédiat par le suffrage universel : Oh non, la France est comme la liberté de M. Auguste Barbier, elle n’aime que ceux qui la frappent et la domptent (Carnet 1, page 20, 18 avril 1852).

Après ce mois d’avril 1852, le politique envisagé en lui-même disparaît presque totalement des carnets. Le 10 décembre 1852, Delescluze parle d’un manifeste que Barbès a envoyé à Paris. Là encore le ton est désabusé, peut-être encore davantage. La Seconde République appartient désormais au passé. Les grandes idées politiques, universelles et généreuses, défendues par le Bayard de la démocratie sont mortes : la gaze poétique qui enveloppait la politique s’est déchirée  ; et on a reconnu que cette dernière science n’était que l’étude des intérêts généraux et qu’elle excluait complètement toute phraséologie sentimentale (Carnet 2, page 13, 10 décembre 1852). Les autres mentions politiques qu’on trouve ensuite sont des événements ponctuels comme le mariage de l’empereur (Carnet 2, page 21, 29 janvier 1853), ou un changement de ministère en Angleterre (Carnet 2, page 16, 26 décembre 1852). Delescluze écrit également à propos de l’espoir d’une grâce pour le 15 août 1852, sans se faire trop d’illusions (Carnet 1, page 57, 17 août 1852).

La plupart des passages compris dans le sommaire témoignent des rêveries ou des états d’âme du prisonnier. On retrouve parfois le voyageur, observateur du pittoresque, quand, se mettant à la place d’un paysan breton, il décrit son souvenir d’enfance de la procession de la Fête-Dieu (Carnet 1, page 40, 6 juin 1852). Mais on en revient toujours à la condition du prisonnier. La pieuse et sainte Bretagne, incarnation de la foi dans notre France sceptique (Carnet 1, page 38, 6 juin 1852), est le symbole des évolutions en cours : la science est en train de remplacer la croyance, comme le socialisme prendra la place du catholicisme. Les enfants du siècle, habitants de la grande cité, sentinelles avancées de l’esprit philosophique  (Carnet 1, page 42, 6 juin 1852) sont déjà engagés sur ce qui apparaît comme une transformation irrémédiable de l’esprit humain. Mais à l’évolution historique qu’il observe se mêle un sentiment de perte. L’auteur doute que l’inévitable déclin de la foi fasse la place à quelque chose d’équivalent. Affirmerons-nous que les fruits de notre raison sont plus doux que ceux qui mûrissaient sous le rayon divin ! (Carnet 1, page 42, 6 juin 1852). Henri Delescluze est lui-même dans cet entre-deux, faisant partie de ces enfants du siècle de Paris, mais habité par le sentiment religieux (quelques lignes rayées le 6 avril 1852 en témoignent ; Carnet 1, page 11). Les prisonniers politiques, qui ne sont coupables que d’être en avance sur leur temps, sont frappés de la même manière par ce siècle tragique. Delescluze s’inscrit tout à fait, son désespoir en plus, dans la perspective de Musset : on peut comparer à la conclusion qu’il donne à ce Dies tristitiæ (c’est le titre qu’il donne à ce texte ; Carnet 1, page 37, 6 juin 1852) ce passage de la Confession d’un enfant du siècle : Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et encore ces deux mondes... quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris. 1

Voici la conclusion de Delescluze, qui décrit la même sensation d’être dans une période de changement, qui ne peut se définir par elle-même, (ni la nuit ni le jour 2 , écrit Musset), mais qui est écartelée entre le passé et l’avenir : Mais pour nous qui avons encore un pied dans le passé et un dans l’avenir, nous dont les esprits ne sont pas encore assez robustes pour supporter une transition aussi rude, nous serons écrasés par l’indécision, le doute, et plus d’une fois, nous jetterons nos regards en arrière et nous verserons des larmes sur les illusions, les espérances de notre enfance, qui se seront envolées pour ne plus revenir (Carnet 1, page 44, 6 juin 1852).

D’autres passages, empreints de toute la nostalgie de ce que leur auteur a perdu, évoquent des pensées morbides. À la date du 27 avril, sous le titre de Timores se télescopent plusieurs visions ou souvenirs. Des rêves galants et voluptueux de jeunesse, des scènes héroïques de révolution se succèdent et se résolvent dans le même « rien  », employé quatre fois dans une même phrase : Plus rien ; mon cœur est flétri, je ne crois plus à rien sur terre, je ne désire rien ; je ne suis plus rien (Carnet 1, page 27, 27 avril 1852). D’autres passages parfois touchants sont marqués par cette même nostalgie. La détention semble parfois avoir raison de l’espoir, ou de l’imagination : Soit ! que la mort vienne s’il lui plaît, conclut-il (Carnet 1, page 27, 27 avril 1852).

Le plus souvent, ces moments où la dépression et les souffrances de la détention submergent le prisonnier, ne se traduisent que par quelques mots. Triste sort est le mien : je perds les deux satisfactions les plus douces au cœur. Je n’assisterai point aux derniers jours de ma pauvre mère, ni aux premiers ébats de ma chère petite fille. Pauvre désespéré que je suis, écrit-il le 18 août 1852, après un espoir déçu d’une grâce Carnet 1, page 59). Dans le même ordre d’idées, on peut lire quelques mois plus tard : La prison inspire souvent des pensées de mort et de néant. La vie s’y décolore et parfois on est tellement fatigué, que l’on voudrait en se jetant sur son grabat, s’endormir pour ne plus se réveiller (Carnet 2, page 26, 13 mars 1853).