« Linguistic mysteries of State »
Réflexions sur la tension entre intelligibilité et sacralisation dans la rhétorique politique latine aux XIIIe et XIVe siècles
membre de l’École française de Rome, Palazzo Farnese, Piazza Farnese 67, I-00186 Roma ; bgrevin@tiscali.it.
Comme dans toutes les civilisations traditionnelles, la communication politique fut soumise dans l’Europe du bas Moyen Âge à une forte tension entre une tendance à la magnification formelle, liée à la sacralisation du langage du pouvoir, passant par l’utilisation de langages auliques à la rhétorique et aux références complexes, d’une part, et la volonté d’aboutir à une compréhension correcte du message linguistique délivré à travers les documents ainsi créés, d’autre part. Les problèmes créés par ce paradoxe d’une « tension entre intelligibilité et sacralisation » du langage politique peuvent être examinés à l’aide du cas d’exemple du langage rhétorique politique développé en Italie au XIIIe siècle à partir de l’ars dictaminis. La perception par les contemporains d’un risque de confusion trouvant son origine dans l’utilisation de techniques métaphoriques employées pour créer des documents en « style suprême » de la part des notaires pontificaux, et surtout de la chancellerie de l’empereur Frédéric II, invite à prolonger l’enquête sur cette tension inhérente à tout langage politique traditionnel dans le cas du Moyen Âge occidental, notamment par l’étude des déformations et lapsus signifiants dans la tradition manuscrite des Lettres de Pierre de la Vigne, qui indiquent des failles possibles dans la logique de construction des discours métaphoriques inspirés par une conception exégétique et magique du langage largement commune aux pouvoirs politico-religieux du bas Moyen Âge. La conclusion qui s’impose n’est pas une stigmatisation de ces constructions linguistiques en tant que déviances complexes d’un langage politique plus « clair », mais une lecture nuancée des tendances à la complexification du langage politique au bas Moyen Âge, justifiables à la fois au niveau linguistique et idéologique, mais qui furent également l’occasion de prises de consciences et de débats parmi les élites lettrées chargées de la rédaction des actes.
Introduction
« Sein Latein war eine formvollendete Kunstsprache, oft schwer verständlich, so dass schon die Zeitgenossen Vineas Hochstil ‘gewollt dunkel’ nannten. Doch nur durch diese Dunkelheit war es wohl möglich, dem durch Jahrhunderte misshandelten Latein zuletzt noch einmal die nötigen Töne der Höhen und Tiefen abzugewinnen, ohne doch dieser Sprache ihr Lebendiges zu nehmen. Mit seinem dunklen Stil klang das lebendige Latein aus, in feierlich gebauschtem Prunk und Pomp und in einer gleissenden prächtigen Fülle (…). »
« Son latin était une langue artificielle, d’une forme parfaite, souvent difficilement intelligible, au point que les contemporains de Pierre de la Vigne considéraient son style emphatique comme ‘volontairement obscur’. Mais seule cette obscurité permettait sans doute de tirer encore du latin, maltraité par les siècles, les hauteurs et les profondeurs d’accents requises, sans pour autant ôter la vie de cette langue. Avec son style obscur, le latin vivant s’éteignit dans l’enflure de son faste, dans le lustre d’une plénitude magnifique (…). »
Le moins que l’on puisse dire est que Kantorowicz, en décrivant jadis dans son Frédéric II la majesté du style utilisé par les notaires de la chancellerie impériale dans la composition de leurs grands manifestes politiques, style passé à la postérité à travers les lettres de la summa dictaminis dite de Pierre de la Vigne, adopte lui-même un langage plutôt emphatique1.
À travers ces lignes, on sent bien la fascination de l’historien pour un problème particulier : l’utilisation à la chancellerie de Frédéric II d’un langage parfaitement adapté à l’expression solennelle du pouvoir politique, au prix d’un éloignement singulier par rapport à la norme linguistique commune. L’obscurité proclamée du style des Lettres de Pierre de la Vigne2 en fait en quelque sorte le symbole d’une tendance à la surcharge rhétorique et de l’inévitable paradoxe que cette surcharge entraînerait. Cette tendance plus ou moins inhérente au latin politique médiéval aurait en effet abouti à la création d’un langage dont l’obscurité et la complexité auraient fait obstacle à la clarté de la communication linguistique – c’est en tout cas ce qu’implique le terme d’obscurité. Et le style emphatique adopté par la Curie et la chancellerie impériale pour leurs grands manifestes politiques au XIIIe siècle, ponctuellement imité dans un certain nombre de chancelleries d’Europe jusqu’à la fin du XIVe siècle pour la rédaction de certains documents officiels, représenterait le paroxysme de cette tendance à l’obscurité du langage politique médiéval3. Cet obscurcissement du langage peut être lié à une conception sacralisée de la langue, en l’occurrence le latin, langue de la Bible et des clercs. Une telle liaison entre sacralité et obscurité linguistique n’est toutefois certainement pas automatique, puisque des maîtres de dictamen ont pu se réclamer de la simplicité évangélique pour prôner l’usage d’un style dépouillé4. Mais, au-delà de cette ambivalence fondamentale du modèle biblique, le constat du lien quasi automatique entre l’usage de langages hautement complexes et le degré de sacralité des pouvoirs dont ils émanent — en particulier l’Empire et la papauté — invite à poser la question dans les termes du couple intelligibilité-sacralité. Il s’agit précisément de comprendre quels problèmes particuliers, dans ces tendances générales à la sacralisation du langage politique médiéval, ont pu aboutir à un obscurcissement de certaines formes du langage politique suffisant pour être remarqué par certains contemporains des documents ainsi stigmatisés.
Ce problème de la tension entre la sacralisation du langage et son intelligibilité s’inscrit bien dans la nouvelle attention portée par la diplomatique à la langue des actes dans tous ses aspects. Mais autant il est facile de le poser, autant il paraît difficile d’apporter des réponses univoques aux nombreuses questions dont il implique l’examen.
En effet, on peut mettre en valeur le travail d’ornementation rythmique et rhétorique, souligner la très grande complexité formelle d’un document émanant d’une autorité politique. En revanche, il est généralement impossible de se faire une idée précise des difficultés de réception et de communication que la complexité d’un tel document était susceptible d’engendrer, sans tomber dans le subjectivisme.
D’autre part, les pratiques linguistiques à l’œuvre dans les grandes chancelleries des trois derniers siècles du Moyen Âge étaient très différenciées, et l’on peut supposer que ce problème d’obscurité ne concernait qu’une partie d’entre elles. De plus, la très grande standardisation de la plupart des actes, en fonction de leur genre et de leur destination, devait largement tempérer ce que leurs caractéristiques formelles, héritées de traditions prestigieuses et dépendantes des langages techniques du droit, pouvaient avoir de déroutant. Ainsi, l’obscurité des lettres dites de Pierre de la Vigne5 semble a priori mieux s’appliquer aux grands manifestes politiques de Frédéric II, ou aux correspondances littéraires des notaires, qu’aux exemples de mandats et d’autres privilèges issus de la chancellerie impériale regroupés dans les deux derniers livres des Lettres de Pierre de la Vigne, sous leur forme classique6.
Pourtant, si l’obscurité des Lettres de Pierre de la Vigne représente un cas particulier, cette tension entre sacralisation et intelligibilité du langage politique semble bien transparaître sous diverses formes dans l’ensemble des pratiques de l’écriture politique médiévale, dès qu’elles sont revêtues d’un prestige politique exceptionnel. Serge Lusignan démontre ainsi dans ses dernières recherches à quel point le passage du latin au français dans la chancellerie royale française au XIVe siècle se fit sous le signe d’une douloureuse tension entre le prestige proprement sacré conféré par la corporation des notaires à la langue latine et la volonté de s’exprimer dans la langue vernaculaire du royaume7. Et le succès durable d’un style relativement proche de celui des lettres impériales et pontificales du XIIIe siècle dans divers lieux d’écritures jusqu’à la fin du XIVe siècle semble bien attester la persistance de l’idée d’une liaison entre le pouvoir politique dans sa plus haute expression — l’empire et la papauté — et un langage sacralisé à l’extrême8. On devine par là que ce problème est tributaire de certaines conceptions du langage liées à la culture de l’Occident médiéval.
Loin de vouloir apporter une réponse complète à la question d’ordre général ainsi posée, je souhaiterais repartir du problème précis posé par l’obscurité attribuée aux manifestes politiques impériaux contenus dans les Lettres de Pierre de la Vigne pour tenter d’éclaircir quelque peu cette ténébreuse affaire d’une tension entre sacralisation et intelligibilité dans le langage politique médiéval.
I. À la base de l’obscurité du stylus supremus impérial (ou pontifical) : la transumptio
L’obscurité des lettres attribuées par la tradition à Pierre de la Vigne est un cliché historiographique qui repose sur une base étroite. Les historiens disposent en effet d’un témoignage contemporain unique, mais de valeur, qui est constamment invoqué.
I.1. Odofredus critique de Pierre de la Vigne : langage du droit et métaphore
Il s’agit d’une remarque du célèbre juriste Odofredus, mort en 1265, sur ces juristes « volentes obscure loqui et in stylo supremo, ut faciunt summi doctores et sicut faciebat Petrus de Vineis », « ces juristes qui veulent parler obscurément, dans le style suprême, comme le font les plus grands docteurs, et comme le faisait Pierre de la Vigne ». Présentée et discutée sous cette forme elliptique, cette remarque est aussi problématique qu’intrigante, car il n’est pas évident de deviner à quelles pratiques stylistiques de la chancellerie impériale Odofredus fait référence à partir de ces quelques lignes.
D’une part, l’association du terme de stylus supremus avec les pratiques d’écriture de la chancellerie impériale contredit les divisions introduites par la recherche moderne, et notamment par Ronald Witt, entre un stylus supremus propre aux dictatores orléanais du XIIe siècle, et un stylus obscurus, création de la chancellerie impériale au XIIIe siècle. Le langage d’Odofredus montre qu’une telle distinction n’a rien à voir avec la perception des contemporains, qui associaient les styles emphatiques des dictatores du sud italien avec les techniques d’ars dictaminis de leurs devanciers français, objets de débats violents, précisément pour leur trop grande complexité, dans les écoles italiennes du début du XIIIe siècle9. D’autre part, peut-on véritablement associer ce stylus supremus et cette obscurité a l’ensemble des pratiques de la chancellerie impériale ? D’un côté, la recherche contemporaine a tendance à associer une telle obscurité aux jeux littéraires des notaires faisant assaut de complexité rhétorique dans leur correspondance privée, plutôt qu’à l’écriture de lettres officielles destinées à la diffusion, les uns et les autres ayant été mélangés dans la somme de Pierre de la Vigne, mais Odofredus, mort en 1265, ne pouvait pas encore connaître cette compilation10, et il parle de cette obscurité stylistique par référence au langage du droit, ce qui semble plutôt évoquer des lois, des lettres à valeur juridique, au moins une correspondance officielle.
La remise dans son contexte de cette remarque montre qu’Odofredus évoque en fait le nom de Pierre de la Vigne à propos d’un problème précis, au tout début de son commentaire sur le second livre du Digeste11. Examinons le passage entier :
« Aliquando nomen rei sumitur pro veritate, et sic sumitur in l[ege] que dicit quotiens de re iuratur, id est de veritate, ut infra (…). Unde volentes obscure loqui et in supremo stilo ut faciunt summi doctores et sicut faciebat Petrus de Vineis quando volunt dicere in veritate ita est non dicerent in veritate ita est sed dicunt in re ita est. »
« Parfois, le nom de ‘res’ est pris pour celui de ‘vérité’, et c’est ainsi qu’il est pris dans la loi qui dit : à chaque fois qu’on jure d’une ‘chose’, comprendre, ‘de la vérité de la chose’ (…). C’est pourquoi ceux qui veulent parler obscurément et en style suprême, comme le font les grands docteurs et comme le faisait Pierre de la Vigne, quand il veulent dire ‘c’est ainsi en vérité’, ils ne diraient pas ‘c’est ainsi en vérité’ ; non, ils disent ‘c’est ainsi en fait’ (= in re) ».
Il s’agit donc d’un problème d’emploi métaphorique d’un terme (res) pour un autre (veritas), qui se rencontre occasionnellement dans le langage juridique romain, et qui introduit une confusion, ou en tout cas une certaine obscurité, entre deux termes, et c’est cette substitution d’un terme à un autre qui fait venir à la plume du juriste bolonais à la fois le terme d’obscurité, le nom de Pierre de la Vigne, et la mention du stylus supremus, le style imité de l’école orléanaise du XIIe siècle12. On sent bien qu’Odofredus souligne implicitement les conséquences de cette pratique pour la clarté du langage juridique. L’ambiguïté d’un tel procédé est évidemment en contradiction avec la volonté de précision que l’on imagine nécessaire dans le domaine du droit. Or cette substitution métaphorique, qui introduit une certaine ambiguïté dans le discours, relève d’un ensemble de figures abondamment utilisées par les notaires pontificaux ou impériaux du XIIIe siècle. Cette catégorie de figures particulières est celle des tropes, que les théoriciens médiévaux opposent aux vingt-cinq couleurs de rhétoriques de l’ornatus facilis, « l’ornementation légère », en en faisant les couleurs par excellence de l’ornatus gravis, « l’ornementation grave », bien adaptée à la majesté des lettres officielles d’une grande chancellerie.
À propos de l’un de ces tropes, dont l’emploi est partagé par l’ensemble des chancelleries politiques du Moyen Âge, la circuitio ou périphrase (« maiestas imperatoris hoc iubet » pour « imperator hoc iubet »), le dictator Bene de Florence note par exemple : « valet hec exornatio mirabiliter in sublimi stilo », « cette ornementation est particulièrement adaptée au style sublime »13.
Parmi ces tropes, on distingue en particulier l’ensemble des tropi graviores, qui regroupent différentes variations de la métaphore, entendue au sens large14.
Les dictatores du XIIIe siècle innovent dans la présentation des tropes en adaptant une notion rhétorique particulière à cet ensemble pour lui donner une plus grande cohérence. Il s’agit de la transumptio, qui après des apparitions ponctuelles jusqu’au XIIe siècle, notamment dans les Topiques de Boèce ou dans les travaux théologiques des Porrétains et de l’école de Saint-Victor15, entre en force dans le domaine rhétorique et est commentée par les grands théoriciens italiens du premier XIIIe siècle, Bene de Florence, Boncompagno, Guido Faba16.
I.2. La transumptio et ses dangers chez les théoriciens de l’ars dictaminis
Or, une rapide enquête sur les mentions relatives au problème de l’obscurité du discours montre que ces théoriciens du XIIIe siècle associent constamment ce problème à l’usage de la transumptio, cette « mère de toutes les ornementations », pour reprendre les termes de Boncompagno dans sa Rethorica novissima17.
La transumptio, explique ce dernier, correspond à la transposition du sens d’un terme ou d’un ensemble de termes à un autre, ou encore à la transmutation d’un terme ou d’un ensemble de termes qui prend un sens caché pour évoquer une signification imaginaire (intellectum imaginarium), c’est-à-dire recréer dans l’intellect par l’image une signification non apparente18. C’est donc une technique d’ornementation rhétorique qui est directement reliée à la conception exégétique des quatre niveaux de sens.
Boncompagno associe d’ailleurs directement transumptio, exégèse biblique et obscurité dans sa présentation de la naissance de la transumptio :
« Quis primus fuerit inventor [transumptionis].
Primus inventor fuit ipse plasmator, qui protoplausto precepit, dicens : De omni ligno paradisi comedes, de ligno autem scientie boni et mali ne comedas. Ecce vides quod posuit lignum pro fructu. Illa quippe transumptio diversas opiniones induxit ; quidam enim credunt lignum illud fuisse pomum, alii ficum ; alii consentientes errori arbitrantur fuisse commixtionem carnalem. Ex quo nimirum de transumptis opiniones diversimode oriuntur, quia omnis transumptio frequentius obscurum in se continet intellectum »19.
« Qui fut le premier inventeur de la transumptio ?
Son premier inventeur fut le créateur, qui à l’être premier créé ordonna, disant : Tu mangeras de tout arbre du paradis, mais tu ne mangeras pas toutefois de l’arbre de la science du bien et du mal. Et on voit bien qu’il a mis arbre pour fruit : en effet, certains croient que cet arbre était un pommier, d’autres un figuier, d’autres, succombant à l’erreur, estiment qu’il s’agissait de l’union charnelle. Par là [on voit bien] que les termes qui font l’objet de transumptiones donnent naissance à toutes sortes d’opinions diverses, car chaque transumptio contient très fréquemment une signification obscure ».
En dépit du caractère volontairement comique de l’extrait20, la démonstration a des vertus pédagogiques très nettes :
- la technique de la transumptio vient de l’exemple divin.
- la transumptio contient une signification (intellectum) cachée.
- L’exemple de la diversité des sens allégoriques qui se cache derrière lignum démontre l’obscurité potentielle de la transumptio.
I.3. Une importation de la théologie vers la rhétorique ?
On a donc assisté chez les théoriciens italiens du XIIIe siècle à l’acclimatation dans le domaine de l’ars dictaminis d’un ensemble de techniques de pensée qui étaient plutôt propres au domaine de la réflexion exégétique et théologique. On peut trouver des traces non équivoques de cette importation dans les artes dictaminis. Bene de Florence, le maître de dictamen que Frédéric II avait en vain invité à l’époque de la création du studium de Naples, traite en détail dans le septième livre de son Candelabrum de la transumptio. Or, un des rares passages que son savant éditeur, Gian Carlo Alessio, considère comme original, faute de modèle emprunté à la tradition rhétorique, semble en fait inspiré d’un chapitre des Theologice regule d’Alain de Lille où apparaît précisément la notion de Transumptio :
Alanus de Insulis, Theologice regule, xxvi, ‘Omnis translatio in divinis nominis est, non rei’. | Bene Florentinus, Candelabrum VII, 36, ‘de translatione rei et vocis’. |
Potest triplex in naturalibus fieri translatio ; aliquando enim fit translatio nominis et rei, quando et nomen et res transfertur ab eo cujus est, ad id ex quo est, vel id secundum quod est, ut cum dicitur : Linea est longa, et hoc nomen longa, et res hujus nominis, id est longitudo, transfertur ab eo cujus est, id est a lineato, ad id secundum quod est, id est lineam, secundum quam et longitudo convenit lineato, et hoc nomen, longum. Aliquando fit translatio rei, et non nominis, ut cum dico : Seges est laeta, letitia attribuitur segeti : sed non omne nomen, quod significat letitiam, ut hoc nomen, gaudens, vel exultans. Aliquando fit transumptio nominis, et non rei, ut cum dicitur : Monachus est albus, transfertur hoc nomen albus, ad hoc ut conveniat monacho, sed non res nominis. Cum enim monachus dicitur albus, non dicitur quod sit affectus albedine, sed quia est albi habitus. | Notandum quod fit vocis et rei translatio, ut : ‘Linea est longa’. Sic enim res et nomen transfertur a corpore ad ipsam lineam que sine dubio est incorporea, quia longitudo ad lineam et hoc nomen ‘longa’ pariter transferuntur. Fit translatio vocis et non rei, ut : ‘iste monacus est albus’ quia, licet ‘albus’ dicatur de monacho non tamen albedo inest monacho sed tantum habitui. Fit translatio rei sed non vocis, ut ‘Leta seges’, id est fertilis. Sic enim attribuitur letitia segeti sub hoc adiectivo ‘leta’, non tamen sub alio nomine eiusdem significationis, ut dicatur ‘Seges ylaris’ vel ‘iocunda’. |
On aurait donc là une sorte de chaînon manquant qui montrerait le passage d’une utilisation théologique du terme à sa réélaboration dans le domaine de l’ars dictaminis. Cette adaptation est d’autant plus remarquable que les Règles de théologie ont probablement été composées par Alain de Lille dans la décennie 1190. Les dictatores italiens enseignant à Bologne dans le premier quart du XIIIe siècle auraient donc assimilé, non seulement les techniques d’écriture allégoriques développées en France à partir de l’enseignement victorin, mais aussi leurs justifications et leurs implications théologiques les plus récentes, pour proposer des techniques d’allégorisation du discours adaptées à la rhétorique politique.
I.4. La doctrine de la chancellerie pontificale sur l’usage et l’abus de la transumptio au XIIIe siècle
Quand Bene de Florence écrit le Candelabrum, dans la décennie 1220, il a avant tout pour objectif de présenter les usages stylistiques conformes aux pratiques de la Curie, lieu où ces techniques d’allégorisation, avec leurs implications théologiques, devaient évidemment recevoir un accueil particulièrement favorable. Or, Richard de Pofi, notaire pontifical à l’origine d’une summa dictaminis bien représentative des traditions d’écriture de la Curie au XIIIe siècle, associe explicitement la pratique de la transumptio aux dangers de l’obscurité21 :
« Licet sepe transumptive loquamur, tamen expedit quod transumptio sit similitudinaria rei de qua scribitur, ut si volumus dicere quod interdum navicula Petri procellarum fluctibus agitetur, vel impetatur, talis transumptio satis est tolerabilis. Nam per fluctus procellarum proprie possumus intelligere vexationes secularium tempestatum, sed si diceretur quod impetitur fluctibus montium, hoc esset incongruum, cum fluctus non conpetant montibus, sicut nec aper undis nec pisces nemoribus ascribuntur. »
« Quoique nous parlions souvent par métaphore [transumptive], il importe pourtant que la métaphore soit semblable à la chose qui est décrite ; ainsi, si nous voulons décrire qu’en ce moment la nacelle de Pierre est ballottée ou assaillie par le flot des tempêtes, une telle métaphore [transumptio] peut être tolérée. En effet, par ‘le flot des tempêtes’, nous pouvons entendre correctement les outrages des tempêtes séculières, mais si l’on disait qu’elle est assaillie par les flots des montagnes, cela serait incongru, puisque les flots n’ont rien à voir avec les montagnes, tout comme le sanglier n’a pas plus de rapport avec les ondes que les poissons avec les bois. »
Ces remarques permettent d’esquisser une transition entre les présentations théoriques de la transumptio et leur utilisation concrète. Richard de Pofi pose en praticien le problème d’Odofredus sous l’angle, non plus du droit, mais des usages de chancellerie, en l’illustrant à partir d’une transumptio parfaitement banale, la métaphore de l’Église, navire dans la tempête du monde séculier. C’est là une métaphore suffisamment établie, qui n’offre rien de choquant. En revanche, toute association a priori incongrue présente un danger d’obscurité.
Mais le problème de l’obscurité métaphorique dépasse la simple vraisemblance de l’image employée. Richard de Pofi replace également le problème de l’obscurité de la transumptio sur le plan des rapports entre l’écriture sainte et la pratique du dictator :
« Item ex claritate lucet et delectat epistola et tenebrescit ex nimia brevitate vel obscuritate verborum. Unde quando negotium est altius tanto ad intelligentiam omnium clarius est scribendum. Quid enim valet auctoritatum aut quorumcumque verborum profunditas ex qua plenus non comprehenditur intellectus ? Et ideo si exposcat magnitudo negotii quod aliqua ex dictis sanctorum, seu prophetarum assertionibus inducantur, illa sic convenit lucide et aperte describi, quod explanari liquido valeant, vitio cuiuslibet obscuritatis excluso. »
« De même, une lettre brille et plaît par sa clarté, une trop grande concision ou obscurité dans les termes l’enténèbre. Aussi, quand les affaires à traiter sont d’un ordre plus élevé, il faut écrire avec d’autant plus de clarté, pour que tout puisse être compris. Que vaut en effet la profondeur des autorités ou de quelque mot que ce soit, si l’on n’en comprend pas pleinement le sens ? Par conséquent, si la grandeur de l’affaire exige qu’on déduise quelque chose des paroles des saints ou des assertions des prophètes, il convient de les décrire si clairement et ouvertement, qu’elles puissent être expliquées avec aisance, en évitant tout soupçon d’obscurité ».
Ces remarques montrent que les dictatores étaient pleinement conscients du danger que présentait la volonté d’assimiler la dignité du discours politique à celle du langage biblique en donnant au premier, par l’importation d’un langage allégorique, la dignité du second. Les techniques de la transumptio s’accordent magnifiquement avec le traitement des affaires d’un ordre élevé, mais, employées sans discernement, elles risquent de provoquer la confusion et l’ambiguïté du discours. Les maîtres de rhétorique de l’université bolonaise au début du XIIIe siècle rejoignent donc les dictatores de la Curie dans la promotion ambiguë d’un mode d’écriture allégorique susceptible, s’il n’est pas employé avec discernement, de prêter le flanc au reproche d’obscurité. Or, si nous nous appuyons sur la remarque d’Odofredus, les notaires de la chancellerie impériale semblent avoir abusé de ces procédés de la transumptio au point de mériter précisément ce reproche. Mais comment appréhender concrètement les difficultés de compréhension qui ont pu être causées par un tel abus de ces techniques rhétoriques de sacralisation du langage ?
II. La transumptio et l’obscurité à travers les indices de la tradition manuscrite
La seule manière de répondre à cette question est sans doute d’étudier ce que les altérations de la tradition manuscrite nous enseignent sur la réception des images utilisées par les notaires dans leur allégorisation du discours politique.
II.1. Métaphore et lapsus signifiants : l’Orient et l’Aquilon
Comme on le sait, la tradition manuscrite des grandes collections de lettres pontificales et impériales du XIIIe siècle est particulièrement complexe22. Mais les déformations et les réinterprétations opérées par les notaires ne présentent pas que des désavantages ; elles sont susceptibles de nous donner de précieuses indications sur leur niveau de compréhension des documents recopiés, et dans le cas de transumptiones, c’est-à-dire de passages conçus pour engendrer dans l’esprit du lecteur une association d’images, sur leur univers mental. Ces lapsus calami ne sont certes pas particuliers à la littérature politique, et peut-être, de la même manière que l’on a pu diagnostiquer la dyslexie d’un des notaires de Barberousse23, un chercheur frotté de psychanalyse pourrait-il songer à écrire un livre sur l’inconscient des clercs médiévaux à partir de ce genre de témoignages. En tout cas, ces réinterprétations permettent d’envisager la question de l’obscurité du discours allégorique sous son versant pratique, le versant de l’intelligibilité.
Je repartirai ici d’une erreur manuscrite évoquée par Rudolf Kloos dans une étude de 195724. Dans une célèbre lettre adressée à Saint Louis25, Fredéric II accuse le pape Grégoire IX, non sans quelque vraisemblance, d’avoir voulu rassembler les prélats en concile à seule fin de le détruire. Le dictator a usé d’une double transumptio, dont voici le texte d’après l’édition de Huillard-Bréholles :
« Novissime autem ad supplantationem nostram adspirans, ut adversus turrim David turrim construeret Babylonis, prelatos quoscumque potuit ad particulare concilium evocavit, orientem preponere cupiens aquiloni. »
« Mais dernièrement, aspirant à nous supplanter, afin de construire contre la tour de David une tour de Babylone, il a convoqué dans un concile particulier tous les prélats qu’il a pu, désirant préposer l’orient à l’aquilon ».
Kloos, s’interrogeant sur la métaphore de l’aquilon, inspirée d’Isaïe 14, 1326, souligne l’incohérence de la version présente dans la plupart des manuscrits, et reprise par Huillard-Bréholles. Le pape, supposé coupable de tous les excès, ne peut pas vouloir préposer l’orient à l’aquilon. En effet, cette image biblique concernant dans l’exégèse littérale le roi de Babylone a été très tôt appliquée allégoriquement à Satan, siégeant au nord avant sa chute et voulant s’égaler à Dieu. L’aquilon est donc le symbole du mal, et la métaphore du prince aquilonaire revient plusieurs fois dans les lettres de la chancellerie impériale, par exemple pour parler de Henri (VII), le fils rebelle de Frédéric II siégeant au nord, mais aussi dans la propagande anti-impériale, pour parler de Frédéric II27. D’autre part, une lettre plus tardive du dictator impérial Terrisius de Atina contient une véritable amplification de ce passage de la lettre à Saint Louis qui ôte toute ambiguïté sur l’interprétation que lui donnaient les dictatores de la cour impériale28.
II.2. L’imaginaire des notaires et les dangers de la transumptio pour la transmission manuscrite
Le passage en question a donc vraisemblablement été altéré dans la tradition manuscrite. Kloos a indiqué une leçon meilleure présente dans certains manuscrits : « orienti preponere cupiens aquilonem »29. Il existe également une version rétablissant d’une autre manière le sens premier probable, par substitution de post- à pre- comme préfixe de ponere : « orientem postponere cupiens aquiloni »30. L’une de ces deux leçons correspond probablement au texte original. Comment interpréter alors ce qui apparaît comme une déformation dans la tradition manuscrite ? Bien sûr, il s’agit au départ de simples fautes de lecture, peut-être un post- lu pre-. Mais des notaires ont été arrêtés par la phrase, ont inventé des leçons de substitution, ou hésité entre plusieurs solutions.
Un rapide sondage dans les manuscrits des Lettres de Pierre de la Vigne de la Bibliothèque Nationale de France et la Bibliothèque Vaticane laisse apparaître trois orientations principales dans le traitement de la seconde partie de cette transumptio.
Une fois la faute commise par un premier scribe, les rédacteurs d’une bonne partie des manuscrits examinés ont recopié la leçon « orientem preponere cupiens aquiloni » sans s’inquiéter outre mesure31. Certains on gardé ou rétabli la leçon « orientem postponere cupiens aquiloni ». Dans de nombreux manuscrits, une leçon économique « orienti ponere cupiens aquilonem », ou « oriens ponere cupiens aquiloni », a permis de contourner la difficulté. On peut certainement voir à l’origine de ce dernier groupe la tentative de reconstitution d’un texte logique par un notaire sensibilisé à ce problème métaphorique32. La formule « oriens ponere cupiens aquiloni » permet en effet de ménager la chèvre et le chou, sans prendre parti entre les deux solutions. Enfin, un notaire plus rêveur, dans un des manuscrits examinés, a laissé parler son imagination, substituant à orientem un bélier, arietem, dressé contre l’aquilon, dans une association d’idées très révélatrice33. La « métaphore aquilonaire » était donc ressentie comme porteuse de difficulté : on en comprenait bien la portée générale d’interversion entre le bon et le mauvais, mais pas toujours la signification allégorique précise. Sans multiplier les hypothèses, on peut s’amuser à expliquer ce trouble par diverses raisons.
La plus évidente serait que le notaire qui fait la faute associe irrésistiblement l’orient à la papauté et Frédéric II à l’aquilon en fonction de ses perceptions politico-religieuses hostiles à l’empereur.
Une forme plus subtile de cette interprétation serait de postuler un rapprochement entre aquila/aigle, transumptio animale de l’empereur classique, et aquilo, qui rentrerait bien dans la logique des associations étymologiques médiévales, et des manuels d’explication allégorique des termes bibliques en circulation au XIIIe siècle tels que les Distinctiones theologice d’Alain de Lille. Il est également possible que les notaires en début de chaîne de transmission aient été attirés dans ce chausse-trappe allégorique par la première partie de cette double transumptio qui dresse originellement la tour de Babylone pontificale contre la tour de David impériale, suggérant une possible association Babylone-Orient.
Enfin, la base biblique de la transumptio est loin d’être sans ambiguïté. Le texte biblique dit in lateribus aquilonis, mais la légende évoquée par la glose ordinaire, répercutée dans un nombre considérable d’écrits du XIIIe siècle, parle d’un Satan voulant déplacer son siège « ab aquiloni » pour détrôner Dieu34. C’est peut-être ce mouvement de déplacement du nord vers le centre que le notaire qui a le premier introduit la leçon fautive « orientem preponere aquiloni » avait à l’esprit. Il est donc possible de justifier cette leçon fautive, ou au moins de lui trouver une logique médiévale. Comme tout raisonnement herméneutique, l’allégorie exégétique est d’une souplesse infinie.
II.3. Du char biblique au chariot communal
Revenons sur la première partie de cette double transumptio, avec l’image de la tour de Babylone opposée à la tour de David , « ut adversus turrim David turrim construeret Babylonis ». Dans l’ensemble des manuscrits examinés, la tour de Babylone a perdu son nom. Mais la dégradation ne s’arrête pas là. Cette image d’une tour construite contre une tour a visiblement troublé les notaires. La tour de David pouvait évoquer un passage des Psaumes où David invoque le seigneur comme sa tour et surtout un passage du Cantique des Cantiques parlant d’une tour de David 35. Dans une moitié des manuscrits, se maintient une formule « adversus turrim David turrim construeret »36, occasionnellement réduite en un simple « ut adversus nos turrim construeret ». Mais dans une partie des cas, la facilité de passage du t au c a changé la tour… en char : « adversus currum David currum construeret (ou constitueret) »37.
Dans la Bible, le char n’est pas spécialement associé au nom de David. En revanche, une troisième et dernière mutation, purement phonétique celle-là, du « currum adversus currum David » en « carrum adversus carrum David » évoque irrésistiblement, au moins pour moi, le carrocio des villes italiennes, ce char à bœufs traîné sur les lieux du combat par les cités lombardes que Frédéric a eu une ou deux fois dans sa vie le plaisir de remporter du champ de bataille en guise de trophée38. Se pourrait-il que cette image du char faisant front contre le char se soit imposée à l’imaginaire de quelque notaire nord-italien, à l’origine de cette chaîne de transmission manuscrite ? Il faudrait alors voir dans cet exemple de déformation inconsciente la victoire ponctuelle d’un imaginaire nourri de symboles politiques du XIIIe siècle italien sur un imaginaire biblique pour le coup trop obscur.
III. Remarques conclusives : de l’utilité politique d’un langage obscur
Si modestes soient-ils, ces exemples complètent de manière inespérée les remarques de Richard de Pofi, Boncompagno et Odofredus sur les dangers de l’obscurité qui résultent de l’usage de la transumptio. On touche bien là, dans la théorie comme dans la pratique, à une tension entre intelligibilité et sacralisation du discours qui était clairement ressentie par les clercs du Moyen Âge, et dont il est à la fois possible de mesurer l’impact sur la réflexion théorique et d’entrevoir les effets concrets. La transumptio allégorisante utilisée par les chancelleries pontificale et impériale au XIIIe siècle, et ponctuellement par celles qui se sont plus ou moins inspirées de leurs pratiques stylistiques dans le siècle suivant, est bien le type même d’une sacralisation du langage politique qui s’est imposée à cause de l’importance d’un imaginaire et de modes de pensées dérivés du modèle biblique, parfois au prix d’un obscurcissement véritable du langage. Là où le style se haussait au niveau de la langue sacrée pour en retrouver la puissance, il a subi le contrecoup mécanique d’un voilement du sens qui est aussi le propre du texte biblique ; le discours politique rejoignait ainsi ce que Philippe Buc a naguère appelé « l’ambiguïté du Livre »39.
Devrions-nous donc admettre que le langage politique de l’Occident médiéval souffrait effectivement d’un déficit d’intelligibilité dû à une tendance à la sacralisation, qui se serait marquée par le choix persistant d’un langage artificiel et particulier, le latin ; et dans certains cas, par une tendance à l’allégorisation du discours dont nous avons plus particulièrement examiné les effets ?
Quelques suggestions en forme de paradoxes permettront peut-être de comprendre en quoi ces tendances apparemment excessives à la sacralisation pouvaient rentrer dans une véritable logique de la communication politique médiévale.
D’abord, la sacralisation du discours a sans doute eu une autorité légitimante pour le langage politique, qui compensait en quelque sorte au niveau fonctionnel le déficit d’intelligibilité qu’elle entraînait. De ce point de vue, le langage politique de l’Occident médiéval fonctionnait comme celui de toutes les autres civilisations traditionnelles. Il devait trouver un équilibre à mi-chemin entre un rappel permanent des sources de son autorité et la clarté de la communication. C’est la fonction de la référence à l’autorité à travers la persistance et l’imitation de formes linguistiques et stylistiques anciennes ou prestigieuses. La sacralisation avait donc des justifications symboliques, mais ce symbolisme avait lui-même sans doute une valeur fonctionnelle tout aussi importante que celle de la communication.
Dans cette mesure, les procédés d’allégorisation du discours qui posaient éventuellement de réels problèmes de communication pouvaient d’une certaine manière compenser le manque de sacralité de formes de communications telles que les manifestes, dans lesquels ils apparaissent massivement, quand ces formes n’étaient pas dotées comme des actes à valeur juridique plus précise d’un cadre linguistique figé déjà revêtu des prestiges d’une certaine sacralité linguistique et juridique. L’emploi de la transumptio pourrait alors être interprété en quelque sorte, non pas comme une tendance déviante de la communication médiévale, mais comme une ruse de la raison pratique de certaines chancelleries pour égaler la majesté de leurs discours non normatifs à celle de leur production normative.
Le recours ponctuel à une rhétorique extrêmement sophistiquée dans la rédaction des lettres et des actes, loin de s’opposer à la fonctionnalité de la communication, aurait donc été justifié à un niveau général par un besoin proprement fonctionnel de sacralisation du langage. Un dernier facteur aura sans doute encore joué en faveur de la banalisation de ces pratiques, l’importance prêtée par les notaires et le milieu des clercs en général à une conception magique du langage. Une pensée proprement médiévale de l’efficacité linguistique, justifiant scientifiquement l’emploi d’une ornementation de type musicale, mais aussi des tropes, aurait ainsi pu servir de justification à des procédés de solennisation qui pouvaient entraver l’efficacité de la communication. Un mouvement de balance perpétuel entre le poids de ces conceptions et un pragmatisme appuyé sur le constat de la réalité des échanges linguistiques aurait toutefois préservé une sorte d’équilibre entre la tendance à la sacralisation du langage et celle à la préservation d’une clarté minimale du message linguistique. Le caractère apparemment irrationnel d’un certain nombre de choix linguistiques se justifierait donc également en fonction d’un rationalité proprement médiévale, à la fois au nom d’une conception symbolique de la langue, et d’une pensée linguistique faisant la part belle à des spéculations d’ordre magique. Ainsi s’éclairerait une partie de l’obscurité d’un langage qu’un esprit classique aurait sans doute qualifié à peu près dans les termes qu’employait le grand historien anglais Edward Gibbon (Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, chap. LIII) pour décrire la prose byzantine :
« In every page our tastes and reason are wounded by the choice of gigantic and obsolete words, a stiff and intricate phraseology, the discord of images, the childish play of false or unseasonable ornament, and the painful attempt to elevate themselves, to astonish the reader, and to involve a trivial meaning in the smoke of obscurity and exageration. »
« Notre goût et notre raison sont blessés à chaque page par un choix de mots gigantesques et tombés en désuétude, par des tournures de phrases lourdes et embrouillées, par l’incohérence des images, une recherche puérile d’ornements faux ou hors de propos, et les pénibles efforts de ces écrivains pour s’élever, pour étonner le lecteur et revêtir d’exagération et d’obscurité une idée triviale. »