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Langues parlées et langues écrites dans la Hongrie médiévale

Université de Debrecen

C’est à la cour du premier roi hongrois, saint Étienne (1000-1038), au tournant du premier millénaire, qu’ont été formulées les phrases suivantes sur l’importance de l’accueil et de l’insertion des étrangers : « Sicut enim ex diversis partibus et provinciis veniunt hospites, ita diversas linguas et consuetudines, diversaque documenta et arma secum ducunt, que omnia regna ornant et magnificant aulum et perterritant exterorum arroganciam. Nam unius lingue uniusque moris regnum inbecille et fragile est. » Cette attitude s’accordaient bien au multilinguisme qui régnait dans le royaume médiéval de Hongrie. C’est fondamentalement le multilinguisme des habitants du pays qui fut déterminant, et non pas celui de la société ecclésiastique ou de la cour royale.

Les Hongrois, qui parlaient l’une des langues de la famille finno-ougrienne, ainsi que les Khazars, de langue turque ou iranienne, qui se joignirent à eux, arrivèrent de l’est dans le bassin des Carpathes à la fin du IXe siècle, et quelques années leur suffirent pour assujettir les autochtones slaves, avars et francs. Après la conquête du bassin des Carpathes, de nouveaux groupes ethniques s’installèrent successivement dans le pays. De l’est, d’abord, le royaume de Hongrie reçut les Pétchénègues et les Káliz (Chwalis), de langue turque (Xe-XIe siècles), puis les Iaziges, de langue iranienne, et les Comans, de langue turque (1239, 1243) ; de l’ouest, les Wallons et les Italiens (XIe siècle), parlant une langue romane, néo-latine (qui leur a valu leur nom collectif de Latini), ainsi que les Allemands (milieu du XIIe siècle). Parmi les nouveaux venus, les Allemands, les Comans et les Iaziges s’installèrent en groupes fermés. À compter du XIIIe siècle, on observa l’immigration continue de Slaves et de Roumains des pays avoisinants vers les régions frontalières, ainsi que l’installation d’Allemands dans les villes ; un groupe serbe fuyant les Ottomans trouva refuge dans le pays au XVe siècle. Malgré une assimilation spontanée, la Hongrie de la fin du Moyen Âge comptait encore, en dehors des Hongrois, un grand nombre de Slaves (Bohemi, Sclavi, Croaci, Rasciani, Rutheni), d’Allemands (Saxones, Teutonici), de Roumains (Valachi), de Iaziges (Jaziges), de Comans (Cumani).

Aux dires des préambules du début du XIIIe siècle, les actions humaines doivent être pérennisées par l’usage oral (lingua testium, vox testium) et par le recours à l’écrit (patrocinium scripture, testimonium litterarum). En fonction du nombre des langues maternelles (lingua materna), l’usage oral fut dès les origines multilingue, tandis que l’usage de l’écriture, conformément à l’adoption du christianisme de rite latin, se caractérisait fondamentalement par l’utilisation d’une seule langue, apprise, le latin. La rédaction des chartes en Hongrie a utilisé le latin depuis ses débuts, vers le tournant du millénaire, jusque bien au-delà du Moyen Âge. La composition, aux XIe et XIIe siècles, de quelques rares chartes royales en langue grecque s’explique par le fait que le destinataire était un monastère de rite grec. Bien sûr, des bribes de discours en langue vulgaire, hongroise ou autre, se retrouvent, plus ou moins nombreuses, dans presque toutes les chartes (toponymes et noms géographiques, noms personnels, noms communs). Leur nombre est important surtout dans les chartes qui contiennent des listes de personnes ou décrivent les limites des domaines seigneuriaux.

En dehors du latin, trois langues vulgaires sont à mentionner dans l’élaboration des chartes médiévales : l’allemand, le tchèque et le hongrois. Des trois, l’allemand fut le plus utilisé. Partant des villes de population exclusivement ou partiellement allemande, l’usage de l’allemand s’est répandu progressivement de l’ouest vers l’est. Les premières chartes allemandes sont apparues au milieu du XIVe siècle, sous l’influence des aires linguistiques bavaroise et autrichienne, dans les villes de Pozsony (Preßburg, Bratislava) et Sopron (Ödenburg), situées à la frontière orientale du duché autrichien. Au XVe siècle, l’usage de l’allemand s’est répandu aussi dans les villes du nord de la Hongrie, puis dans les villes de Transylvanie. L’usage du latin passa alors au second plan dans les livres urbains qui enregistraient les affaires des bourgeois, comme dans la correspondance et dans les chartes émises par les autorités municipales. Mais il n’en disparut pas pour autant de tous les documents urbains : le latin continua à être utilisé comme langue de communication des villes avec les organes gouvernementaux et judiciaires.

L’usage du tchèque apparaît au XVe siècle dans les régions du nord-ouest, limitrophes du royaume tchèque et habitées par des Slaves. L’usage du tchèque dans l’écriture des actes n’avait pas beaucoup de chances vis-à-vis de l’utilisation du latin et de l’allemand. Seule la ville de Zsolna (Sillein, Zilina), habitée par des Allemands et des Slaves, mérite d’être mentionnée à cet égard.

Une cinquantaine de sources d’archives en langue hongroise nous sont connues des dernières décennies du Moyen Âge. Pour la plupart, il s’agit de quittances, de testaments et de lettres, ce qui prouve que le hongrois, langue de la majorité de la population du royaume de Hongrie, ne jouait pas un rôle essentiel dans l’écriture documentaire. Le phénomène est d’autant plus surprenant que, à la différence des autres langues utilisées dans le royaume, l’usage du hongrois était abondant et varié dans le domaine des œuvres ecclésiastiques et littéraires, dont le premier morceau fut mis par écrit à la fin du XIIe siècle. Tandis que, dans le cas de l’allemand et du tchèque, il était possible d’emprunter et de reproduire la pratique des régions linguistiques avoisinantes, cette possibilité n’existait pas pour la langue hongroise. De ce fait, la lingua latina put conserver dans l’écriture des actes un rôle essentiel et, en dehors d’une partie des villes, sa position de quasi monopole.