QUESTIONNAIRE DU CONGRÈS
Il y a un siècle déjà, aiguillonnée par un dialogue nourri avec la philologie, la diplomatique médiévale a tracé un ample programme à l’étude de la langue des actes, dégagée des seuls objectifs de la critique des faux ou de la mise en garde contre les tournures de style stéréotypées. En des pages classiques et toujours pertinentes, Arthur Giry, Harry Bresslau ont fait au diplomatiste comme un devoir de constituer en séries leurs observations sur deux phénomènes : le choix de la langue, pièce de la grande fresque de l’émergence des langues vernaculaires, voire des combats intérieurs et extérieurs des langues nationales ; la qualité de la langue, ici plutôt le latin, dont on jaugeait la décadence, le redressement en des rénovations successives.
Contemporaine et complice de l’implication, depuis lors jamais démentie, des philologues dans la constitution de corpus scientifiques et dans l’étude de séries documentaires, cette étape a promu l’acte médiéval comme une source à part entière de l’histoire de la langue, source à la fois brute et véridique, mieux datée et mieux localisée, moins fraîche et moins inventive que le matériau « littéraire ».
Depuis ce moment fondateur, les élargissements du champ de l’enquête ont été à la fois importants et dispersés. Quittant les domaines traditionnels du choix des langues, de la morphosyntaxe, de la lexicographie, quelques études ont abordé de front le « discours » diplomatique comme le produit d’un travail profond de la langue : les rédacteurs d’actes souverains (ottoniens mais aussi mérovingiens) sont apparus à Heinrich Fichtenau et Rudolf Falkowski comme des élèves doués en rhétorique ; à l’autre extrême de la solennité, les formules en apparence les plus stéréotypées des actes « privés » catalans ont été rendues par Michel Zimmermann à leur dignité de création linguistique à part entière, susceptibles d’une application discrète mais efficace du questionnaire de la sociolinguistique ; dans des recherches plus récentes encore, Serge Lusignan a montré que l’on pouvait ériger en objet historique à part entière la « politique de la langue » d’une monarchie et d’une administration médiévales, celles en l’occurrence de la France des Valois. Pourtant, la dispersion de ces études, compte tenu des millions de textes disponibles à l’enquête et du foisonnement des études linguistiques, ne laisse pas d’étonner, alors même que les chancelleries médiévales sont désormais bien reconnues comme de hauts centres intellectuels, et, de façon sans doute plus générique, les plus modestes rédacteurs d’actes comme d’utiles médiateurs culturels.
Exemple sans doute le plus flagrant : les efforts séculaires menés à la Curie pontificale à compter du milieu du XIe siècle ont forgé un latin, un style d’une saveur aussitôt reconnaissable, d’une originalité absolue, d’un enrichissement presque permanent ; mais c’est sans doute, et sauf erreur, la seule manifestation de la Réforme grégorienne, puis de la construction pontificale qui n’ait été encore explorée, quand les historiens de l’art, de la théologie ou du droit en ont abondamment reconnu les effets parallèles.
Autre exemple : si les philologues ont été, et à juste titre, occupés à recueillir les corpus des plus anciens actes originaux en langue vernaculaire, c’est un terrain presque vierge que représentent, sondées par quelques initiatives pionnières, les traductions, les versions bi- ou trilingues, la masse de la documentation postérieure, selon les cas, à 1270 ou 1300… Or, contrairement aux vues trop vite admises, les actes des XIVe, XVe, XVIe siècles sont bien plus et mieux que des productions répétitives et stéréotypées dont les rédacteurs gagés à la ligne enfleraient sans cause les méandres : pris dans les vertiges de l’exploration d’une langue et de mots dont la théorie grammaticale et le nominalisme révèlent la convention, la faiblesse et la force, ils doivent aussi fournir à leur maître ou client un produit dont la société attend davantage — plus de motivation, plus de clarté, plus d’adéquation aux exigences des juristes… Le paysage aussi s’y diversifie, avec l’invention de langues techniques, comme celles de la comptabilité.
Enfin, contrairement au sage classement des manuels, l’étude de la langue des actes n’implique pas que la « forme ». Le questionnaire de la tradition, celui aussi et surtout de la genèse sont en cause : formation et expertise linguistique des rédacteurs, rôle des formulaires, rapport entre supplique et exposé (comme, par exemple, vient de l’analyser Hans-Henning Kortüm pour le saeculum obscurum de la papauté), étude de l’acte comme pièce de la communication sociale et politique…
Tels sont quelques aspects d’un thème très vaste, qu’il ne semble pas inutile de voir mieux balisé, à l’échelle de l’Europe et d’un arc chronologique étiré du haut Moyen Âge au XVIe siècle ; où il conviendrait aussi que les diplomatistes nouent un dialogue étroit avec les historiens, du pouvoir et de la culture, avec les philologues et plus largement avec les linguistes, pour recueillir leurs curiosités et leurs outils tout en réfléchissant à leur nécessaire adaptation. À cette fin, trois grands axes, de façon non limitative, semblent se dégager pour une réunion qui mélangerait bilans et explorations :
- 1° Le choix des langues. Cette question, la plus traditionnelle, n’a connu depuis le traitement de Giry et Bresslau que des mises au point partielles. Il serait souhaitable de pouvoir disposer de bilans précis mais suffisamment larges, à l’échelle d’un pays, d’une région-carrefour ou d’une langue, et sans se limiter à la période des premières attestations ni oublier les phénomènes de coexistence de langues multiples.
- 2° La fabrique des langues. Quel a été le rôle, quels ont été les modèles, les moyens et les réalisations de grandes chancelleries, mais aussi de groupes de rédacteurs, pour « réformer » un latin (comme celui du notariat public d’origine italienne), pour forger et standardiser un vernaculaire (tel le « Chancery English ») ? Comment mesurer l’impact et la diffusion de ces pratiques ?
- 3° L’acte comme création linguistique. Morceau de bravoure flamboyant ou production rugueuse, l’acte reste toujours susceptible d’une analyse inspirée par le questionnaire de la linguistique. Mis à part la graphématique et la lexicologie, où quelques enquêtes ont déjà utilisé des corpus d’actes, peut-on tenter une analyse des usages de la langue, des stratégies du discours, des modèles textuels, qui prenne en compte les spécificités de la production documentaire ?
Membres du Comité scientifique de préparation du congrès : Nelly Andrieux-Reix (professeur à l’université Paris III) ; Bernard Barbiche (professeur à l’École nationale des chartes) ; Pascale Bourgain (professeur à l’École nationale des chartes) ; Claude Gauvard (professeur à l’université Paris I) ; Jean-Philippe Genet (professeur à l’université Paris I) ; Martin-Dietrich Glessgen (professeur à l’université de Strasbourg) ; Anita Guerreau-Jalabert (directrice de l’École nationale des chartes) ; Olivier Guyotjeannin (professeur à l’École nationale des chartes) ; Theo Kölzer (professeur à l’université de Bonn, président de la Commission internationale de diplomatique) ; Serge Lusignan (professeur à l’université de Montréal) ; Françoise Vielliard (professeur à l’École nationale des chartes) ; Michel Zimmermann (professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines).