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Le plurilinguisme dans les actes de l’Orient latin

Membre de l’Institut, Institut de France 12 rue Pelletier de Chambure, F–21000 Dijon.

L’établissement des États latins d’Orient a donné naissance à une société pluriculturelle et plurinationale, où les conquérants francs ont été très attentifs à respecter les coutumes des différentes composantes d’une mosaïque de populations. Ceci comportait l’usage pour chacune d’elles d’actes écrits dans sa propre langue : le grec, le syriaque, l’arabe qui avait pris une place prépondérante depuis déjà des siècles. Les Assises de Jérusalem mentionnent les « escrivains » dits « grecs » ou « sarrasinois » établis dans les « casaux », qui avaient été intégrés à l’administration seigneuriale ; la présence de notaires relevant de la hiérarchie ecclésiastique de rite grec nous est aussi connue. Malheureusement, les documents émanant de ces scribes ont rarement été conservés ; de même pour les écrivains qui opéraient au service des marchands dans les institutions spécialisées de la « fonde » ou de la « chaîne ». Il en subsiste cependant certains, et l’on voit un bail consenti par les moines de Josaphat à un prêtre melkite d’Antioche écrit en arabe par un notaire grec, en 1213. — Deux actes de concession en fief établis en faveur des émirs Bohtor du Gharb par les sires de Beyrouth et de Sidon appartiennent à la catégorie des actes de chancellerie ; il s’agit de chancelleries seigneuriales, qui ont écrit ces actes en arabe. Il est très vraisemblable que les chancelleries des souverains avaient aussi leurs écrivains spécialisés dans la confection d’actes en arabe. À Constantinople, l’empereur Baudouin II a donné à Guillaume de Rubrouck à l’intention des Mongols des lettres de recommandation qui étaient écrites en grec. — La royauté chypriote elle aussi a eu à faire établir des privilèges, des sauf-conduits, des actes de toute nature pour ses sujets grecs, syriens ou d’autre origine : le livre des remembrances de la secrète pour 1468-1469 nous en a conservé plusieurs qui étaient écrits en grec ; et une mention relative à un paiement d’assignations nous a révélé le nom d’un « chancelier de langue moresque », à la date de 1474. Il nous faut donc considérer que, à côté d’un notariat établissant des actes privés en grec ou en arabe, la chancellerie royale, dont le personnel était souvent d’origine syrienne, employait des officiers chargés de rédiger des actes dans les principales langues du pays, lesquels ont vraisemblablement eu à en écrire dans le cadre de la correspondance avec des souverains étrangers (l’italien étant également en usage à côté du latin et de français). La coexistence d’éléments nationaux très variés, qui parlaient et écrivaient chacun leur propre langue tout en usant ordinairement pour les actes administratifs du français, rendait aisé le recrutement du personnel nécessaire.

1. Les conditions de la conservation des documents

J’ai eu l’occasion, lors du colloque qui s’est tenu aux Archives nationales sur La présence latine en Orient au Moyen Âge, de mettre l’accent sur le déséquilibre de notre information, sous l’angle de la conservation des documents d’archives provenant de l’Orient latin1. La constitution des fonds des établissements religieux, essentiellement latins, nous a permis de conserver, en dépit d’énormes pertes, une importante documentation en langue occidentale, latine d’abord, française ensuite. Ces fonds ont sans doute accueilli des documents émanant d’Orientaux qui les avaient écrits dans leur propre langue ; ceux-ci n’ont pas fait ordinairement l’objet d’une transcription dans les cartulaires des établissements en question ; aussi ne subsiste-il que quelques originaux rapportés en Occident avec d’autres épaves des archives de l’Orient latin. Un cas exceptionnel était celui des sept pièces intéressant le temporel des Hospitaliers qui avaient été rapportées d’Orient et qui se trouvaient à Manosque lorsque l’archiviste Raybaud les a inventoriées, au XVIe siècle : mon ami Hans Mayer me les a signalées. Les annotations de Raybaud nous montrent qu’elles avaient perdu toute utilité, d’autant que l’archiviste avouait ne rien entendre à des documents écrits « en babilloine sive caldée », ou bien « en lettre caldée sive turquise », ou encore « en lettre babillonique »2.

Quant à ceux qui concernaient le temporel des églises de rite oriental, qui n’avaient pas eu lieu d’être transférés en Occident, ils n’ont été que rarement conservés3. Mais les princes, les seigneurs, les églises de la communauté franque ont eu à rédiger des documents destinés aux éléments non-latins de la population de leurs domaines, et n’ont pas hésité, pour ce faire, à employer la langue que parlaient ceux-ci ou, plus précisément, les diverses langues qu’ils utilisaient. Il s’agissait, selon les pays, soit du grec, utilisé dans l’ancien duché d’Antioche et dans les communautés orthodoxes de langue grecque (comme le patriarcat de Jérusalem et le Sinaï) ; soit de l’arabe, couramment employé par les populations et les églises melkites ; soit de l’araméen (le chaldéen, pour les Occidentaux) qui est encore vivant dans quelques villages de Syrie et en Mésopotamie, et qui l’était bien davantage au Moyen Âge, notamment au Liban. Très rares sont les documents de cette nature qui nous sont parvenus. C’est cependant ces documents que nous voudrions évoquer, pour essayer de définir dans quelle mesure les chancelleries des Occidentaux établis en Orient se sont adaptées à cette situation. Un cas particulier est celui du royaume de Chypre, terre de refuge pour des communautés diverses dès avant l’établissement des Francs et qui le fut plus encore après celui-ci4.

2. Les actes émis par les institutions indigènes

Pour traiter avec les Orientaux, ces Occidentaux ont pu avoir recours aux institutions traditionnelles du pays. Je ne citerai qu’un seul cas : il s’agit d’un acte intervenu entre les religieux de l’abbaye de Notre-Dame de Josaphat, qui possédaient une église à Antioche, et un prêtre melkite, Kermeri ben Abraqili, acte conservé dans le fonds de cette abbaye à Palerme. Les moines donnaient à bail cette église au prêtre en question ; c’est un notaire grec qui reçoit l’acte, en recourant au témoignage d’un nomikos. Le représentant de l’abbaye a simplement apposé sa souscription à l’acte rédigé en arabe. Un des documents de Manosque est d’un type analogue5.

Les marchands qui passaient les frontières devaient se pourvoir de sauf-conduits et pouvaient être amenés à soumettre leurs litiges à des tribunaux. Il se trouve que les seuls documents concernant ces affaires qui nous sont parvenus sont des actes rédigés en latin, tel le laissez-passer accordé par le roi Baudouin III à un certain Abu Ali, marchand vraisemblablement musulman de Tyr qui se rendait en Égypte, document qui s’est retrouvé dans les archives de la grande mosquée de Damas avant d’être donné à l’empereur Guillaume II lors de son voyage en Orient et qui est conservé à Berlin6. Les marchands orientaux de diverse origine qui eurent à pâtir en 1267 des agissements d’un corsaire gênois nous ont laissé leurs réclamations en langue latine7. Mais ces marchands pouvaient recourir aux services de scribes utilisant leur propre langue -ceux-là dont Ibn Jobaîr fait mention dans son récit de voyage. Un texte des Assises de la cour aux bourgeois fait état de la possibilité de l’établissement d’un faux par « un escrivain sarrasinois ou fransois » étant « au servise du seigneur sur la fonde ou sur la chaene », c’est-à-dire au marché ou à la douane, et envisage le châtiment qui l’attendait, qui comportait l’amputation de la main et le bannissement du pays8. Ces « écrivains », qui tenaient des livres, établissaient donc des pièces à l’intention des marchands et de leurs clients, notamment des contrats, et ce dans la langue de ceux-ci. Leur situation n’était pas très différente de celle des notaires ; l’exemple chypriote nous donne à penser que ceux-ci pouvaient avoir été institués par des juridictions propres à chaque nation, notamment par les cours ecclésiastiques grecques, alors que c’était des seigneurs francs, et en particulier du roi, que les « écrivains » tenaient leurs offices.

3. Une section latine à la chancellerie d’Arménie

Il ne s’agit pas ici de la chancellerie royale, pour laquelle nous ne possédons aucun élément permettant de conclure à l’emploi par celle-ci de scribes rédigeant des actes royaux en langue arabe9 – ou bien, pour les princes d’Antioche, en langue grecque. On peut toutefois évoquer le cas du royaume d’Arménie10. Celui-ci s’est constitué, en 1198-1199, sur le modèle des états francs. Lui aussi a sa chancellerie, que dirige le chancelier du royaume. Or deux actes de 1214 nous donnent le nom d’un magister Bovo, « latinus cancellarius domini regis ». Celui-ci (qui n’est pas un grand-officier) a sans doute la charge de rédiger les actes en langue latine. Un peu plus tard, on voit des « écrivains » qui rédigent des actes destinés notamment aux communes italiennes et qui portent des noms à consonance franque ; ils ont pris vraisemblablement la suite de maître Beuve, l’appellation d’« écrivain » étant équivalente à celle de « chancelier ». D’autres actes font état de ce que les originaux des privilèges royaux étaient écrits en arménien par les soins de l’écrivain de la chancellerie, puis traduits en latin et transcrits sur la même feuille de parchemin et authentifiés par le même sceau. Par la suite, l’acte arménien est traduit en latin par les soins d’un notaire qui le fait authentifier par la « douane » royale. Il semble donc que la chancellerie du petit royaume cilicien ait comporté une section de langue latine, peut-être réduite à un seul « écrivain », au cours du XIIIe siècle, puis abandonné cet usage. Le roi Léon Ier, en se dotant d’un personnel apte à écrire en d’autres langues que l’arménien, avait-il voulu imiter les chancelleries de ses voisins latins ?

4. Les écrivains sarrasinois de la seigneurie

Le texte des Assises que j’ai précédemment cité mentionne les écrivains « sarrasinois ou fransois » qui étaient au service du seigneur (le roi) « sur aucuns casaus ». Plusieurs textes nous font connaître la situation de ces personnages. En 1160, le roi Baudouin III a donné à titre héréditaire à Jean de Cayphas, fils de Gumbre (un Syrien, d’après son nom) la garde et la drogmanie de toutes les dépendances du casal de Mhalia (qui deviendra Château-du-Roi), y compris la scribania11. Un peu plus tard, lorsque la comtesse Constance de Saint-Gilles achète un casal, on exclut de la vente le fief d’un certain Georges de Betheri : il s’agit du scribanagium de ce casal, que le même Georges vend ensuite à Constance pour 250 besants12. Et, en 1183, lorsque le roi Baudouin IV inféode à Jocelin de Courtenay quatorze casaux qui appartenaient à Geoffroy le Tort, il est précisé que deux sergents de ce dernier, Seit (Saïd) et Guillaume, resteront possesseurs de leurs fiefs qui sont respectivement le scribanagium et le drugumanagium13. Ainsi chaque seigneurie est-elle dotée de ces indispensables personnages que sont l’écrivain et le drogman, rétribués chacun par un « fief de sergenterie » et qui sont des chrétiens indigènes ; le premier est à l’évidence l’un de ces « écrivains sarrasinois » que visait le texte des Assises.

Et tous deux sont des intermédiaires nécessaires entre le seigneur franc et ses sujets syriens, l’écrivain étant essentiellement chargé des écritures de l’administration seigneuriale, qu’il tient vraisemblablement en langue arabe, ce qui ne l’empêche sans doute pas d’avoir, tout comme le drogman, quelque connaissance du français, sans peut-être pouvoir l’écrire. Il faut admettre que c’est lui qui rédige les actes émanant du seigneur et intéressant en premier lieu ses sujets indigènes.

L’historien Salih ibn Yahya, qui nous a laissé une Histoire de Beyrouth qui est celle de sa famille, les émirs Bohtor du Gharb, a transcrit dans son ouvrage deux chartes qui étaient conservées dans les archives de cette famille et il en a donné la description : elles étaient écrites en arabe et revêtues d’un sceau de cire rouge. Il s’agissait de deux concessions de fiefs émanant, l’une du sire de Sidon, l’autre du sire de Beyrouth, toutes deux datant de la seconde moitié du XIIIe siècle14. Leur particularité tient à leur datation, qui est donnée selon l’ère d’Alexandre, en usage chez les chrétiens orientaux. L’acte du sire de Beyrouth nous donne le nom de celui qui a rédigé le document : Georges, « écrivain du château » ; il s’agit bien du détenteur de la scribania de cette seigneurie, l’homologue de ceux que nous avons rencontrés au siècle précédent. Représentait-il à lui seul le personnel de cette petite chancellerie seigneuriale, ou bien quelque clerc franc rédigeait-il les actes écrits en français ? Nous l’ignorons ; mais l’emploi généralisé en Chypre, dans les administrations, de Syriens qui tenaient leurs écritures en français amène à penser que ces Syriens pouvaient être bilingues et écrire en langue française, leur latin étant souvent de qualité très inférieure15.

Un autre document de présentation analogue figurait dans les archives de Manosque. C’était « ung instrument escripte en lettre babillonique contenent ung privilege del seigneur [et] sa famme, sieur regis [?], Rogier del casal Enendit [?],… ensemble ung seau pendend »16.

5. Les trois langues de la chancellerie de Chypre

De l’usage de l’arabe par des chancelleries seigneuriales, pouvons-nous inférer que la chancellerie du roi et des princes était elle aussi à même de produire des actes écrits en langue indigène ? Ceci me paraît très vraisemblable. Les souverains aussi pouvaient faire des concessions aux principicules arabes ou syriens, passer des traités et entretenir des correspondances avec les sultans, en usant de la langue de ceux-ci17.

Il en était de même dans l’empire de Constantinople. Je ne voudrais retenir qu’un seul exemple. Lorsque Guillaume de Rubrouck part de Constantinople pour se rendre dans l’empire mongol, il emporte des lettres de recommandation de l’empereur Baudouin II pour le prince mongol Sartaq. Or, en arrivant chez les « Tartares », il se révèle que ceux-ci sont incapables de lire ces lettres, parce qu’elles sont écrites en grec, et Rubrouck doit les envoyer à Soldaïa pour les faire traduire18. La chancellerie de Baudouin II avait donc la possibilité d’user du grec.

Le royaume de Chypre offre un exemple caractéristique de la coexistence de communautés usant de langues nationales, dont les principales sont le français, le grec, l’arabe, à côté desquelles il faut sans doute citer l’italien et l’arménien. Les sujets des Lusignan passent dans leur propre langue des actes privés, les notaires institués par l’archevêque grec, les prêtres d’autres rites et bien entendu les notaires publics de droit occidental (y compris les notaires génois et vénitiens) étant habilités à recevoir ces actes, tout comme la juridiction gracieuse instituée par le roi de Chypre et confiée à l’auditeur du royaume19.

À défaut d’un registre de la chancellerie royale, nous possédons celui de la secrète du royaume, l’institution qui administrait le domaine royal, pour l’année écoulée entre le 1er mars 1468 et le 28 février 146920. On y a transcrit tous les mandements royaux ayant une conséquence financière, mandats de paiement, privilèges comportant exemption, etc. Les « secrétains » avaient charge de les vérifier, mais après en avoir pris copie. Ces copies ne portent pas toujours les mentions qui trahiraient les modes de validation utilisés par la chancellerie, car leur objet était essentiellement financier, la Secrète exerçant un contrôle sur les obligations contractées par le souverain. Mais elles constituent un échantillon largement représentatif de l’activité de cette chancellerie.

La très grande majorité des actes ainsi transcrits sont rédigés en français (un français de moindre qualité sans doute que celui des originaux établis en chancellerie : le copiste, André Bibi, était un Syrien) ; mais il en est qui sont rédigés en italien – ceux qui concernaient la ville de Famagouste, récemment reprise aux Génois et ayant conservé ses usages particuliers, mais aussi d’autres qui n’ont aucun rapport avec cette ville. D’autres le sont en grec, sans que l’on puisse toujours percevoir ce qui a motivé l’usage de cette langue, par exemple pour une ordonnance prescrivant aux « chevetains », les agents du roi dans les bailliages, de récupérer les serfs fugitifs du domaine royal21 ; certains actes établis en faveur d’une abbaye grecque sont en grec, d’autres en français ; il en est de même pour des nominations de serviteurs du roi, pour des affranchissements… Force est de constater que les agents royaux passent d’un idiome à l’autre ; on sait d’ailleurs que les seigneurs francs et le roi lui-même usent couramment, fût-ce pour leurs notes personnelles, du grec à côté du français22. Quant au personnel des bureaux d’écriture, il semble s’être recruté en très grande partie dans la population indigène : les Grecs, dont certains, issus du milieu des « archontes », avaient suivi un enseignement sur lequel nous aimerions être mieux informés, dans des écoles latines, étaient surtout Grecs ou Syriens. Un George Panaguiri tient les comptes de Psimolofo ; un Abul-Faraj reçoit l’office d’écrivain de l’église latine de Nicosie, et l’on pourrait multplier les exemples. Le bilinguisme, voire le trilinguisme, qui règne dans la rédaction des actes royaux, est donc bien attesté, sans que nous connaissions les règles qui président à l’emploi de l’une ou l’autre langue. Cependant il faut noter que les rois de Chypre, même dans leur correspondance avec la papauté, au XIVe siècle, paraissent ne pas avoir usé du latin : les lettres de Pierre II au pape sont écrites en français.

6. L’emploi de l’arabe par la chancellerie de Chypre

Mais les trois langues, français, grec et italien, ne sont pas seules à être utilisées pour la rédaction des actes. Du moins possédons-nous un témoignage de la présence de l’arabe dans les langues utilisées à la chancellerie royale de Chypre. À l’occasion d’un procès opposant la Seigneurie à un descendant de Jotin (Guy) de Lusignan, bâtard du roi Janus23, on présenta devant la justice de Venise une copie, traduite du français en italien, de certains passages figurant dans les livres de la Secrète et de la chambre du roi Jacques II et de la reine Catherine Cornaro, en date des années 1471, 1472, 1473, 1475 et 1476. C’est dans une « copia tracta de li infrascripti libri de la insida de la real, in capitulo intitulado Altri assignamenti, id est altre assignies in francese » que l’on relève pour l’année 1475 la mention suivante, dans la colonne réservée au « doit » :

« Marco Carioti fo canc(elliere) de lenga moresca die dar »,

et dans la colonne de l’« avoir », en face de la précédente :

« A l’incontro die haver a l’anno, per sue polize, formento modia 50, orzo modi 100 et in danari b(esanti) 500, li quali scode dal tempo del Re, fino al presente zorno 1524 por lui et por li sui heredi »24.

En dépit de l’incertitude de certaines lectures et du caractère très fragmentaire de cette information, nous constatons que le roi Jacques II utilisait les services de ce Mario Carioti en qualité de « chancelier de langue moresque », c’est-à-dire de notaire employé à la chancellerie pour la langue arabe, ce qui nous apprend que l’on employait aussi celle-ci pour les actes royaux du royaume de Chypre. Celui-ci, d’ailleurs, n’était-il pas depuis 1426 tributaire du sultan d’Égypte, dont le roi se reconnaissait le vassal ?

Le petit royaume insulaire, dont le français était la langue officielle au milieu d’une population majoritairement de langue grecque, mais avec un fort élément syrien de langue arabe et une importante colonie italienne, était appelé à entretenir des relations étroites avec ses voisins musulmans. Sa situation était sans doute de nature à donner plus de place au bilinguisme dans les actes que cela avait été le fait des états latins qui l’avaient précédé ; mais il ne faisait que maintenir une tradition qui remontait au XIIe siècle et qui provenait de la Syrie franque.


1 « Les modalités de la présence franque en Orient », dans La présence latine en Orient au Moyen Âge, sous la direction de Ghislain Brunel, Paris, 2000, p. 143-149.
2 Sur ce fonds, cf. Joseph Delaville Le Roulx, « Inventaire de pièces de Terre Sainte de l’ordre de l’Hôpital », Revue de l’Orient latin, 3 (1895), p. 36-106. M. Mayer a bien voulu me communiquer la copie de ces pièces (Archives départementales Bouches-du-Rhône, 56 H 68, fol. 330-331 et 563v). Celles-ci étaient normalement pourvues au dos d’une brève analyse en français émanant sans doute de l’archiviste du XIIe siècle.
3 Citons celui qui, conservé au patriarcat orthodoxe de Jérusalem, a été publié par Johannes Pahlitzsch, Graeci et Suriani in Palästina der Kreuzfahrerzeit. Beiträge und Quellen zur Geschichte des griechisch-orthodoxen Patriachats von Jerusalem, Berlin, 2001 (Berliner historische Studien, 33, Ordenstudien, 15), p. 314-324 et planche, p. 426-427. Cet acte de vente, de 1169, se présente comme ceux qui sont cités en n. 5, avec souscription de témoin en grec au bas du texte arabe. À noter que le bail consenti par l’Hôpital à un prélat grec, en 1173, rédigé en latin, porte la souscription de ce dernier et d’un autre ecclésiastique de son rite en lettres grecques : Reinhold Röhricht, Regesta regni Hierosolymitani (1096-1291), Innsbruck, 1892, n° 502.
4 Jean Richard, « Le peuplement latin et syrien en Chypre au XIIIe siècle », Byzantinische Forschungen, 7 (1979), p. 157-173, repr. dans id., Croisés, missionnaires et voyageurs, Londres, 1983, art. VII.
5 Jean Richard, « Église latine et églises orientales dans les États des croisés : les destinées d’un prieuré de Josaphat », Mélanges offerts à J. Dauvillier, Toulouse, 1979, p. 743-752, repr. dans id., Croisés, missionnaires…, art. V ; nouvelle édition avec traduction anglaise par N. Jamil et J. Johns, « An original arabic document from Crusader Antioch (1213 A.D.) », Texts, documents and artefacts : Islamic studies in honour of D.S. Richards, ed. by Chase F. Robinson, Leiden, 2003, p. 157-189. Dans l’inventaire de Manosque, on lit : « ung instrument signées dedans avec une croys, ensemble ung escript auprès d’icelle en disant Egellinard iuré garand inter, ensemble ung autre dire Ego Balian iuré segret ci », le reste du texte étant en une langue orientale que l’archiviste n’a pu lire. Un autre acte analysé par Raybaud mentionne une « gastine Dandenit », qui serait située dans la principauté d’Antioche (J. Delaville Le Roulx, « Inventaire… », n° 215, p. 78) : le précédent aurait-il été écrit dans la même région ?
6 Hans Eberhard Mayer, « Abû Ali’s Spuren am Berliner Tiergarten : ein diplomatisches Unikat aus dem Kreuzfahrerkönigreich Jerusalem », Archiv für Diplomatik, 38 (1992), p. 113-133, repris dans « Une lettre de sauf-conduit d'un roi croisé de Jérusalem pour un marchand musulman », La présence latine en Orient..., p. 27-35.
7 R. Röhricht, Regesta…, n° 1382, 1384, 1428 ; les accords sont passés à l’Ayas, devant la cour du roi d’Arménie, en 1271.
8 Recueil des historiens des Croisades, Lois, Les assises de Jérusalem, Paris, 1841-1843, 2 vol., t. II, p. 219-220.
9 La chancellerie des rois de Jérusalem a fait l’objet de l’étude très complète de Hans Eberhard Mayer, Die Kanzlei der lateinische Könige von Jerusalem, Hannover, 1996, 2 vol. (M.G.H., Schriften, 40).
10 Jean Richard,« La diplomatique royale dans les royaumes d’Arménie et de Chypre (XIIe-XVe siècle) », Bibliothèque de l’École des chartes, 124 (1986), p. 69-86, repr. dans id., Croisades et États latins d’Orient, Aldershot, 1992, art. XIX.
11 R. Röhricht, Regesta…, n° 89.
12 Ibid., n° 539, 545, 546.
13 Ibid., n° 624.
14 Clermont-Ganneau, « Deux chartes des croisés dans les archives arabes », Recueil d’archéologie orientale, Paris, 1885-1924, 8 vol., t. VI (1903-1904), p. 1-30.
15 Un exemple d’une transcription purement phonétique du latin, prononcé à la française, par un scribe vraisemblablement grec, est offert par la copie d’un privilège pour le prieuré de Saint-Pierre des Pisans de Limassol : J. Richard, Chypre sous les Lusignan, documents chypriotes des Archives du Vatican (XIVe-XVe siècles), Paris, 1962 (Bibliothèque archéologique et historique, 73), p. 14.
16 Archives départementales Bouches-du-Rhône, 56 H 58, fol. 563v.
17 Sur ces relations, cf. J. Richard, « Vassaux, tributaires ou alliés ? Les chefferies montagnardes et les Ismaîliens dans l’orbite des États des croisés », Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft, éd. H. E. Mayer, Munich, 1997 (Schriften des historischen Kollegs, Kolloquien, 37), p. 141-152, repr. dans id., Francs et Orientaux dans le monde des croisades, Aldershot, 2003, art. XI ; M. Köhler, Allianzen und Verträge zwischen frankischen und islamischen Herrschern in vorderen Orient, Berlin-New York, 1991.
18 Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’empire mongol, trad. Cl. et R. Kappler, Paris, 1985, p. 108.
19 J. Richard, « Culture franque, culture grecque et culture arabe dans le royaume de Chypre au XIIIe et au début du XIVe siècle », Université Saint-Joseph. Annales du département de lettres arabes, 6 B (1991-1992), In memoriam J. M. Fiey, p. 235-245, repr. dans id., Francs et Orientaux…, art. XXI. On y relève la mention d’un contrat de mariage « in lingua arabica » (p. 244) et des données concernant les notaires grecs et leur primicier, relevées par le P. Darrouzès (p. 243). Sur l’auditeur de Chypre, cf. J. Richard, « La révolution de 1369 dans le royaume de Chypre », dans Bibliothèque de l’École des chartes,110 (1952), p. 108-123, reproduit dans id., Orient et Occident au Moyen Âge, contacts et relations, Londres, 1976, n° XVI.
20 Le livre des remembrances de la Secrète du royaume de Chypre 1468-1469, publié par J. Richard avec la collaboration de Th. Papadopoullos, Nicosie, 1983 (Sources et études de l’histoire de Chypre, 10).
21 Ibid., § 3 ; cf. aussi les § 7, 15-17, 46-50, 72, 83, 99, 115, 117, et les remarques de T. Papadopoullos sur les particularités de la langue de ces actes, p. 218-227.
22 Voir les notes d’Hugues Bussat, rédigées en grec en marge de son manuscrit des Assises, éditées par Edith Brayer, Paul Lemerle et Vitalien Laurent, « Le Vaticanus latinus 4789 », Revue des études byzantines, 9 (1951), p. 47-103.
23 Sur ce personnage, cf. J. Richard, « Des Lusignans mythiques au mythe des Lusignans : un “petit Lusignan” au XVe siècle” », Actes du colloque Les Lusignan et l’Outremer, éd. Cl. Mutafian, Poitiers, 1995, p. 251-259, à compléter par Gilles Grivaud, « Une petite chronique chypriote du XVe siècle », dans « Dei gesta per Francos », études sur les croisades dédiées à J. Richard, éd. Michel Balard, Benjamin Z. Kedar et Jonathan Riley-Smith, Aldershot, 2001, p. 317-338, à la p. 326.
24 Archivio di Stato Venezia, Capi del Consiglio dei X, Dispacci dei rettori di Cipro, busta 288/247. Je dois la communication de ce document à Gilles Grivaud, que je remercie vivement. La disposition de ces comptes en deux colonnes figurant le doit et l’avoir (« de dare », « de avere ») se rencontre déjà dans un fragment de 1423 que j’ai publié dans Chypre sous les Lusignan…, p. 22-30. « Polize » (pour « apodixe ») désigne une quittance. La phrase « li qual… » ne figurait sans doute pas sur l’original et a été ajoutée lors de l’exécution de la transcription destinée au Conseil des Dix, en 1524.