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L’histoire médiévale coule-t-elle de source ?

Professeur émérite à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 20 rue des Vignes Blanches, F–95280 Jouy-le-Moutier. metmczimmermann@aol.com

L’accès à la matière historique contenue dans la source se pose au médiéviste avec une acuité particulière. La langue des actes représente à cet égard un enjeu déterminant. Les circonstances de l’énonciation écrite font qu’elle véhicule toute la matière, mais représente le principal obstacle à l’identification même de cette matière ; l’écriture, qui fonde la « vérité » du discours, peut cacher ou trahir. Aussi doit-elle être traitée elle-même comme une source. Lorsqu’il procède à un recensement terminologique et croit à la valeur d’objectivité de sa source, l’historien attribue au texte une vertu d’inerrance ignorant les conditions de son élaboration. Il se rend coupable de décontextualisation par rapport à la genèse même du texte, à la différence du diplomatiste qui conserve au texte son identité propre. Puisque la langue des chartes constitue un écran par rapport à la « vérité » qu’elle transmet, il importe d’attribuer un texte, d’en définir l’auteur ; cette personnalisation nécessaire prouve que l’écriture des chartes autorise créativité et diversité. Un même type d’acte peut donner naissance à des degrés d’élaboration très divers, qui peuvent rejoindre des préoccupations proprement littéraires et aller jusqu’à l’invention terminologique. L’écriture des actes organise une pédagogie de la mémorisation qui peut se faire aux dépens du réalisme de l’expression. Les mots dans lesquels s’exprime la « vérité » peuvent tromper. L’irruption de la langue vernaculaire exprime au contraire les insuffisances de la langue savante à exprimer les transformations et la diversité de la réalité. À la rencontre de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle, la langue des actes est à la fois le reflet de l’évolution des sociétés et l’expression concrète d’une personnalisation de l’écriture. L’historien doit construire son discours en conciliant l’attention portée au document considéré dans son unicité avec celle qu’impose son insertion dans une série typologique.

Lorsque j’ai été invité à présenter une communication au Congrès international de diplomatique, j’ai d’abord cru à un malentendu, certes excusable tant je possède dans le monde de la diplomatique d’illustres homonymes. Mais l’insistance du Comité d’organisation m’a convaincu que c’était bien moi qui étais appelé à introduire une journée de travail consacrée à la langue des chartes. Bien que ne possédant aucune compétence professionnelle m’autorisant à prendre la parole devant des diplomatistes, j’ai été sensible à une sollicitation exprimée avec la gentillesse la plus persuasive.

En m’inscrivant dans la thématique de la séance d’aujourd’hui, je m’efforcerai donc, à partir de mon itinéraire personnel (depuis quelques années, l’ego-histoire fait recette), de proposer quelques réflexions générales1 sur l’impérieuse nécessité d’une collaboration entre historiens et diplomatistes dans le traitement des sources médiévales, relevant au passage le comportement aventureux qui reste encore souvent celui des historiens.

1. La source et l’accès au matériau historique

Le titre donné à ma communication relève du truisme le plus insipide ; sa formulation interrogative invite cependant à préciser les rapports entre source et histoire et à réfléchir sur la légitimité scientifique du discours historique. Nous appelons traditionnellement – et commodément – source le matériau documentaire sur lequel l’historien, et l’historien médiéviste en particulier, fonde sa réflexion et construit son discours. Mais précisément peut-on considérer le document brut comme une source, au sens le plus matériel du terme, entretenu par l’expression « couler de source » ? Ses apports épistémologiques sont-ils directement identifiables et utilisables dans l’élaboration du discours ? La question qui nous retient est donc celle de l’accès au donné historique, qui n’est pas prioritairement de nature factuelle, contenu dans la source et véhiculé par elle. Le problème n’est à l’évidence pas propre à l’histoire médiévale, mais il se pose au médiéviste avec une acuité particulière, étant donné la nature des sources dont il dispose et l’habillement qui les revêt. En histoire contemporaine, le chercheur commence par le repérage et la délimitation (souvent volontaire, sinon arbitraire) de sa source ; après quoi, il procède à un relevé systématique des données, suivi d’une comptabilisation et d’un classement. Il peut ensuite se livrer directement à une critique du document ; le travail préalable de déchiffrement de la source reste assez aisé. Pour le médiéviste, un certain nombre de difficultés initiales apparaissent ; entre ce que nous sommes convenus d’appeler source et le rassemblement de la matière du discours historique, s’intercalent certains écrans ; la source n’est pas un simple support, un contenant où l’historien puise à raison de sa seule perspicacité ; sa « lecture » exige un décryptage, l’élimination d’un certain nombre d’obstacles qui n’en rendent pas l’accès direct ou linéaire ; en vertu de quoi, une méthode d’approche, une technique d’investigation s’impose que l’historien n’est pas toujours en mesure de définir a priori ou de maîtriser à son gré. En d’autres termes, existe-t-il entre le document/source et l’information qu’il contient une relation d’identité ou d’homologie, à partir de laquelle s’effectuerait une simple transfusion, un transfert dans le champ du discours historique ? La source/contenant est-elle l’équivalent sémiologique du contenu épistémologique, lequel, immédiatement identifié, peut être aussitôt isolé par un simple procédé de décalque ? Ou, au contraire, entre le document brut (par exemple, la charte dans sa réalité matérielle individuelle) et le discours de l’historien, toute transfusion directe s’avère-t-elle impossible, parce que le contenu épistémologique n’affleure pas ? Si la matière de l’histoire est tout entière dans le document, il est clair que le médiéviste ne peut l’en extraire et élaborer son discours qu’à certaines conditions, après avoir soulevé les écrans et fait tomber les écailles qui la dissimulent ou la déforment. L’identification et l’extraction du contenu historique de la source exigent une médiation.

2. La langue des actes, véhicule de l’histoire ou matériau de l’historien ?

Dans cette perspective, la langue des actes me paraît constituer un problème déterminant. Quelle relation unit la langue des actes à leur contenu ? Il est clair que c’est la langue – l’écriture en l’occurrence, puisque nous nous intéressons à la documentation écrite – qui porte l’histoire et que l’histoire s’écrit avec des mots, mais l’historien a-t-il toujours pris en suffisante considération les conditions et les modes de leur énonciation ? Par qui sont-ils énoncés ? Dans quelle intention ? Quels effets induit le fait de s’exprimer dans une langue différente de celle que l’on parle ? Quelle signification revêt la rencontre ou l’usage alternatif de plusieurs langues ?

La langue des actes s’offre à nous dans une perspective contradictoire ; elle nourrit une claire dualité. Toute la matière historique est portée par elle, mais en même temps elle représente la principale difficulté dans la quête même de cette matière. Qui écrit ? Dans quel but ? Avec quelle maîtrise linguistique ? Pourquoi utiliser une pluralité de langues ? Autant qu’elle révèle, la langue peut cacher ou trahir.

Mais précisément cette investigation, cette volonté de résoudre les problèmes soulevés par la langue des actes ouvre à la recherche un espace nouveau, relevant de l’histoire de l’expression et plus généralement de l’histoire culturelle, à telle fin que la langue doit elle-même être considérée comme une source, indépendamment de l’encadrement qu’elle offre à la transmission de la matière historique.

Je me propose de recenser les problèmes soulevés par l’étude de la langue des sources écrites. J’espère montrer que cet indispensable décryptage de la source accompagnant la démarche heuristique invite l’historien à solliciter la collaboration du diplomatiste et du linguiste, faute de quoi il s’expose, au pire à de graves erreurs d’interprétation, au mieux à de vagues approximations ou à d’audacieuses extrapolations. Je me permettrai à cet égard d’évoquer ma propre expérience, puisque c’est elle qui nourrira la suite de cet exposé. Je parle d’« expérience », car j’ai au début de ma recherche dû procéder de manière totalement empirique. Ayant choisi de travailler sur l’histoire de la culture, plus précisément en Catalogne du IXe au XIIe siècle, j’ai été frappé dès le départ par la quasi-absence de ce que je considérais alors comme les seules sources de nature proprement culturelle (production littéraire, historiographie ou hagiographie). Je me suis trouvé confronté à une documentation exclusivement d’archives, mais d’une abondance et d’une diversité exceptionnelles. Je me suis attaqué à cette masse documentaire en décidant a priori que les chartes pouvaient constituer autant d’indicateurs culturels, et par conséquent en refusant de m’intéresser à ce qui naguère encore retenait quasi-exclusivement l’attention de l’historien, à savoir la condition paysanne, la rente foncière ou l’animation des campagnes. Je n’ai pas été déçu par ma recherche, mais, en m’intéressant à la forme des actes, en analysant leur écriture pour en dégager la signification culturelle, j’ai, tel Monsieur Jourdain, fait de la diplomatique sans le savoir. Sans doute l’ai-je fait de manière si improvisée et naïve que le Comité d’organisation du Congrès, en m’invitant à en faire état, a davantage honoré la bonne volonté et la nouveauté de ma démarche que les apports scientifiques qui ont pu en résulter.

3. L’historien médiéviste devant ses sources

Je voudrais pour commencer relever les erreurs que risque de commettre l’historien dans le traitement de sa documentation, erreurs qu’une approche plus diplomatique et linguistique des sources permettrait de limiter. La relation du médiéviste aux sources reste en effet paradoxale. Persuadé à juste titre que toute son information doit provenir de la source étudiée, il se donne pour tâche de la rendre productive de sens en ordonnant les données qu’elle lui fournit ; il se montre ainsi conscient que le signifié n’est pas une donnée immédiate et explicite. Or, dans sa démarche, il renonce de fait souvent à cette prudence méthodologique ; de manière générale, il se comporte en glaneur de mots ; il se borne trop souvent à picorer, à extraire des mots du texte, à recenser des occurrences, à donner aux expressions une valeur en soi, objective et pérenne, sans se soucier à l’excès du contexte où il les a repérées. Ce néo-positivisme le conduit à donner une réalité quasi-institutionnelle à des formulations qui ne sont bien souvent que des modes de description ; il est ainsi amené à élaborer de véritables fantasmes historiographiques, telle, pour en rester au domaine que je connais, la soi-disant Marca hispanica, préfiguration supposée de la Catalogne…

Cette « objectivation » du contenu des chartes l’amène aussi à lui accorder une totale fiabilité, à la doter d’une vertu d’inerrance a priori. Ce qui est écrit dans la charte serait, par essence. Oubliant que le mode de description d’un bien foncier est généralement tributaire d’un formulaire souvent ancien, l’historien est ainsi conduit à repérer partout la présence de vignoble, signe évident à ses yeux de croissance agricole, quand il n’est pas par sa lecture amené à s’étonner de la présence d’oliviers au-dessus de 1000 mètres d’altitude !

La méconnaissance des conditions d’élaboration des actes conduit souvent l’historien à une regrettable désinvolture vis-à-vis du contenu même des chartes… Ou il traite tout uniment l’ensemble du document, protocole et dispositif, ou au contraire il néglige sans hésitation tout ce qui n’est pas dispositif, et d’abord le préambule, réduisant l’acte à l’évaluation du prix d’un alleu ou au repérage de confronts. De la même manière, le souci prioritaire du quantitatif le conduit à n’extraire du document que la seule mention susceptible de nourrir un inventaire ou d’allonger une liste d’occurrences.

La problématique essentiellement chronologique et dialectique du discours historique exige césures et ruptures ; d’où la tendance fréquente à confondre innovation et exception, à extrapoler à partir d’une série réduite de documents dont le contenu acquiert ainsi valeur de paradigme.

L’acribie de l’historien n’exclut pas une certaine forme d’aveuglement. Faute de prendre en considération la forme diplomatique des actes, certains discours sont entièrement construits sur des sources contestables : je pense à toute la série de documents de l’époque carolingienne concernant les comtés pyrénéens de Pallars et Ribagorça, naguère édités par Ramon d’Abadal : leur originalité trop longtemps célébrée n’est sans doute que le produit d’une persévérante forgerie.

Le discours de l’historien est un discours provisoire et construit, nourri d’un certain volontarisme ; il fait parler les sources, invente des causalités, forge des continuités autres que celles des séries documentaires ; il met le document particulier au service de la démonstration générale. Mais si l’auteur manque de la perspicacité ou de l’honnêteté intellectuelle nécessaire, l’évidente décontextualisation sur laquelle repose son discours risque de l‘entraîner à la surinterprétation et à l’extrapolation.

Risques que ne court pas le diplomatiste et qu’un comportement plus « diplomatique » épargnerait à l’historien amateur ou pressé. En effet, le diplomatiste ne s’écarte pas, lorsqu’il présente et édite un document, d’une rigoureuse contextualisation ; à ses yeux, le document témoigne d’abord de soi-même et secondairement d’autre chose ; il est, avant d’être une source. Le travail du diplomatiste est un travail sur l’acte dans le but de lui reconnaître ou de lui restituer son unicité ; il authentifie, date, contextualise, identifie. En vue d’une édition, il travaille sur des séries documentaires originelles, non sur des regroupements thématiques. Il n’a pas à interpréter le texte ou à juger son contenu. En conférant à chacun des actes une identité propre, en les classant dans une succession purement chronologique sans les évaluer en fonction d’un éventuel apport épistémologique, le diplomatiste rend perceptibles les vraies continuités et évolutions. Si elle laisse le champ libre au travail de l’historien, dont la tâche consiste à rendre intelligible et cohérente une documentation foisonnante, la méthode diplomatique lui évitera dérives impressionnistes et artifices interprétatifs. Danger qui apparaît particulièrement sensible si on prend en considération la langue des chartes.

4. L’écriture des actes, adjuvant ou obstacle à la démarche de l’historien ?

La relation entre la source/matériau et le contenu/histoire, la possibilité pour l’historien d’extraire de la source une connaissance sont tributaires de la langue. La charte est un document écrit. Mais pas écrit dans n’importe quelle condition. Acte incluant un dispositif et perpétuant une décision, il a une portée juridique. Ses recommandations et dispositions s’imposent à tous à perpétuité ; il a une valeur objective ; il ne fait pas que témoigner de la réalité, il est une part de cette réalité. Mais il est écrit par un particulier ou au nom d’un particulier, qui dit « je ». De plus, il est longtemps écrit dans une langue qui n’est pas celle que parle le rédacteur. Il est donc légitime de se demander si la langue ne représente pas, par rapport à cette part de réel qu’elle incarne, un écran, un filtre que l’historien doit être capable d’ôter pour saisir le réel même. Nous savons déjà que la langue des chartes peut être mensongère. Par omission ou par confusion. Ainsi lorsqu’un serment de fidélité omet de mentionner la contrepartie à laquelle s’est engagé le seigneur dans la convenientia conclue peu auparavant. Ainsi, lorsqu’un acte se présente comme un acte de vente et de donation (« donamus atque vendimus »), ce qui suggère que la donation n’est pas gratuite, mais assure au pseudo-donateur le bénéfice eschatologique d‘une donatio pro remedio anime inscrite dans le texte de l’acte…

Ce qui frappe l’historien est en effet la diversité et la richesse de l’expression langagière des chartes. Non seulement, dans un même espace apparaît une pluralité de langues, notamment avec le surgissement de la langue vernaculaire dans l’écriture ; mais on relève aussi des niveaux de langue, perceptibles à travers les incorrections qui émaillent un texte comme à travers le choix des mots et la tonalité générale. À l’évidence, le langage des chartes tolère la diversité et la créativité. La pluralité des langages peut être mise en relation avec la diversité des « auteurs » qui s’expriment, permettant d’ébaucher une sociométrie culturelle de la société contemporaine. Mon propos concerne tout particulièrement certaines périodes, notamment celle qui court du Xe au XIIe siècle, sans doute celle où apparaît la plus grande diversité, avec le triomphe de ce que, par défaut, diplomatistes et historiens s’accordent à appeler l’« acte privé ». Période où, derrière des documents de qualité très diverse, s’affirme une égale volonté d’écriture. Si mes interrogations se nourrissent de mon expérience catalane, j’estime cependant que leur portée peut être légitimement généralisée.

5. Qui écrit ? La quête de l’auteur et le repérage des partenaires

La première préoccupation de l‘historien doit être de se demander à qui attribuer l’écriture de l’acte. Non que la graphie puisse être discutée, puisque le scribe fournit lui-même son identité au bas de l’acte. Encore que son état civil ne doive pas laisser indifférent. L’existence de scribes laïcs à côté de clercs ou de moines, et même à de rares occasions de scribes féminins, mérite à cet égard une étude approfondie. De même lorsqu’un juge rédige un acte, ce qui est assez fréquent, son inscription dans l’écriture documentaire suggère son intervention en amont et relativise la notion même d’acte privé.

Il est toutefois exceptionnel que le scribe soit l’auteur de l’action rapportée. Il écrit sur commande : celui qui dit « je » est un autre. Peut-on imaginer que en dehors du dispositif dont il exige l’inscription dans l’acte, il en inspire également la rédaction ? Tout dépend de la personnalité de l’auteur et du moment où est rédigé l’acte, ainsi que de la relation unissant le scribe à l’un des protagonistes de l’opération. L’abbaye bénéficiaire prend souvent en charge la rédaction de l’acte de donation qui lui est destiné. Un évêque tient fréquemment à rédiger personnellement l’acte de la consécration à laquelle il vient de présider. Un comte peut profiter de l’espace réservé au préambule pour suggérer à sa chancellerie une formulation renouvelée de la légitimité de son pouvoir. Le scribe lui-même semble s’autoriser à faire de la datation de l’acte le lieu d’une profession de foi politique (par exemple en stigmatisant l’absence royale correspondant aux règnes des premiers Robertiens). La qualité littéraire des actes, leur concision comme leur démesure, l’absence ou l’originalité des préambules ne peuvent manquer d’interroger le chercheur. À qui en attribuer la paternité ? Il n’est pas certain que le scribe professionnel soit plus concis que l’écrivain occasionnel. Un même type d’acte peut apparaître sous des formes très différentes : amplification du dispositif, substitution terminologique, hypertrophie de l’eschatocole et des formules de malédiction. J’ai pu identifier deux actes rédigés le même jour par un même scribe de l’abbaye de Sant Benet de Bages : ils présentent des différences de composition majeures. L’écriture est une activité professionnelle ; elles est tout autant repère sociologique et affirmation individuelle.

Lorsque à l’évidence plusieurs mains participent à la rédaction d’un acte, en particulier sous la forme de souscriptions ampoulées, la question de l’autographie, souvent revendiquée avec fierté, doit également retenir l’historien.

6. Le choix de l’écriture et la capacité d’innovation

Je viens de souligner l’extrême hétérogénéité des actes conservés et la réelle qualité littéraire de certains d’entre eux. Cette hétérogénéité porte sur la correction grammaticale, mais aussi sur le choix des mots et l’élaboration syntaxique et conceptuelle. Pour un même type d’actes, nous rencontrons toute une gamme de réalisations allant de l’acte notarié le plus élémentaire à l’essai littéraire le plus prolixe. À l’évidence, certains auteurs d’actes manifestent un réel plaisir à écrire et font avec ostentation étalage de leur culture. Au détriment le plus souvent du réalisme qu’est censée véhiculer la charte. L’écriture reste une aventure individuelle ; l’écriture notariale autorise la créativité.

Il semble que l’on puisse grossièrement classer les actes en cinq catégories qui correspondent à autant de niveaux d’élaboration linguistique.

  • (a) La grande majorité d’entre eux se contentent d’inscrire la volonté de l’auteur dans un formulaire dont la longévité est séculaire, puisque les mêmes formules se retrouvent de 830 à 1180. Certains de ces recueils de formules nous sont parvenus ; ils permettent de mesurer le conformisme et la docilité des scribes vis-à-vis des modèles proposés. Parfois, ceux-ci n’ont pas la patience de recopier la formule intégralement et l’amputent de toute sa partie descriptive. Curieusement, certains actes tributaires d’une formule semblent le fruit d’une dictée, puisqu’ils perpétuent la prononciation en usage à l’époque. Toute une série d’actes du diocèse de Vic datant de la fin du IXe siècle substituent de manière systématique le « b » au « v » : « bindo », « binditio » ; d’autres inscrivent régulièrement l’« auriens » au nombre des points cardinaux. Comme quoi l’écriture est largement liée à l’expression orale.
  • (b) Un assez grand nombre d’actes se contentent d’utiliser le formulaire en usage pour y insérer un membre de phrase relatif à l’actualité. Ainsi, ceux qui utilisent la formule de datation pour prendre position vis-à-vis des « usurpations » robertiennes aux IXe et Xe siècles, ou stigmatisent l’avènement de Hugues Capet, « qui dux fuerat pridem ».
  • (c) Une troisième catégorie d’actes s’autorisent à « travailler » la formule traditionnelle. En procédant à des amputations, à des adjonctions ou à des substitutions de mots, ou en amalgamant des membres de phrases empruntés à deux formules différentes. Parfois aussi en identifiant, le plus souvent de manière erronée, la citation biblique anonyme incorporée au préambule, ou en personnalisant les considérations générales et stéréotypées introduisant l’acte. Ces insertions et modifications se font souvent dans la plus parfaite incohérence syntaxique ; elle relèvent de la technique, aujourd’hui familière aux informaticiens, du coupé-collé.
  • (d) Une quatrième forme de personnalisation de l’écriture réside dans le choix de mots rares à la place de ceux d’usage courant. Ces substitutions terminologiques reposent sur un usage constant des glossaires, mais un usage inversé puisqu’il consiste à rechercher l’équivalent savant d’un terme d’usage courant. La pratique entraîne des effets de surprise incontestables ; elle n’exclut pas les maladresses et les erreurs. Telle celle de cet évêque de Barcelone à la fin du Xe siècle qui s’intitule « Barchinonensis chodrus » à deux reprises. Tout simplement sans doute parce qu’il a relevé dans un glossaire que « chodrus » est un « pastor quem Vergilius decantat » ; il en déduit la synonymie episcopus-pastor-chodrus… C’est exactement la même attitude, le même souci de donner sa marque au document qui explique, pendant quelques décennies, le saupoudrage de termes grecs dans les documents catalans. Cette hellénomanie, qui n’implique aucune connaissance de la langue grecque, se limite le plus souvent à quelques substitutions terminologiques : « pneuma », « antropos »… au lieu de « spiritus », « homo »… Elle se cantonne souvent dans les souscriptions des clercs, dont plusieurs s’intitulent fièrement « hypodiaconus ». Une telle volonté de variété répond sans doute à des préoccupations esthétiques, mais elle se fait souvent au détriment de la précision et du réalisme ; traiter l’empereur Louis de « basileus », ajouter un « saion » à la liste des collaborateurs du comte prête à confusion.
  • (e) Reste une cinquième catégorie d’actes, un cinquième niveau d’écriture. Certaines chartes constituent de véritables essais littéraires, élaborés, souvent difficiles à comprendre. Certains actes de consécration d’églises abbatiales situent la cérémonie dans le cours d’une histoire remontant à la création de l’Arche, certaines chartes comtales développent le thème de la légitimité d’une dynastie appelée à poursuivre l’œuvre de libération inaugurée par les souverains carolingiens. Certains de ces actes, de syntaxe parfois hermétique, abusant des allitérations et des rimes internes, attestent d’abord la culture classique de leurs auteurs.

La créativité verbale et lexicale ne s’arrête pas là ; parfois, pour les besoins de son écriture, l’auteur d’un acte n’hésite pas à inventer des mots ; ainsi, l’adjectif « inglandiferis », antithèse de « glandiferis », qu’il oppose à « inpomiferis » dans la description d’un alleu, ou les doublets de substantifs trop communs, tels « poenitudo » ou « scriptio » au lieu de « penitencia » ou « scriptura ».

Il n’est pas jusqu’aux termes les plus courants, ceux que l’historien de la société traque avec gourmandise, dont il ne faille relever l’usage avec circonspection. L’emploi alternatif de « castrum » et « oppidum » dans un même texte suffit-il à attester une diversité de systèmes défensifs ? La substitution de « casa » à « domus » traduit-elle une modification sensible de la forme de l’habitat ? Ils peuvent tout aussi bien relever d’une volonté de diversification langagière. Partir du seul inventaire terminologique pour établir une typologie ou une taxinomie revient à ignorer cette évidente volonté de « choisir sa langue » qui caractérise maint auteur d’actes. Si chacun d’entre eux a une claire représentation des mots qu’il emploie, rien ne nous assure a priori qu’il se refuse à l’usage de synonymes ou de substituts érudits pour échapper à des répétitions qui apparaîtraient à ses yeux comme autant de carences ou de défaillances de style. La liberté langagière de certains auteurs d’actes peut aller jusqu’au jeu de mots.

7. Écriture et vérité

Force est d’insister sur ce point : si la charte restitue la vérité d’une opération, les mots pris individuellement ne sont pas a priori et isolément porteurs de vérité ; leur usage recèle un certain nombre de pièges, au demeurant contradictoires ; le prestige de modèles anciens risque de perpétuer l’image de réalités anachroniques, tout comme la culture de certains auteurs peut les encourager à insérer dans leur discours, donc leur écriture, des termes inusités qui ne traduisent aucune réalité nouvelle, et nous avons constaté que cette tentation était forte à travers l’usage désordonné des glossaires, si nombreux à l’époque. La soumission aux formulaires n’est pas, nous l’avons vu, garante d’authenticité ; en particulier, les longues descriptions qu’ils comportent lorsqu’il s’agit de circonscrire le contenu d’une donation foncière sont largement théoriques et d’une exhaustivité destinée à satisfaire tous les cas particuliers sans pour autant correspondre intégralement à aucun d’entre eux. L’hermétisme volontaire ou le transfert exotique de certains textes ne sont pas en soi plus trompeurs que la soumission passive du scribe à des formules qui ont fait la preuve de leur efficacité. Tant que les rédacteurs d’actes sont contraints à s’exprimer dans une langue écrite qui n’est pas celle de la vie quotidienne, la fidélité à l’usage d’un terme dissimule les évolutions affectant la réalité évoquée, tout comme l’usage d’un vocabulaire diversifié ne suffit pas à attester l’existence contemporaine de réalités distinctes. L’écriture peut mentir ou tromper. Elle est même à l’époque le lieu privilégié de la tromperie. Non seulement à travers les faux, non seulement à travers les autographes falsifiés, mais tout simplement à travers l’emploi des mots eux-mêmes.

8. Écriture et didactique

Une autre caractéristique de la langue des chartes répond à la finalité même de l’écriture diplomatique. La charte est une écriture instituant un transfert de droits ou de biens, mémorisant un rituel, créant un engagement. Texte écrit à l’intérieur d’une société ignorant largement la lecture. D’où l’usage d’une langue destinée à favoriser la compréhension et la mémorisation du contenu de l’acte. C’est la seule explication d’effets de style rencontrés dans les actes les plus sommaires, dépourvus de toute affectation littéraire, effets de style qui surprennent et contrarient l’historien et rendent difficile et fastidieuse la traduction de certaines chartes.

Parmi ces figures de style, on peut citer la coordination synonymique (deux ou trois verbes synonymes employés successivement et reliés par une conjonction pour souligner la nature d’une opération, une donation par exemple), et surtout l’énumération descriptive comme mode d’évaluation ou du moins d’approximation asymptotique de la valeur d’un bien cédé, énumération qui s’achève sur une mention virtuelle ou « possibiliste » (tout ce que ce bien peut ou a pu contenir), le rythme de cette énumération reposant sur des balancements binaires ou ternaires ponctués par des allitérations ou des rimes, pratique entraînant, nous l’avons vu, la création de néologismes (« glandiferis », « eramenta »…), l’approfondissement de la description reposant sur l’usage de diminutifs dérivés reliés aux substantifs par la préposition cum (« casas cum casaliciis, ortos cum ortaliciis »…).

Ces différents modes de description, construits et équilibrés, révèlent chez les rédacteurs une réelle aptitude à la créativité lexicale et à l’invention de procédés mnémotechniques. Là encore, le dynamisme langagier exclut la précision documentaire. Quelle utilité peut avoir la mention de l’existence d’arboribus inglandiferis ?

La créativité littéraire aboutit à une impasse lorsqu’elle se réduit à des procédés de mémorisation et d’inventaire. Mais au même moment la langue des chartes est renouvelée par d’autres apports.

9. Rencontre de langues : le pluralisme linguistique

La langue, c’est d’abord l’écriture. Mais c’est aussi l’oralité. Particulièrement dignes d’intérêt apparaissent le moment et la manière où l’oralité s’impose à l’écriture. Le phénomène est d’abord perceptible de manière ponctuelle, subreptice et quasi involontaire. À travers des anomalies d’écriture qui sont autant d’ouvertures sur la prononciation en usage. Ainsi « auriens » pour « oriens », « bindo » pour « vindo ». Écrire comme on parle…

Mais l’oralité, c’est surtout la langue vernaculaire ; comment la langue vulgaire force-t-elle l’accès à l’écriture, jusque-là réservée à l’expression savante et apparemment assez souple pour s’adapter aux évolutions d’une société en mouvement ?

Le surgissement de la langue vernaculaire dans l’écriture est un phénomène général, qui se manifeste à des dates variables dans les divers pays occidentaux. Ce qui importe, c’est d’en connaître les modalités et d’en percevoir la signification. À cet égard, l’analyse des linguistes reste trop prudente ; ils se contentent d’un inventaire des occurrences et d’un constat, l’incorporation des mots de la langue vernaculaire au discours écrit leur apparaissant comme l’expression d’une irrésistible nécessité.

Pour analyser cette infusion du vernaculaire, il est nécessaire d’en percevoir les prémisses et les étapes. Quels types de termes apparaissent en priorité ? Substantifs ou adjectifs ? Toponymes ? Chiffres ? Une nette antériorité doit être reconnue aux toponymes. Ils apparaissent soudain et spontanément sous la forme vernaculaire.

Il faut à cet égard faire un sort à l’expression « quod vulgo dicitur » qui, dans le cas qui nous intéresse, celui des toponymes, n’exprime pas d’abord une équivalence ou un transfert entre deux langues, mais tout simplement la reconnaissance d’une dénomination dont l’initiative appartient au vulgus. Ce n’est que dans un second temps qu’elle introduit une équivalence entre deux termes, l’un appartenant à la langue écrite, l’autre étranger à la tradition écrite, mais dont la présence est nécessaire à la compréhension du discours. Quant aux substantifs, il convient de repérer à la fois la date et la nature des premières occurrences ; il est d’ailleurs probable que l’une et l’autre sont en étroite corrélation. Leur apparition peut revêtir deux formes distinctes : ou un mot de la langue vulgaire s’incorpore spontanément et directement à l’écriture latine, ou il est clairement proposé comme l’équivalent « vulgaire », « rustique » ou « plébéien » d’un terme latin clairement identifié. Mais, dans un cas comme dans l’autre, le phénomène traduit l’inaptitude du latin à exprimer la réalité contemporaine d’une société en mutation. Il est assez frappant à cet égard que les premiers termes en langue vulgaire dont l’usage s’impose au tournant du Xe siècle soient des mots désignant ou bien des innovations technologiques (l’équipement des moulins), ou bien des réalités sociales nouvelles : dans le cas de la Catalogne, les violences seigneuriales (forcias, toltas) et les plaintes paysannes consécutives à cet arbitraire (rancuras).

On ne peut encore parler à ce stade de dualisme linguistique, même si les textes s’efforcent parfois de trouver de piètres équivalences latines (querimonie) aux mots de la colère paysanne. Les mots sont bien ceux du vulgus, des individus privés d’accès à l’ écriture latine. Au fond, plus que d’un transfert, il s’agit d’un nouvel enrichissement de la langue des chartes. Mais cette fois, l’écriture savante ne parvient pas à sécréter les mots exprimant la réalité nouvelle : c’est donc la réalité elle-même qui pénètre dans l’écriture diplomatique avec les mots de la langue vernaculaire. Celle-ci peut d’ailleurs se travestir de formes latines ; elle peut même débusquer des équivalents en langue savante, mais ceux-ci sont tout au plus de nature analogique. Ainsi, quand une charte évoque les « nundinas quod vulgo nominat mercatos », c’est bien une réalité nouvelle, la dissémination des marchés ruraux au début du XIe siècle, qu’elle s’efforce de traduire.

Cette relation étroite entre vérité et oralité se précise au moment où apparaissent les premières formes verbales en langue vernaculaire, plusieurs décennies après l’apparition des substantifs. En Catalogne, c’est un type d’acte lui-même inédit, le serment de fidélité écrit, qui les accueille. Je me suis beaucoup interrogé sur ce type de document qui prolifère à partir de 1020-1030 : quelle est sa relation au serment sur les reliques explicitement mentionné dans l’écriture même de l’acte ? Et surtout pourquoi cette présence de la langue orale limitée aux formes verbales, tantôt réduite à la seule promesse initiale de fidélité, tantôt étendue à toutes les expressions qui ponctuent les engagements successifs nourrissant cette fidélité ? On peut supposer que nous avons là les paroles effectivement prononcées par le fidèle au moment où il touche les reliques, peut-être en écho à une lecture « latine » de la charte, du moins à une énonciation en latin des obligations contenues dans la fidélité. Ainsi s’expliquerait l’alternance dans la plupart des serments entre des formes verbales en langue vernaculaire et le corps de l’engagement, ses modalités casuistiques, qui restent en latin. C’est donc bien la vérité du serment, le rite lui-même qui est incorporé à l’écriture diplomatique. Il est facile d’imaginer ensuite la conquête progressive de l’acte par la langue parlée. Il en va de même pour les actes de la pratique, à cette différence près que, jusqu’à une date avancée du XIIIe siècle, on trouve des chartes dont le dispositif, entièrement en catalan, s’insère dans un protocole resté latin.

C’est un phénomène inverse auquel nous assistons à partir du milieu du XIIe siècle, au lendemain de l’union de la Catalogne avec le royaume d’Aragon. L’influence de la langue aragonaise infuse dans les écritures de la chancellerie comtale barcelonaise des mots castillano-aragonais. C’est ainsi que le terme « frontera », totalement ignoré en Catalogne, apparaît en 1137, plusieurs décennies après le reste de la péninsule. Même si les différentes entités constituant la Couronne d’Aragon restent distinctes, la langue du Royaume, celle des Cortes générales, pénètre le catalan, en particulier dans la rédaction des actes du pouvoir.

L’attention à la langue des actes apparaît donc comme une exigence primordiale. Reflet de l’évolution des sociétés, elle est aussi l’expression consciente d’une personnalité. Elle constitue le point de rencontre privilégié de l’histoire sociale et d’une histoire culturelle qui ne se réduise pas à une histoire de la transmission de la culture. Elle permet de concilier l’intérêt prioritaire et mérité porté au document exceptionnel avec l’attention nécessaire portée au sériel et au répétitif.


1 . Mon propos est le fruit d’une expérience personnelle et de la réflexion, tout aussi personnelle, qu’elle a suscitée et nourrie. Il comporte nécessairement force approximations et extrapolations, davantage encore d’omissions. Aussi n’appelle-t-il pas la présence d’un apparat critique , encore moins celle d’une justification documentaire ou bibliographique. Les rares exemples précis auxquels il sera fait allusion ou référence ont été tirés de l’ouvrage récemment paru : Michel Zimmermann, Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), Madrid, 2003, 2 vol. (Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 23).