[p. 23] Le sceau médiéval et son enjeu dans la diplomatique urbaine en France
Il y a une vingtaine d’années paraissait, sous ma responsabilité, le premier volume du Corpus des sceaux français du moyen âge consacré aux sceaux de villes1. L’occasion semble propice, ici, au sein de ce congrès consacré à la diplomatique urbaine, de dresser le bilan de l’entreprise. Une première constatation s’impose. Si la parution du Corpus a suscité des critiques et inspiré des recherches qui permirent des précisions et des corrections ponctuelles2, il n’a pas [p. 24] donné lieu, et d’ailleurs ne se prête guère, à un renouvellement fondamental de nos connaissances sur la théorie et la pratique sigillaire urbaine au moyen âge, pas plus qu’il n’a apporté d’éclaircissements sur la définition médiévale de la ville. En l’absence initiale d’une telle définition, il est d’ailleurs possible de se demander sur quel principe heuristique reposait ce corpus. Il convient donc d’examiner dans quelle mesure la liste des questions toujours en suspens concernant la sigillographie urbaine résulte, d’une certaine façon, de la pratique épistémologique et théorique qui, héritée des grands chantiers archivistiques du XIXe siècle, sous-tend la composition du Corpus des sceaux de villes, et plus généralement des études sigillographiques en général.
La science du sceau, telle qu’elle se développe à partir du XVIIe siècle, porte sur l’objet de son étude un regard téléologique et instrumental qui explique le sceau par une double fin : au niveau historique, validation documentaire ; au niveau épistémologique, source au service de l’histoire3. De ces critères de pertinence, la sigillographie tire les buts et les méthodes qui aujourd’hui encore la caractérisent. Localisant ce qui peut se savoir du sceau dans ce qui s’en voit, elle en fait matière à conservation, un objet de décryptage, une source, un moyen de vérification au service de l’histoire sous toutes ses formes : art, culture, société4. [p. 25] La sigillographie se produit donc avant tout comme technique et comme science auxiliaire, bien que la teneur du sceau médiéval ne se réduise pas nécessairement à ces paramètres traditionnels.
C’est dans le contexte d’une culture centrée sur les questions de droit que se déploient, au XVIIe siècle, les principes épistémologiques de l’histoire savante pour qui diplomatique et sigillographie constituent les rouages essentiels d’une pratique nouvellement définie comme scientifique. L’histoire devient savoir en s’inscrivant dans le travail de la preuve et dans la recherche de la vérité. Opérant dans des circonstances litigieuses, Mabillon (1632-1707) fait siennes les préoccupations des juristes du Moyen Âge central quant à la valeur authentifiante des sceaux, sans confronter ces derniers aux données de la pratique médiévale5. Or cette pratique dépasse, quand elle ne la remet pas en question, la sphère de l’action juridique. En concentrant son approche sur le rôle du sceau en matière de droit et de diplomatique, Mabillon transforme profondément les notions d’autorité et d’authenticité qui au moyen âge présidaient à l’opération sigillaire. Pour les juristes médiévaux, un sceau est authentique sous deux conditions : il doit faire pleine foi sans qu’il soit besoin de le vérifier par des éléments pris en dehors de lui-même, et il doit être connu6. Ainsi la théorie médiévale de l’authenticité, telle qu’elle se met en place à partir du XIIIe siècle, révèle une contradiction embarrassante, et jamais résolue, puisque la notoriété dépend de circonstances extérieures au sceau, notamment de l’autorité et du statut du sigillant. La linguistique fournit un troisième élément de confusion. Le latin médiéval conserve à authenticus son acceptation classique d’original. Mabillon tranche, et [p. 26] ce faisant réorganise la logique sémantique du concept d’authenticité. Il donne priorité à la qualité d’original ; il en établit la nature authentique après une critique poussée de l’acte ; il vérifie donc l’autorité à l’étalon de l’original authentique. C’est dire qu’avec Mabillon, l’autorité ne faisant plus l’authenticité mais en découlant, l’authenticité, et avec elle la vérité des choses passées, en viennent à résider uniquement dans l’original et dans ses signes de validation. Ainsi Mabillon pousse-t-il fermement l’étude des sceaux sur la voie de l’empirisme. Seule l’observation de ses caractères intrinsèques conduit à établir le sceau dans sa réalité, et permet d’acquérir l’expérience nécessaire pour distinguer le vrai du faux. La sigillographie de Mabillon est une oeuvre de taxinomie totalisante qui, s’appuyant sur des considérations matérielles (forme, matière, couleur, modes d’apposition, iconographie, paléographie), promut une compréhension du sceau en tant qu’objet : la vérité, le savoir, la connaissance, sont de l’ordre de l’objet. L’engouement positiviste ne pouvait qu’accélérer cette objectivation. En fait, elle l’amplifia.
Lorsque la science historique du XIXe siècle passe de l’idéalisme romantique à l’érudition positiviste, elle s’anime d’un axiome aux termes duquel toute heuristique rigoureuse menait directement et mimétiquement du document vrai, à la vérité du passé. De ce fait, cette histoire positiviste a particulièrement privilégié le document écrit dont le format narratif et référentiel créait un effet de réel. En un mouvement extrêmement fécond amorcé pendant le Second Empire, se met en chantier l’immense collection d’inventaires, de répertoires, et d’éditions qui assurèrent la publicité et permirent la consultation du patrimoine archivistique français.
Les sceaux ne sont pas oubliés dans cette active campagne de publications. De fait, ils sont présents sur nombre de chartes et diplômes inventoriés. Mais s’ils participent de l’écrit, ils ne constituent pas une source écrite, et font donc l’objet d’une classification à part. C’est aux monnaies que s’apparentent les sceaux dans l’érudition archivistique de la seconde moitié du XIXe siècle. Dès les premières lignes de son éloquente préface à l’inventaire de la Collection de sceaux des Archives de l’Empire rédigé par L. Douët d’Arcq, le comte Léon de Laborde, alors directeur général des Archives de l’Empire, établit une comparaison entre la numismatique et la sigillographie, et en vient à souhaiter pour les sceaux “la mobilité des monnaies afin de les classer comme elles et suivant les études par séries de pays, de dignités, de familles, d’époques, pour les rapprocher et les comparer”7. Tel fut, entre autre, le but des campagnes de moulages entreprises aux Archives de l’Empire. Mais plus que d’une campagne, il faut parler d’une politique de moulages car une certaine vision en informa le programme, [p. 27] et par delà la forme des collections, l’agencement des inventaires, et le tempo des études sigillographiques8. Car ce sont les collections de moulages qui firent l’objet de classement et d’inventaires en permettant la consultation. Le moulage est un objet nouveau, un objet détaché de ses texte et contexte de production. C’est donc un objet isolé, et isolant, dont le sens est désormais défini par son rapport au tout qu’est la collection. Ainsi la transformation des sceaux en moulages exile ces sceaux de l’univers de leur usage médiéval pour les transformer en groupes d’objets destinés à vérifier et à servir le savoir de l’historien.
Au terme de cette considérable digression sur l’archéologie du savoir sigillographique, se dégagent certaines perspectives dans lesquelles il convient de revoir les principes constitutifs des inventaires sigillographiques, principes sur lesquels repose aussi le Corpus des sceaux de villes, et d’en analyser l’impact sur nos connaissances en matière de diplomatique urbaine.
Premier principe (1) opératoire, le sceau inventorié est un objet doté d’une existence matérielle — pour faire un moulage, il fallait bien une empreinte — et un objet en bon état. Le sceau dont toutes les empreintes ont disparu, ou dont l’unique empreinte survivante est très fragmentaire, le sceau dont il ne reste que des traces ou dont l’usage est attesté textuellement par les clauses finales du discours diplomatique, ces sceaux ne sont pour ainsi dire jamais pris en considération. Du fait que la diplomatique urbaine française souffre elle-même d’une carence importante en matière d’éditions d’actes communaux, d’échevinage ou de consulat9, je n’ai pu procéder qu’à quelques sondages effectués dans les recueils consacrés par A. Thierry aux Monuments inédits de l’histoire du Tiers État, lesquels concernent Abbeville, Amiens, et autres villes de Picardie10, par G. Espinas aux Documents relatifs à l’histoire du droit municipal en France [p. 28] qui eux traitent de l’Artois11, et par G. Picot aux Documents relatifs aux États Généraux et assemblées réunis sous Philippe Le Bel : ces documents concernent l’ensemble de la France et permettent d’appréhender l’usage du sceau par les villes méridionales12. Malgré cette base documentaire réduite, il m’a été possible d’identifier plusieurs sceaux de villes restés à ce jour inédits, car ils n’existent qu’à l’état de fragments ou ne sont repérables que par les annonces de sceaux contenues dans les clauses finales : Étaples-sur-Mer (Pas-de-Calais)13, Noyelles-sur-Mer (Somme)14, Blangy-sur-Bresle (Seine-Maritime)15, Niort (Deux-Sèvres)16, Billom (Puy-de-Dôme)17, Lodève (Hérault)18, et toute une [p. 29] série de consulats situés en Toulousain et en Albigeois : Avignonet-Lauragais (Haute-Garonne)19, Laurac (Aude), Calmont (Haute-Garonne), Cintegabelle (Haute-Garonne)20, Montgiscard (Haute-Garone)21, Saint-Félix (Haute-Garonne)22, Saint-Lizier (jadis Conserans, Ariège)23. Treize sceaux inédits — le corpus comporte 739 notices décrivant les sceaux de 382 villes — dont douze jadis appendus à des actes encore conservés dans la série J des archives nationales, et découverts sans avoir mis les pieds aux archives. Faut il frémir à l’idée de ce que donnerait un dépouillement systématique des fonds d’archives conservés dans les dépôts nationaux et départementaux ? Faut-il en conclure à [p. 30] l’inexactitude profonde de la géographie du sceau urbain telle que l’esquisse le Corpus ? Celle-ci indique, en ordre décroissant, une forte densité de sceaux urbains en Languedoc, particulièrement dans les territoires des comtes de Toulouse ; en Flandre et en Artois ; dans les terres d’empire, telle l’Alsace. De volume moindre sont les sceaux urbains en Ile-de-France et en Picardie ; encore moindre ceux de Champagne, Provence et Lorraine, Normandie, Auvergne, Limousin, Guyenne, et Bourgogne. Au centre de la France, au long d’une ligne qui va de la Bretagne au Dauphiné, en passant par l’Anjou, le Poitou, Berry, Orléanais, Nivernais, Bourbonnais, Franche-Comté et le Lyonnais, c’est le désert en matière de sceaux urbains. Mais, et j’y reviendrai24, l’emploi du sceau existe, et les communautés urbaines ont une production diplomatique attestée, entre autre, par leur participation documentaire aux grandes réunions du royaume tenues sous le règne de Philippe le Bel. Cette géographie du sceau urbain correspond-elle aux collections de moulages existantes, ou à l’usage médiéval du sceau ? Impossible de répondre à ces questions dans l’état des dépouillements actuels.
Deuxième principe (2) présidant à l’agencement du Corpus : celui de la sélection. À l’origine même de l’entreprise de moulage règne le critère du choix, et ce n’est pas un hasard si le terme de “collection,” plutôt que celui de fonds, est adopté pour désigner les ensembles de moulages pris sur les sceaux originaux. Un seul exemplaire, le meilleur, des empreintes issues d’une même matrice, est retenu pour être moulé et répertorié. C’est le type. Mais cette sélection s’opère elle-même sur un échantillonnage documentaire puisque, du moins dans le cas des actes urbains français, il n’existe pas d’éditions qui publieraient les actes d’un fonds municipal donné et les actes issus à la titulature de cette municipalité et conservés parmi les archives des destinataires. Sur la base combinée du type et de son catalogage, une double habitude s’est prise chez les sigillographes, et de remplacer une recherche exhaustive dans les fonds scellés par la consultation du moulage, et donc de se contenter d’une seule empreinte pour documenter la capacité sigillaire d’une personne ou d’une institution. À travers le moulage et l’empreinte singularisée, le sceau est fermement institué en tant qu’objet, symbole de toute la série de sceaux dont il est le terme, et synecdoque de toute une pratique sigillaire et documentaire qui se trouve ainsi occultée.
Les conséquences d’une telle heuristique sont multiples. Tout d’abord, la chronologie de l’emploi du sceau de ville s’en trouve réduite : il n’est guère possible d’établir des fourchettes précises de dates d’utilisation d’une matrice. Cette chronologie s’en trouve aussi faussée. En effet, la meilleure empreinte conservée est rarement la plus ancienne, mais comme c’est celle qui a été moulée, [p. 31] la date du document auquel elle est appendue en vient souvent à être considérée comme celle de l’apparition du sceau25. Dans le cas de la sigillographie urbaine, où les matrices restent parfois longtemps en usage, il est parfois possible, et toujours souhaitable, de corriger une date d’apparition tardive par des considérations stylistiques qui suggèrent un usage plus ancien. Si l’on s’en tient au Corpus et aux inventaires sigillographiques existants, on est frappé par le fait que les sceaux urbains apparaissent par vagues. Ces vagues semblent coïncider avec les temps forts d’une diplomatie seigneuriale ou royale, ou d’une politique consultative de la part des élites gouvernantes dans leur lutte contre la papauté, contre les Flamands, contre les Templiers. Même les sceaux de bien des communes du Nord, dont certaines sont traditionnellement censées jouir d’un sceau dès le XIIIe siècle, sont en fait pris sur des documents de 1303 ou de 1308 ayant trait aux assemblées consultatives mandées par Philippe Le Bel : tel est le cas pour le sceau des communes d’Arras, dont la matrice date visiblement du début du XIIe siècle26, de Cerny-en-Laonnois27, de Poix28, de Rue29, de Saint-Valéry-sur-Somme30 et de Wissant31. De façon peut-être significative, les sceaux de communes sûrement attestés dès le XIIIe sont pris sur les serments des villes à Philippe Auguste en 1200 : par exemple Aire32, Bergues33, Bourbourg34, Lille35, Saint-Omer36, et à Louis IX en 1228 : ainsi Amiens37, [p. 32] Beaumont-sur-Oise38, Beauvais39, Bruyères-en-Laonnois40, Crépy-en-Valois41, Laon42, Lens43, Péronne44. Ces sceaux sont-ils connus dans ces circonstances parce qu’ils furent créés pour ces circonstances45, parce qu’ils n’étaient utilisés que dans ce type de circonstances, ou parce qu’ils furent relevés principalement, pour ne pas dire uniquement, sur des actes conservés dans des fonds royaux ? Lorsqu’est disponible un corpus systématique d’actes urbains, il s’avère que certaines villes, telles Amiens et Lens, usent d’un sceau avant les besoins diplomatiques du roi et dans des actions juridiques auxquelles elles sont étrangères46. En revanche, si les villes d’Aire, Bergues, Bourbourg, Lille et Saint-Omer semblent bien adopter pratique sigillaire et documentaire en réponse aux demandes royales, certaines d’entr’elles n’en poursuivent pas moins ces pratiques dans des situations variées47, tandis que la commune de Péronne, qui elle instrumente à sa titulature dès 1151, paraît sceller pour la première fois quand elle appose son sceau à l’acte de 1228 portant promesse de fidélité au roi Louis IX48.
Ainsi la sélection arbitraire d’une ou de quelques empreintes, et sa transformation en moulage, ne permettent pas d’établir les contours d’une pratique sigillaire urbaine, et par là même empêchent une bonne compréhension de l’adoption du sceau par certaines villes, et des modalités de son utilisation. Se contenter d’une seule empreinte a fini par impliquer que, une fois dotées d’un sceau, les villes scellaient systématiquement. Mais est-ce bien le cas ? Et quels types de documents scellaient les villes ? Le Corpus ne permet pas de répondre [p. 33] à ces questions, qui touchent pourtant au problème central, et si mal connu encore, de la diffusion du sceau en France du moyen âge.
Comme j’espère l’avoir établi ailleurs, l’usage d’un sceau n’a jamais fait l’objet d’une concession expresse dans les chartes de commune et de franchise49. La seule exception connue à ce jour est celle de la ville de Millau qui, en 1187, reçoit ses privilèges du roi Alphonse II d’Aragon lesquels contiennent l’octroi aux consuls d’un sceau commun. Mais ce sceau a été interprété par Martin de Framond, spécialiste des sceaux rouergats, comme un sceau de juridiction royale et non comme un sceau de ville50. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il soit possible de considérer l’adoption d’un sceau par certaines villes comme le résultat linéaire d’un cheminement spatio-temporel51, surtout [p. 34] si l’on considère certains éléments de diplomatique urbaine, quand ils sont relativement disponibles comme c’est le cas pour les villes de Millau, Douai, Dijon52, Beauvais, Compiègne, Crépy-en-Valois et Pontoise53. Bien entendu, la fréquence et les circonstances du scellage effectué par ces villes ne peuvent être systématiquement déduits de l’inventaire sigillographique. Mais leur diplomatique partielle révèle que les actes à leur titulature ou passés devant leur corps administratif sont irrégulièrement scellés ; que les actes scellés de leurs sceaux sont peu nombreux ; que la grande majorité de ces actes scellés conservés le sont dans les fonds de destinataires seigneuriaux, royaux ou ecclésiastiques, et qu’ils traitent d’affaires concernant ces destinataires : états des dettes de la ville auprès de son seigneur, ratifications de traités, serments, transactions immobilières avec le clergé. Dès lors se pose la question de la signification d’une telle provenance. Faut-il supposer un caractère éphémère aux actes délivrés scellés par les villes ? Autre hypothèse, n’excluant pas la précédente : les impétrants de l’acte urbain scellé, responsables de sa conservation, le sont-ils aussi de sa rédaction ? Sont-ils demandeurs d’une mode de validation propre à leurs chancelleries et bureaux d’écriture, et font-ils par là-même [p. 35] office d’initiateurs54 ? Cette diffusion du sceau par acculturation le rend dépendant, du point de vue de son emploi, moins de son titulaire que du destinataire de l’acte. D’où l’importance, à mon avis, d’étudier les actes dans leur triple relation au fonds d’origine, au bureau émetteur, et à l’auteur. Dans le cas des villes, l’évidence fournie par la diplomatique permet de se demander dans quelle mesure le scellage urbain tira son impulsion des affaires royales, seigneuriales, et ecclésiastiques. Poursuivons cette discussion à la lueur, bien faible, des principes trois (3) et quatre (4) qui présidèrent à la composition du Corpus.
Troisième principe (3) : Moulage et description du type donnent l’ensemble des éléments graphiques (texte et image) et formels (forme et rebord), mais omettent les données propres à chaque empreinte : la couleur, le mode de suspension et la nature des attaches, l’emplacement sur le document. Sont aussi passées sous silence les formules de corroboration, la présence d’autres sceaux éventuellement appendus au même document ou d’autres modes de validation en usage au sein du même document. De cette double exclusion, du sceau en tant qu’objet de discours et du sceau dans ses rapports avec d’autres modes de validation, il devient facile de perdre de vue à quel point furent multiples et simultanés les modes de validation documentaire auxquels eurent recours les villes55.
[p. 36] Principe quatre (4) de l’organisation du Corpus renforce cet aveuglement. Au terme de ce quatrième principe, le classement des sceaux s’effectue par catégories de sigillants, ce qui déplace ces sceaux hors des fonds d’archives historiquement constitués par les documents auxquels ils sont appendus. Une telle décontextualisation, qui ne permet pas de diplomatique comparée, tend à réduire l’action documentaire à l’acte sigillaire. Cette situation donne peut-être au sceau médiéval une importance exagérée. L’emploi du sceau par les villes, reconstitué à partir des sources diplomatiques, révèle les tendances suivantes56. Une même ville peut instrumenter sous acte notarié non scellé, sous acte notarié scellé, sous chirographe non-scellé, sous chirographe scellé, et sous le sceau d’autrui, soit le sceau du potentat local tant laïque qu’ecclésiastique, soit leurs sceaux de juridiction. Si le notariat méridional est bien connu, peut-être l’est moins le fait que le sceau urbain accompagne l’usage notarial tout au long du moyen âge. Robert-Henri Bautier a déjà fait remarquer que les villes du Languedoc et de Provence, bien que pleinement usagères de notaires, sont aussi parmi les premières et les plus nombreuses à employer le sceau, et ce bien avant les incursions sigillaires du roi de France57. Comme l’a bien vu Martin de Framond pour le Rouergue, c’est précisément pendant la période où s’implante le notariat dans cette région, de 1220 à 1260, que se diffuse largement le seau dans la société rouergate, si bien que la résistance à l’implantation des sceaux royaux semble correspondre au désir de maintenir les sceaux locaux concurrents plutôt qu’au refus d’une pratique bien connue et appréciée58. On trouve, parmi les procurations notariées aux États généraux des villes du Midi, des formules de corroboration dans lesquelles le sceau est dit authentiquer le notaire responsable de l’acte59. De ce fait, il faudrait peut-être revoir à la lueur des modes de validation urbains la question d’une opposition radicale entre midi notarial et nord sigillant, d’autant plus qu’une activité notariale est maintenant reconnue dans les villes de Flandre [p. 37] dès le XIIIe siècle, même s’il est vrai que cette activité reste limitée aux affaires internationales ou aux cas litigieux, particulièrement ceux qui opposent les villes au clergé60. Finalement, sont peut-être majoritaires les villes qui n’usent pas d’un sceau mais ont néanmoins une production documentaire attestée, passée sous divers sceaux à la titulature des élites et des juridictions locales. Tel est le cas pour les villes de Lorraine, ou de Bretagne, par exemple61. L’absence de sceau urbain caractérise ces provinces. Mais nombre de villes, dotées d’un corps municipal et situées dans des zones à forte sigillographie urbaine, se passent d’un sceau à leur titulature.
Il faut donc distinguer la sigillographie urbaine d’une diplomatique urbaine, et mesurer l’enjeu de cet écart. Tout d’abord, un tel écart confirme que la capacité sigillaire ne peut se résoudre à une question de statut social ou juridique. En dépit des juristes du Moyen Âge central qui poussèrent à définir la ville par le sceau, il semble bien qu’il n’existe en fait pas de lien systématique entre administration et activités urbaines, et usage d’un sceau62. Mais il n’y a [p. 38] pas de doute qu’il exista une politique du sceau63 en ce sens que les scellages urbains paraissent contrôlés d’en haut : soit ils semblent requis par de puissants destinataires, soit ils sont préemptés par les juridictions gracieuses de ces mêmes [p. 39] puissants64, soit ils sont supprimés à l’occasion de conflits entre villes et puissants locaux comme c’est le cas pour Laon, Calais, et Lyon65. Avec cette dimension stratégique du sceau, nous recevons là un indice de ce que la compréhension du sceau médiéval, urbain ou non, ne peut se réduire à la fonction validatrice, pas plus que le sceau lui-même n’épuise cette fonction. Il est donc intéressant de se demander si les villes n’ont pas apporté, par delà le sceau, une solution originale à la question de l’authenticité documentaire, quand elles transforment, par exemple dans le Nord, leurs dépôts d’archives en locus credibilis, quand elles font de leur arche une source de crédibilité documentaire absolue. Dans ce cas, le sceau n’est que l’auxiliaire de l’arche ; il sert à démontrer que la contre-partie du chirographe est bien dans l’arche66. La ville se produit alors en espace magique, en espace liturgique dont le sacrement est l’authentification67. Témoignage de l’importance de ses archives pour une ville, la stipulation dans une charte de 1226 entre Abbeville et le comte de Ponthieu par laquelle le comte promet que, s’il a besoin de consulter les archives d’Abbeville, il viendra le faire sur place et s’abstiendra d’en obtenir le déplacement68.
Ainsi, ni le vecteur de la hiérarchie sociale ni les besoins de la culture lettrée ne suffisent à rendre compte de la diffusion du sceau. S’il est vrai que le XIVe siècle nous a laissé une moisson importante de documents scellés, il faut toutefois constater que les titulaires de sceaux sont eux, en nombre décroissant. Si les scellages se multiplient, le nombre de sceaux personnels, et j’inclue ici les sceaux de villes en tant qu’afférent à des personnes morales, sont en diminution, remplacés par un nombre limité de sceaux de juridiction apposés, eux, en masse. Il s’installe, à partir de la fin du XIIIe siècle, une distance entre le sceau et la personne. Cette distance est acclamée par les historiens du droit et des institution comme manifestant l’abstraction croissante des structures administratives. Mais, fait remarquable, cette distance entre sceau et personne s’accompagne rapidement [p. 40] de l’évincement du sceau par la signature, et ce dans ce même contexte d’une administration à caractère abstrait69. Plutôt qu’invoquer une tendance à l’abstraction, je me demande s’il ne faudrait pas parler d’une dépersonnalisation du sceau, qui expliquerait son recul devant la signature considérée comme un nouvel effort vers la représentation personnelle et identifiante, ce à un moment ou l’héraldique aussi sort des contours figés de sa grammaire pour s’ouvrir à l’expression personnelle des emblèmes et des devises70.
Le diagnostic juste porté d’une sorte de crise des signes de l’identité au XIVe siècle, pousse une fois de plus à considérer le sceau au delà de sa fonction validatrice, ce qu’avait déjà suggéré le constat fait plus haut que le tableau des moyens de validation employés par les villes présente une palette variée. Plus que tout autre, le sceau de ville met en valeur la pluralité des signes de validation en usage au moyen âge : pourquoi recourir au sceau, appareillage documentaire parmi d’autres ? Le Corpus permet-il de répondre à cette question ?
Venons-en au cinquième principe (5) de classement : inventorié sous forme de moulage, le sceau devient une source dont l’intérêt documentaire tient en grande partie à ses données physiques et graphiques, et les sigillographes sont intarissables sur les services rendus par le sceau à l’historien et à l’archéologue71. À force d’insister sur ce point, toutefois, le discours sigillographique a occulté le sens qu’avait le sceau au sein même de la société médiévale, et a relégué au rang de formules simplistes guère remises en question : validation, clôture, les services que le sceau rendit historiquement à la société qui en fit usage. [p. 41] Comment éviter de réduire la teneur du sceau médiéval à ces paramètres corrects mais par trop simplificateurs ?
À mon avis, il faut passer du sceau objet au sceau objet de discours, et donc prendre en compte les témoignages sur les sceaux tels qu’ils se rencontrent dans les chroniques, les documents comptables, les coutumiers et ordonnances urbaines, et aussi dans les textes littéraires, hagiographiques et théologiques. Quelques exemples suffiront pour montrer la place qu’occupait le sceau urbain dans ce que l’on pourrait peut-être appeler une liturgie civique. À Douai, une cloche spéciale sommait les habitants quand besoin était de sceller du grand sceau, ce qui ne pouvait se faire sans leur consentement72. À Arras aussi, le grand sceau n’était apposé qu’en présence de la ville toute assemblée73. À Saint-Valéry-sur-Somme, le maire nouvellement élu portait le sceau de la ville attaché à sa ceinture tout le temps que durait son installation74. C’est dans le plus considérable des cartulaires municipaux que le greffier d’Amiens inscrivit en 1345 la mise en usage d’un sceau nouveau, destiné à l’expédition des actes de juridiction gracieuse75. Les matrices usées ou hors circuit sont pieusement conservées dans le sanctuaire des archives, comme c’est le cas à Arras où les “plus anciens sceaux de la ville” sont encore dans “un corps de cuivre garni de fer” en 176976. À Najac, l’inventaire urbain mentionne régulièrement la présence de vieilles matrices parmi les objets composant le trésor consulaire : bannières, trompes, actes de privilèges77. Dans de telles circonstances, et au cours de ces manipulations, qu’accomplit le sceau ? Il personnalise la ville ; il la personnifie.
J’en viens de plus en plus à considérer cet effet de personnification comme une dimension essentielle du sceau médiéval. J’ai déjà évoqué ici même la relation entre le succès du sceau et son rapport à la personne, et son corollaire : le parallèle entre le déclin du sceau et sa dépersonnalisation. Dans les légendes de leurs sceaux, les villes de France n’ont que rarement recours au seul [p. 42] terme de ville, de bourg, de château ou de commune. Dans la grande majorité des cas, la légende renvoie à des personnes humaines, au maire, aux échevins, aux consuls. La notion de personne morale s’articule donc à partir de l’agent humain. À une époque où le sceau royal est celui du roi, le sceau abbatial celui de l’abbé ou du saint patron, les premiers sceaux urbains redéfinissent la notion de personne en l’associant à une existence autonome différenciée mais plurale. Le concept de personne, tel qu’il est mis en scène sur le sceau de ville, à son tour articule une théorie de la représentation puisque c’est par la représentation, par la mise en signe, que le multiple peut devenir un. Dans la mesure ou le paraître produit l’être, recourir de préférence au sceau c’est s’assurer une forme efficace d’existence et de reconnaissance, c’est donner corps à sa personne en la produisant comme référence78. Au XIIe siècle, le moyen âge occidental entre dans une économie de la représentation qui a pour assise l’image, et avec elle la problématique du même, du semblable, et de l’autre. Rappelons que, d’après Niermeyer, “sceau” constitue un sens premier de imago au XIIe siècle et après79. Comme l’hostie eucharistique, dont il partage en partie la logique représentationnelle, le sceau est une présence ; il est une image substantielle, investi de ce dont il gère l’absence. Dans l’acte même de présenter (son titulaire), le sceau construit l’identité de ce qui est représenté et l’identifie comme tel : donc le sceau exprime, et s’exprime par, une opération mimétique entre présence et absence, laquelle permet le fonctionnement et autorise la fonction du présent à la place de l’absent. Cela fait-il du sceau une image spéciale ? Cette question mène directement au sixième (6) et dernier principe d’organisation du Corpus, et à mes conclusions.
[p. 43] Sixième principe : le moulage répertorié déplace le sceau original quand, et parce que, le sceau est conçu comme un objet fixe. Les inventaires de moulages ne sont pas des inventaires de sceaux car, en présentant un type figé, ils privent le sceau de son historicité, et privent du même coup l’historien d’une compréhension propre des mécanismes signifiants du sceau. C’est une faiblesse fondamentale de la sigillographie que d’avoir ignoré jusque très récemment la dimension sémiotique du sceau, sa nature de signe que la société médiévale elle-même lui reconnaît explicitement80. Il faut donc continuer de lancer la sigillographie sur la voie de l’analyse sémiotique. Celle-ci ne peut se faire à partir de moulages. Car faire du sceau un objet fixe, un type, est un profond contresens, parce que l’usage du sceau médiéval est fondé sur son pouvoir de production, et de reproduction identitaire, renvoyant ainsi au concept jumelé d’identité (celle du titulaire) et d’identique (modalité de la ressemblance existant entre la matrice et son empreinte). Le sceau effectue donc simultanément une double opération, de répétition — production de l’empreinte, et de substitution — celle du titulaire. De ce fait, par l’effet de ses propres mécanismes opérationnels, le sceau se produit comme représentation puisque, comme elle, il entretient deux relations, l’une avec son prototype (la matrice et son titulaire), et l’autre avec l’empreinte qui assure son inscription (et celle de son titulaire) dans un dispositif lié au contrat et à l’engagement. À coeur de l’économie signifiante du sceau, s’agitent les principes de réitération et de mimétisme. Le sceau signifie, et le sceau ressemble, sous un même et unique rapport qui est celui de l’imitation. À travers la production du semblable, autrement dit en interrogeant sur l’identité, le sceau traite de la question du vrai. Peut-être faut-il voir dans cette disposition du sceau médiéval un facteur adjuvant de son essor en France scolastique.
Dire que tout reste à faire en matière de sigillographie urbaine serait peut-être exagéré, mais il reste beaucoup à faire. Toutefois, l’avancement de nos connaissances en matières de sceaux ne peut se faire qu’au prix d’une remise en cause fondamentale des principes heuristiques et épistémologiques de la discipline sigillographique. Cette remise en cause, qui devrait substituer l’examen de la pratique sigillaire à une considération du sceau objet, rend du coup la sigillographie très dépendante des éditions diplomatiques. Le CD-ROM du chartrier [p. 44] belge de Namur et celui du Thesaurus diplomaticus répertoriant tous les documents diplomatiques de la Belgique historique antérieurs à 1200 prouvent amplement les bienfaits de l’informatique en matière de traitement des textes diplomatiques81. Les actes urbains méritent un tel traitement, lequel permettrait ainsi de sortir les sceaux de l’immobilité inerte du moulage et de suspendre l’analyse formelle d’un objet pour considérer son usage et sa signification, pour évaluer les rapports que le sceau médiéval entretient avec d’autres pratiques telles le droit, l’écriture, le geste, la parole et le rituel, et pour esquisser son rôle dans la définitions des rapports entre les hommes et donc dans le fonctionnement de la société médiévale.