[p. 437] L’administration communale face aux pouvoirs concurrents dans les villes de communes du nord du royaume de France au XIIIe siècle
Comparées aux villes de Flandre ou d’Italie, les communes du nord du royaume de la France ont peu attiré l’attention des historiens contemporains. Qui veut aujourd’hui comprendre l’évolution politique et sociale de la plupart des cités du nord du Bassin Parisien et de Picardie dispose, à de rares exceptions près, d’ouvrages anciens, qui malgré leurs solides qualités répondent à une problématique limitée, fortement marquée par leur époque de parution. Les thèses consacrées à Beauvais, Noyon, Soissons et Senlis apportent une moisson d’informations et d’analyses sur les conditions d’élaboration et le contenu des chartes fondatrices. Les auteurs ont porté une attention particulière au nouvel équilibre des pouvoirs ainsi créé et se sont appliqués à repérer les filiations éventuelles existant entre les textes1. Leur démarche s’est concentrée sur le processus d’apparition des institutions municipales et sur leurs caractéristiques juridiques. Mais le fonctionnement quotidien de l’administration municipale et ses relations avec les habitants n’ont guère retenu l’attention. De même, les situations conflictuelles opposant le nouveau pouvoir et ses concurrents ont davantage intéressé que les réalités sociales au sein de l’universitas urbaine.
Cette vision politique et institutionnelle de l’histoire urbaine a favorisé l’utilisation d’une documentation restreinte. On y trouvera surtout les privilèges, rassemblés dans les cartulaires urbains, et les nombreux règlements de conflits ou comptes-rendus de procès qui ont émaillé la vie des communes au temps de saint Louis. Tous ces documents de juridiction contentieuse débattant de droits contestés permettent de saisir l’étendue théorique des prérogatives communales et d’évoquer l’équilibre des pouvoirs propre à chaque cité2. Mais il est surprenant de constater que les documents produits par l’autorité municipale à ses débuts et à son apogée (XIIe et XIIIe siècles) n’ont fait l’objet d’aucun repérage [p. 438] systématique3. Comme s’il paraissait impensable que les laïcs de cette région, occupant des fonctions de magistrats municipaux, aient été capables de mettre en place une administration utilisant les ressources de l’écrit. Comment, dès lors, connaître avec exactitude la teneur du pouvoir communal, et juger de l’efficacité de son action ?
Cette lacune tient pour une large part à la mauvaise conservation des archives. Les occasions de destructions n’ont pas manqué dans cette région d’invasions. Les archives municipales ont beaucoup souffert des effets dramatiques du premier et du second conflit mondial. De plus, l’élimination quasi systématique de documents jugés périmés n’a souvent laissé en place que les grandes collections de registres liés à la fiscalité, à la comptabilité ou au fonctionnement délibératif. Ces collections sont généralement bien postérieures à l’époque qui nous intéresse. Pour cette dernière, il semble qu’il faille se contenter de vestiges dispersés, ayant trait d’abord aux droits et aux pouvoirs de la commune, puis à ses propriétés et, plus rarement, à sa gestion comptable. On aura la plus grande peine, par exemple, à retrouver les traces de l’exercice de la juridiction gracieuse par le maire et le collège des jurés. La plupart des auteurs y font à peine allusion. Comment imaginer, en effet, qu’une administration à qui l’on ne reconnaissait même pas la disposition de locaux fixes, ait pu organiser un embryon de chancellerie ? Et celle-ci a-t-elle pu produire massivement des actes d’intérêt privé face à l’organisation efficace des officiaux et au rayonnement croissant des représentants de l’administration royale ? Il paraît donc nécessaire d’attirer l’attention4 par quelques observations, sur la production des actes de l’administration municipale dans les grandes villes de commune du nord du royaume aux XIIe et XIIIe siècles, de rendre compte, d’abord, de leur diversité en s’attardant sur les moins connus, et de retracer le contexte de forte concurrence dans lequel ils ont été produits.
Les actes de l’administration municipale (XIIe-XIIIe siècle)
Parmi les archives les mieux conservées de l’administration municipale figurent celles qui ont été produites à l’occasion de réquisitions du pouvoir royal ou de conflits entre les communes et les pouvoirs concurrents.
[p. 439] Les layettes du Trésor des chartes renferment un nombre important de documents envoyés au roi. Parmi ceux-ci, une collection de lettres datées d’octobre 1228 établies à la demande du bailli royal, et dans lesquelles les maires et les jurés promettent de servir fidèlement le roi Louis IX, la reine mère et ses fils5. Cette belle série donne l’occasion de découvrir dans plusieurs cas, le premier exemplaire connu du sceau communal6. Par la suite se développent les comptes municipaux. À part un état des dettes de la commune de Crépy-en-Laonnois daté de 1216, la série la plus abondante est postérieure à 1259. Elle coïncide avec l’exigence royale de contrôler les comptes des villes pour contraindre les collèges de magistrats à plus de rigueur financière et pour les dissuader de commettre des abus. L’ordonnance de Louis IX relative aux villes du royaume7 imposait une remise du bilan des finances municipales “pour rendre compte de leur recepte et de leurs despens” à l’octave de la saint Martin, le 18 novembre de chaque année. Cette pratique est devenue régulière en 12628.
Il n’est guère facile, pour l’époque qui nous intéresse, de trouver trace de documents émanant des autorités municipales et ayant trait au maintien de l’ordre public, à l’activité militaire, à la fiscalité ou à la règlementation des marchés ou des métiers. Tous ces domaines dont on ne connaît l’existence que par des allusions dans les chartes de privilèges, ou grâce à des conflits, justifieraient à eux seuls des enquêtes poussées.
Restent les actes de la juridiction gracieuse. Les études menées à la fin du siècle dernier sur Soissons et Noyon ne les évoquent même pas. L.-H. Labande qui en a repéré l’existence à Beauvais en minimise l’importance : “On ne sait pas assez de choses sur la juridiction gracieuse des magistrats municipaux de Beauvais pour que je puisse en parler ici sans crainte de me tromper. Cette juridiction ne dut jamais cependant être bien considérable : les officiaux, le chapitre, etc., accaparaient presque totalement tout ce qui aurait pu revenir à la commune de ce chef”. Il peut paraître étrange que les bourgeois de Beauvais qui ont défendu avec tant d’âpreté les privilèges de leur commune au point de mettre à sac le palais épiscopal aient été enclins à s’adresser, pour garantir leurs contrats et régler leurs affaires familiales, à un pouvoir qu’ils exécraient.
[p. 440] Lors d’une enquête systématique menée dans les archives de la région Laonnoise, une cinquantaine de chartes émanant des autorités municipales ont pu être mises au jour9. Quarante-quatre ont été établies sous l’autorité du maire de Laon (1190-1270)10 et dix sont issues du corps communal de Bruyères-en-Laonnois [p. 441] (1196-1316)11. Ces deux séries donnent un petit échantillon de la production d’une grande ville (au moins 15.000 habitants avec ses faubourgs) et d’une petite commune toute proche (au moins 6000 habitants)12. Une enquête superficielle montre que de tels actes, scellés du sceau communal, se retrouvent dans les archives des cités de la région telles que Soissons, Noyon, Beauvais Amiens et Senlis13 et plus encore, peut-être, dans celles des villes moyennes et petites, communes de la seconde génération, comme Abbeville14, Mantes15, Poissy16, Pontoise17 et Saint-Riquier18. Il manque, pour l’heure, l’instrument qui permettrait d’évaluer l’étendue de ces ressources documentaires. Le peu d’intérêt porté jusqu’ici aux actes de la pratique (notamment les titres de propriété), considérés comme difficilement utilisables et ne constituant pas des séries cohérentes est sans doute à l’origine de cette lacune regrettable.
Une partie de ces chartes a été classée dans les archives communales de Laon et de Bruyères19, l’autre a été recueillie sous forme de documents épars à la Bibliothèque de la Ville20. Dans l’ensemble, elles sont mal conservées. Elles sont regroupées dans de fines liasses et ont un aspect de vestiges endommagés21. D’autres rares vestiges sont allés rejoindre les collections de titres de propriété conservés comme preuves dans les archives ecclésiastiques où, vu leur dispersion, il est difficile de les localiser.
Les actes établis sous l’autorité du maire et des jurés pour garantir des transactions privées sont d’une portée limitée. L’autorité municipale conservait [p. 442] un exemplaire de l’acte “pour que ce soit ferme chose et sure nous en avons cest ecrit detenut par devers nous et mis en lescrin de la ville par lacort des parties”22. Leur caractère éphémère explique, sans doute, le peu de précautions qui a entouré la conservation des copies. Les exemplaires remis aux contractants n’avaient guère de chances d’arriver jusqu’à nous.
Les documents sont de dimensions très variables23. Le support, de qualité médiocre, comporte trous et irrégularités. L’écriture est parfois élégante mais toujours simple et claire, extrêmement lisible. Les abréviations sont rares. L’ensemble paraît moins raffiné que la production calibrée sur beau parchemin de l’officialité.
L’usage de la langue française est général et l’organisation des chartes répond strictement aux normes. On remarque la brièveté de l’adresse, du salut et de la notification. Le dispositif est bref et clair, et les formules de garantie des plus classiques. On expose, sans rien de plus, une situation précise, les solutions qui lui sont apportées et l’accord des différentes parties concernées. La date comporte l’année et le mois. Le lieu ne figure pas. Aucun des documents laonnois — sauf celui qui a été adressé au roi pour confirmer le serment de fidélité de la commune en octobre 1228 — n’a conservé son sceau24. Plusieurs chartes portent la mention “passé et paié”25 suggérant le règlement par les contractants de frais d’établissement.
Les neuf écritures différentes, repérables sur la série d’actes laonnois datant des années 1250-1258 suggèrent que durant ce laps de temps la ville a disposé d’au moins neuf secrétaires26. il semble qu’une véritable chancellerie se soit développée de bonne heure sous les ordres du scriptor communiæ dont on trouve mention pour la première fois en 1158. À cette date, Maître Remi27, scriptor communiæ et Raoul scriba (sic) accompagnent le maire de Laon et un groupe de jurés consultés par Nicolas d’Avesnes pour élaborer la charte de [p. 443] Prisches selon les coutumes de la cité28. Plusieurs textes attestent que l’un des scribes29, se déplaçait avec un juré au domicile des citadins désireux d’obtenir un règlement de succession ou un inventaire de leurs biens. Ils étaient également présents aux côtés des magistrats lorsque ceux-ci défendirent les privilèges de la ville à l’occasion des innombrables procès intentés contre elle au XIIIe siècle30.
Une enquête rapide dans les archives des autres communes révèle l’existence de services identiques à la même époque. Le rouleau de compte beauvaisien de 126031 mentionne “le clerc qui fait les escris de la ville”. Ce dernier est rétribué 120 L 15 sous, somme considérable qui révèle une activité importante sur moins d’une année. À Noyon, dans le cartulaire du début du XIVe siècle est reproduit le serment des clercs de la commune qui sont chargés de rédiger les actes32.
Contrairement à ce qui a été fréquemment affirmé33, les corps de villes se sont dotés de locaux spécialisés abritant les services de leur administration34. Les plaids et réunions délibératives ne se tenaient pas en plein air ou dans un local de fortune. Ils prenaient place dans une maison appelée “maison de la ville” repérable à Noyon où l’on précise son exacte destination35, mais aussi à Amiens (1237) et à Soissons36.
[p. 444] La cinquantaine d’actes conservés à Laon et Bruyères permet de mettre en évidence — de façon partielle — quelques-unes des compétences propres aux magistrats municipaux. Parmi les interventions courantes figurent des cessions de propriétés par vente entre particuliers de la commune, notamment quand il s’agit de ventes fractionnées (par exemple en quarts, sixièmes ou huitièmes)37. L’expert de l’administration municipale garantissait la juste division du bien. La constitution de rentes ou de cens et les ventes de surcens étaient également des actes ordinaires38. L’établissement de contrats de culture pour les vignes, selon des modalités très variables, faisait davantage appel à des clauses spécifiques de la coutume locale, dont les magistrats communaux, tous propriétaires de vignobles, étaient les meilleurs connaisseurs39. S’ajoutent à ces séries des reconnaissances de dettes assorties de plans de remboursement40.
La grande majorité des actes concerne directement la vie des familles41. Les règlements de succession nous renseignent sur la coutume laonnoise de partage des patrimoines entre tous les enfants42. Les jurés établissent les inventaires après décès43, choisissent les curateurs qui auront en charge la répartition des biens ou la gestion de la fortune des personnes incapables, des enfants en bas âge et des gens entrés en religion44. Ils préservent, par exemple, l’intérêt des enfants mineurs et la part d’héritage issue de leur père défunt, en cas de remariage d’une mère veuve45. Le maire est également l’autorité de référence pour la constitution d’une dot46 ou pour garantir “avec accord et volonté des amis” l’émancipation d’une jeune fille47.
[p. 445] En ces occasions le maire et les jurés qui formaient un collège de 37 magistrats, recouraient au service de “bons hommes”, recrutés dans le cercle restreint des citadins éligibles à la magistrature, appartenant au groupe des cives Lauduni, soit à peu près cent dix familles48. Cette simple constatation dit assez l’ampleur du service ainsi rendu à la population par les détenteurs du pouvoir communal. Quoiqu’appartenant à une élite restreinte, peu ouverte dans son recrutement49, l’administration municipale, garante de la pratique coutumière, s’intéressait de près aux affaires privées des habitants de la ville liés par le serment collectif d’entraide. L’exercice de la juridiction gracieuse n’était-il pas une forme de l’entraide ? Elle permettait aux citadins de régler leurs affaires en conformité avec la coutume, et avec la garantie d’hommes compétents représentant le droit urbain. C’était aussi l’occasion pour les citadins de manifester leur confiance en la pérennité d’un pouvoir qui les représentait et incarnait l’universitas communiae.
Les conditions défavorables à la conservation des archives ont fait disparaître la plus grande partie des actes produits dans ce cadre. Elles ont eu pour conséquence de faire oublier le service quotidien apporté par les magistrats aux habitants, et les liens étroits qui en découlaient. Une meilleure connaissance de cet aspect du pouvoir communal permettrait sans doute de corriger sensiblement l’image d’inefficacité et d’égoïsme qui lui a été un peu vite attachée et de rétablir la place réelle qu’il a occupée avant que n’apparaisse, dans le courant du XIIIe siècle, le contexte de vive concurrence qui a fini par limiter son rayonnement.
La concurrence entre les différents centres de production des actes
La plupart des grandes villes de communes de la première génération étaient d’anciennes cités, siège du pouvoir épiscopal. Ce dernier, réformé aux XIe et XIIe siècles, n’a cessé d’affirmer son indépendance face aux pouvoirs laïcs. L’étendue de ses prérogatives dans le domaine spirituel et temporel a nécessité la mise en place d’une structure permettant l’exercice de la juridiction ecclésiastique. À Laon, l’officialité s’est développée dès les premières années du XIIIe siècle. En 1210, Maître Jean et Maître Prieur sont les deux titulaires de la charge. Leur compétence est normalement limitée à ce qui relève du for ecclésiastique. L’apparition et le développement des officialités a permis de mettre à la disposition de la population le savoir faire des clercs, et d’offrir aux affaires [p. 446] privées la garantie de l’autorité ecclésiastique, forte d’une tradition et d’une pérennité sans équivalent. Le sceau de l’official, représentant les murailles du palais épiscopal fut d’abord appendu aux actes mettant en présence un établissement religieux et un laïc, puis, à partir des années 20 du XIIIe siècle, sur de très nombreux contrats privés. Vers 1250, l’officialité de Laon disposait d’une vingtaine de notaires50. La qualité du travail effectué et le relais assuré par les collèges de chanoines et les curés des paroisses qui orientaient les fidèles vers les bureaux de l’officialité ont assuré un large succès à l’activité des scribes de l’église locale.
La plupart des contrats mettant en cause un laïc et un établissement ecclésiastique ont été classés comme preuves dans les collections d’actes de propriétés et recopiés dans les cartulaires. La production de l’officialité a donc été beaucoup mieux conservée que celle de l’administration communale. Cependant, les chartes relatant des transactions purement privées demeurent rares. De plus, il apparaît évident que la compétence des officiaux ne recouvre pas exactement celle du maire et des jurés. Les premiers garantissent la solidité des contrats de vente, d’échanges, de mise à cens, de mise à ferme, et, par l’établissement des testaments, s’insinuent dans les règlements de succession. Les seconds ne leur ont sûrement pas abandonné tout ce qui relève de l’application de la pratique coutumière et des articles de la charte dans le domaine de la transmission du patrimoine et des relations familiales51. Seuls, les agents du roi ont pu, à la longue, concurrencer sérieusement les magistrats urbains dans ce domaine.
Au temps de leur itinérance, les baillis royaux se voyaient réclamer par de riches particuliers l’apposition de leur sceau sur des actes de propriété du début du XIIIe siècle. Avec l’apparition des bailliages et la multiplication des représentants royaux, cette tendance n’a fait que croître. Hormis le bailli, le roi est représenté par ses prévôts et, à la fin du siècle, par un nombre toujours plus grand de détenteurs de charges honorifiques tels que les “gardiens de la tour le roi” ou les “pannetiers le roi” recrutés parmi les bourgeois de haute volée possédant une formation juridique suffisante et une bonne connaissance de la coutume. Louis Carolus-Barré a montré qu’avant mai 1281, le roi Philippe III a ordonné la mise en place dans les villes de deux prud’hommes “élus pour ouïr les marchés et les convenances dont on veut avoir lettres de bailli”. À partir de cette date, les actes de juridiction gracieuse garantis par l’administration royale [p. 447] connaissent un succès considérable52. À cette époque, apparaissent à Laon des officiers royaux qui reçoivent chacun des tâches spécialisées, souvent peu en rapport avec le titre qu’ils portent.
Le premier est Raoul de Rochefort, descendant d’une famille de riches cives dont plusieurs représentants ont été maires, jurés et échevins de la ville53. Il est désigné par le bailli royal comme “establiz pour nous en liu de nous dou commandement le roi en la prévôté de Laon”54. En 1286, le panetier est cité avec le châtelain en tête des actes de juridiction gracieuse, tel, Raoul Haton issu d’une famille de riches propriétaires qui a donné de nombreux magistrats à la commune55. D’autres bourgeois reçoivent aussi des délégations ainsi, Jean de Thiernu devient le représentant du châtelain et figure à sa place dans les actes de juridiction gracieuse, alors que Robert le Franc est désigné comme “tenant lieu” du prévôt dou commandement le roi à recevoir les convenances et les reconnaissances en la prévôté de Laon56. Autour de ces notables gravite tout un personnel de notaires dont le nombre est difficile à estimer57. Cette évolution est commune à toutes les villes dans lesquelles la présence royale s’est affirmée au XIIIe siècle en la personne d’un représentant permanent, prévôt ou bailli58.
Face à la solidité de ces institutions nouvelles et aux garanties offertes par les églises locales et le pouvoir royal, la juridiction communale s’est trouvée concurrencée.
L’histoire de Laon, Beauvais, Noyon ou Soissons au XIIIe siècle est marquée par la rudesse des conflits qui ont opposé le pouvoir urbain et les seigneurs ecclésiastiques : abbés, évêques et surtout chapitres cathédraux. Ces [p. 448] conflits émaillés de bouffées de violence ont retenu l’attention des historiens des communes qui en ont détaillé les différentes phases.
De fait, le régime communal n’a bien prospéré que dans les petites villes où il était sans concurrent59 et dans quelques grandes cités, comme Amiens, où des précautions avaient été prises pour lui assurer une suprématie incontestable60. Ailleurs, notamment dans les communes de première génération, la nouvelle juridiction a été insérée dans le réseau complexe des seigneuries préexistantes avec, comme principale contrainte, l’interdiction de porter atteinte à leurs prérogatives maintenues intactes. Il en est résulté une situation confuse dont les inconvénients ne pouvaient être limités ni par la coutume ancienne, ni par le texte de la charte fondatrice censé la corriger et la compléter. Le caractère offensif des administrateurs urbains et leurs maladresses répétées ont suscité dans le clergé la plus vive hostilité entraînant la suppression de quelques grandes communes comme Reims et Châlons-sur-Marne.
À la fin du premier tiers du XIIe siècle, le pouvoir communal était déjà considéré comme néfaste et usurpateur par le haut clergé. L’usage d’un serment de caractère sacré hérité du mouvement de paix pour fonder une nouvelle forme de pouvoir et de juridiction constituait à ses yeux un détournement jugé blasphématoire. Le fait que le serment fondateur de la commune se trouvât mis au service d’un groupe aristocratique de propriétaires et de marchands fut perçu très tôt comme un scandale61. Cette situation ambiguë n’a cessé de s’envenimer au XIIIe siècle à l’occasion des litiges de juridiction. À Noyon, le chapitre cathédral a obtenu de limiter la compétence des jurés aux désordres sur la voie publique, à l’interprétation de la coutume et à l’exercice de la juridiction gracieuse62. À Beauvais, après le célèbre conflit de 1233, la commune qui disposait de larges droits, s’est vue privée de la plus grande partie de son activité juridictionnelle au profit de l’évêque et du roi. Les magistrats ne conservèrent que le règlement des affaires de dettes et de désordres sur la voie publique, avec, toutefois le maintien de la juridiction gracieuse63.
En de multiples occasions qui se sont répétées au point de donner l’impression d’une bataille juridique permanente entre les magistrats et les clercs, [p. 449] l’image de l’administration municipale s’est trouvée ternie aux yeux de la population.
Évêques et chapitres cathédraux se sont montrés des adversaires tenaces des bourgeois bien souvent provocateurs et arrogants64. Les chanoines, dotés de privilèges importants (immunité), forts du droit de jeter l’interdit et d’excommunier, furent les plus acharnés. Ils se sont appuyés sur leur esprit de corps, les compétences de leurs juristes universitaires, leur implantation “stratégique” au coeur de l’espace urbain et le rayonnement de l’église-mère sur les campagnes du diocèse. Leur résistance opiniâtre a fini par venir à bout de la combativité des bourgeois. Ni les vieux lignages de Laon, ni les bourgeois de Noyon et de Soissons, ni les drapiers de Beauvais n’ont pu les mettre en échec. La commune de Laon a soutenu au moins 45 procès entre 1220 et 1285, presque tous perdus et accompagnés de sentences ecclésiastiques, de lourdes amendes et d’humiliations publiques. Une situation comparable a empoisonné l’histoire de Beauvais, avec des conflits répétés et au moins trois graves révoltes65. À Soissons, les procès ont été également très nombreux et les excommunications du corps de ville se sont multipliées après 1229. Noyon, malgré une élite urbaine sans grande envergure et peu vindicative, a connu des épisodes de graves dissensions avec le chapitre cathédral dès la fin du XIIe siècle66. Les seigneurs ecclésiastiques, accablant la commune de leurs revendications et triomphant d’incessants différends, la tension a conduit à une révolte générale en 1312 aux cris de “Haro aux clercs”67.
Dans ce contexte, le pouvoir communal s’est vu affaibli par le discrédit jeté sur toutes les formes de juridiction dont il était détenteur. Les clercs s’en prirent à la dignité des représentants de la commune au point que la papauté finit par dénoncer l’usage abusif de la sentence d’excommunication68 à l’encontre des corps urbains. Ces derniers subirent des rites humiliants de pénitence publique [p. 450] maintes fois répétés devant la population convoquée au son de la cloche communale69.
Le pouvoir communal ne sut pas tenir tête aux excellents juristes mobilisés par le clergé. La quasi totalité des conflits se solda par la perte des procès engagés à grands frais, par une limitation des prérogatives du pouvoir urbain et par le discrédit jeté sur la personnalité des magistrats70.
Un tel contexte, ajouté au développement de l’officialité et de l’administration royale, a provoqué l’étouffement progressif de la juridiction gracieuse exercée par les magistrats communaux. Cette prérogative dont on mesure l’importance pour les citadins, ne semble pas avoir survécu aux troubles qui ont marqué la vie des communes de la première génération entre 1280 et 1320, provoquant la suppression de plusieurs d’entre elles. Ces circonstances expliquent le caractère éphémère de la production des actes municipaux. Si on y ajoute les destructions, on comprend le peu de traces que ces actes ont laissées dans les archives.
Conclusion
La cinquantaine d’actes de juridiction gracieuse des communes de Laon et Bruyères constitue un corpus limité, mais ces vestiges attirent notre attention sur l’activité d’une véritable chancellerie communale aux XIIe et XIIIe siècles. [p. 451] Ils nous invitent à apprécier de manière plus positive l’efficacité et la compétence de l’administration municipale dans les communes de la première génération.
En plus des garanties habituelles apportées à des contrats de natures très diverses, cette administration s’est appliquée à mettre en pratique, au quotidien, les usages de la coutume urbaine, pour tout ce qui touche aux patrimoines et à la vie des familles.
L’exercice de la juridiction gracieuse a contribué à créer un lien étroit entre les jurés, bon connaisseurs de la coutume, et l’ensemble de la population, renforçant la cohésion de l’universitas communale face aux autres pouvoirs. Le recours à la garantie du corps municipal détenteur du sceau de la ville, donne la mesure du degré de confiance accordé par les habitants à leurs représentants.
Cette compétence n’a-t-elle pas permis aux descendants les plus avisés des familles de magistrats d’occuper les charges affectées par l’administration royale à l’exercice de la juridiction gracieuse des prévôtés et des bailliages ?
Il est dommage qu’aucune enquête de grande ampleur n’ait été jusqu’ici menée afin de repérer et de cataloguer les actes produits par les magistrats des communes les plus anciennes. Cela nous prive du moyen le plus sûr d’apprécier l’action de ces édiles trop souvent jugés à l’une des critiques de leurs adversaires.