[p. 559] La production et la conservation des actes urbains dans l’Europe médiévale
La Commission internationale de Diplomatique n’a jamais manqué de situer les thèmes de ses travaux dans le large contexte de la société du passé, afin de mettre en évidence l’utilité de ses colloques pour l’ensemble du monde des historiens, et afin de souligner la portée générale de ses activités. Pour le congrès de Gand cette ambition était très claire. L’analyse des documents urbains est en effet l’élément-clé pour une meilleure compréhension de la conservation de la mémoire des citadins du moyen âge. Comment ont-ils consigné leurs transactions économiques, leurs actions sociales et leurs décisions politiques ? Comment les magistrats et les princes ont-ils peaufiné leur impact politique par la technique de la publication et de la conservation permanente de keures et d’ordonnances ? Pourquoi les habitants des villes et les marchands étrangers se sont-ils tournés vers les bureaux administratifs des échevins, plutôt que vers les notaires, pour consigner leurs transactions juridiques ? Ces choix trahissent des mentalités, des réticences, des choix rationnels.
Dans le but d’arriver à un certain niveau de synthèse et de comparaison des données rassemblées par les participants au congrès pour un nombre assez élevé de pays et régions d’Europe, un questionnaire avait été fourni aux orateurs invités. J’étais bien conscient des chances de succès réduites de cette opération. En premier lieu les études préparatoires de la recherche diplomatique en matière de documents urbains ne sont pas aussi avancées dans l’une que dans l’autre région ; souvent les auteurs étaient dans l’impossibilité de répondre à un nombre de nos questions. Dans certains cas nous n’aurons jamais de réponse, à cause de la perte définitive des documents, surtout pour la période des débuts. Le vrai commencement d’une activité diplomatique ne se situe souvent pas à la date de la première charte conservée. La première charte produite peut être perdue, détruite, ou simplement pas encore inventoriée et donc provisoirement inconnue. Les nombres de chartes conservées cachent souvent une réalité disparue toute différente, et peuvent donc induire le chercheur en erreur. Mieke Leroy juxtapose, avec un commentaire relativiste, les totaux des chartes promulguées par différents échevinats, conservées en Flandre au 13e siècle : 50 pour la ville de Bruges, 722 pour le Franc de Bruges (les échevins du plat pays de Bruges), chiffres ‘ridicules’, mais qui s’expliquent par l’incendie de la ville et des archives de Bruges en 1280. Geoffrey Martin propose une même analyse pour Londres. Il y explique l’apparition relativement tardive de rolls en 1252, par les ‘extensive losses’ pour les années précédentes. L’exemple nous force à utiliser avec précaution les nombres des chartes conservées. Dans le cas de Ratisbonne [p. 560] Ingo Kropac signale la présence de 130 chartes pour le 13e siècle, 10.000 pour le 14e, et 14.000 pour le 15e (jusqu’en 1512). Comment expliquer la pauvreté relative du 15e siècle ?
Un véritable handicap méthodologique réside dans la diversité de la terminologie. Les mêmes mots peuvent indiquer des réalités fort différentes, ou ne pas refléter convenablement les nuances et les différences de contenu réel. Par contre, la même réalité diplomatique est souvent désignée par différents termes techniques selon les pays. La CID s’est pourtant donnée la peine de déblayer le terrain par la publication, en 1997 (deuxième version), du “Vocabulaire international de la Diplomatique”, sous la rédaction de madame Maria Milagros Carcel Orti, manuel qui permet de retrouver les équivalences en plusieurs langues. Néanmoins la connotation précise d’un même terme dans différents contextes géographiques ou socio-culturels continue à compliquer l’opération d’une comparaison précise et sans équivoque. On pourrait envisager une solution définitive de ce problème par l’organisation, après le congrès de Gand, d’une autre Table Ronde, où un représentant de chaque nation ou région expliciterait à ses collègues les subtilités de chaque terme en question. On n’a pas eu les moyens, ni le courage d’aller dans ce sens. La CID s’est donc résignée à publier les résultats sous leur forme brute et provisoire. Je me limite à indiquer en quelques pages les points pour lesquels dès à présent des solutions se dessinent, tout en marquant les endroits qui continuent à poser des problèmes.
Débuts et organisation de la production d’actes urbains
À première vue nous nous trouvons devant d’énormes décalages dans le temps selon les régions en ce qui concerne la date de la première rédaction d’un acte urbain. La base d’information n’est d’ailleurs pas toujours identique : parfois il s’agit d’une vraie charte conservée, parfois d’une référence à un document disparu, parfois à l’apparition du premier sceau de la ville. L’Italie et la France du Nord semblent se trouver en tête du peleton. Dino Puncuh mentionne le premier sceau urbain à Pavie en 1140, à Plaisance en 1154 et à Lucques en 1170. Dix autres villes suivent avant 1218. À Gênes les notaires consignaient par écrit des chartes de marchands dès les années 1122-1125. Antonella Rovere signale l’existence précoce d’une multitude de registres urbains, les ‘libri iurium’, dès 1215. Pour la France Alain Saint-Denis rappelle que l’année 1228 est un moment privilégié, en ce sens qu’en cette année un grand nombre de villes françaises ont envoyé simultanément un acte au roi de France, ce qui a permis à tant de sceaux urbains précoces de survivre dans de bonnes conditions dans les archives royales. Il existe pourtant en France des traces de production d’actes d’administration urbaine encore plus anciennes : Péronne possède une charte [p. 561] urbaine de 1151, Amiens de 1152, Valenciennes de 1155, Laon de 1190. Crépyen-Laonnais a conservé un document comptable urbain de 1216. En Artois la petite ville d’Aire-sur-la-Lys se manifeste dès 1187. L’Angleterre a conservé des customs à Northampton pour 1190, et des ‘gild rolls’ à Leicester pour 1196 ; onze villes possèdent des documents urbains avant 1272, 20 avant 1300, 60 avant 1500. Le premier registre d’échevins en Flandre, celui de la seigneurie de Saint-Bavon de Gand, couvre les années 1210 à 1239. En Bavière Ratisbonne débute en 1211, mais c’est un cas précoce unique pour la région ; les autres villes ne débutent qu’en 1237 (Augsbourg) et 1239 (Munich). Le plus ancien acte de Mons en Hainaut date de 1217, mais les actes de juridiction gracieuse et contentieuse des échevins ne remontent qu’à 1247. En Westphalie Mark Mersiowsky mentionne le premier sceau urbain, à Soest, en 1230, mais il ajoute que la vraie production de chartes ne commence qu’au troisième quart du 13e siècle ; le premier sceau conservé à Soest est attaché à une charte des années 60. En Brabant Bois-le-Duc commence en 1258. La Hollande commence en 1260, Nimègue en 1263. En Saxonie les premières chartes urbaines datent de 1268 (Altenburg) et 1287 (Leipzig). En Pologne Poznan possède un document urbain dès 1288, Cracovie dès 1290 ; Janusz Tandecki signale que la rédaction de comptes urbains commence en 1295 (Elbing).
Il est cependant sage de se rappeler, surtout pour ce problème des débuts, que le facteur des calamités du passé a contribué à des pertes de documents sans aucune systématique, ce qui peut totalement falsifier les perspectives chronologiques. Il est vrai qu’il ne faut surtout pas réduire tout à la coïncidence, et que la primauté de l’Angleterre, de la France du Nord et de la Flandre sur le plan général des institutions et de l’essor de la bureaucratie au niveau des princes et des villes, est indéniable, et se reflète donc dans la précocité de l’activité diplomatique dans ces mêmes régions. Ailleurs il faut introduire des nuances dans les jugements. Au Portugal, par exemple, les scribes municipaux de la ville de Coïmbre ont une activité très précoce, dès 1145, mais en fait elle se réduit à la rédaction des ordonnances municipales. Pour le début de l’enregistrement des décisions politiques au Portugal (les ‘actas’ du banc échevinal) il faut attendre 1384. En Slovaquie la première charte authentique conservée est celle de Banská Stiavnica de 1275 ; mais Juraj Rohác suggère que Bratislava a eu un sceau urbain dans la première moitié du 13ème siècle, et que la production de chartes urbaines a donc pu débuter bien avant 1275.
En aucun cas le diplomatiste n’échappe à l’explication des décalages chronologiques par des contingences de tout bord. Il faut ainsi faire droit à la dynamique interne. Karl-Otto Ambronn l’indique parfaitement pour la ville de Ratisbonne. Le premier sceau urbain et la première charte urbaine connue y datent de 1211. Pourtant un véritable secrétaire urbain n’y apparaît qu’en 1233-1236, et un vrai bureau qu’en 1242. Avant 1233 des notaires de l’évêque Konrad IV, [p. 562] qui avait installé un ‘Stadtherrschaft’ à Regensburg en 1205, s’occupaient de la besogne. Les scribes épiscopaux exerçaient donc la fonction de secrétaires urbains avant la lettre, et permettaient aux bourgeois de la ville de consigner leurs affaires. Ainsi Ratisbonne a profité de la présence précoce d’un instrument de rédaction non urbain, ce qui n’a pas empêché un mouvement d’émancipation politique des bourgeois de la ville, menant en 1245 à l’autonomie urbaine, et à la naissance d’institutions vraiment urbaines. L’activité des scribes laïques dès 1233 est donc un prélude et un premier pas vers l’autonomie.
La situation de certaines villes est en effet totalement spécifique. À Rome la présence du pape, et la persistance du mythe de l’empire antique, ont été, selon Rita Cosma, des facteurs indéniables de retardement de l’autonomie politique et administrative, malgré la présence d’un grand nombre de commerçants ambitieux, avides d’autonomie pour la gestion de leurs affaires et la rédaction de leurs documents.
Il faudra cependant aller au-delà du niveau événementiel, et s’attaquer à des explications plus structurelles. À partir d’un certain degré de densité de population on peut imaginer la nécessité de la création d’un instrument administratif apte à consigner les multiples transactions juridiques des habitants. Mais la densité démographique n’est qu’une des variables. D’autres facteurs jouent simultanément, tel le moment de la création de la ville en question, le niveau et la complexité des fonctions politiques (la fonction de capitale par ex.), culturelles, sociales et économiques. La présence de marchands étrangers, de foires internationales et de fonctions bancaires dans une ville, sont des facteurs de poids. Eef Dijkhof nous apprend que Dordrecht, ville marchande qui a connu un essor précoce dans le contexte des Pays-Bas septentrionaux, nomme un clerc urbain en 1277, emploie plusieurs scribes entre 1280 et 1290, et précède ainsi sensiblement les autres villes de Hollande, comme Haarlem, Delft et Leiden. La seule démographie n’explique en aucun cas la vitalité et le succès précoces de villes grandes, moyennes et petites. Il faudra au moins, comme l’a suggéré Thérèse de Hemptinne pendant les discussions, établir une typologie nuancée des villes en Europe, qui devrait combiner des aspects d’histoire sociale et d’ordre diplomatique. Benoît-Michel Tock propose de discerner au moins les villes épiscopales, les grandes et les petites villes, les villes de seigneurie.
Peut-on raisonnablement affirmer que l’apparition d’un certain nombre de chartes promulguées par des échevins présuppose l’existence d’une administration urbaine vraiment établie ? Nos confrères italiens, Gian Giacomo Fissore et Dino Puncuh, n’hésitent pas à faire usage de ce concept institutionnel. De même pour l’Espagne, comme l’affirment mesdames Maria Luisa Pardo et Maria Josefa Sanz. Par contre Mark Mersiowsky hésite de rallier ce concept pour la Westphalie, et se demande si le modèle de l’établissement formel d’une administration est bien présent aux 14e et 15e siècles. Il se demande si la notion [p. 563] de ‘chancellerie urbaine’ n’est pas plutôt une construction intellectuelle des historiens du 19e et 20e siècles qu’une réalité du moyen âge. Le cas des Pays-Bas semble confirmer ce point de vue. Geertrui Van Synghel souligne qu’un laps de temps significatif peut s’écouler entre la fondation d’une ville et la création explicite d’un secrétariat urbain, ce qui n’empêche pas les citadins de rédiger des chartes.
Sans doute le cas de l’Autriche, étudié par Peter Csendes, peut nous fournir une voie d’échappement pour cette discussion. En 1170 apparaît dans la ville de Vienne une première charte qui consigne une action juridique entre bourgeois. Elle est composée et écrite par un ecclésiastique de la ville. En 1220 apparaît le premier sceau urbain. En 1221 la ville reçoit ses premiers privilèges ‘in optima forma’. En 1276 seulement Csendes retrouve le nom d’un vrai scribe urbain. Il peut donc y avoir une longue phase, un siècle, de transition et de formation de structures. En Pologne également la ville de Poznan faisait appel au 13e siècle aux services des scribes de l’évêque. De même à Altenburg en Saxonie, où les chartes les plus anciennes sont écrites dans une abbaye bénédictine et dans une commanderie de l’Ordre Teutonique.
On peut se demander s’il n’y a pas une meilleure chance de trouver les clés de la précocité, ou du retard de l’essor de la production de chartes dans la chronologie du take-off de la culture écrite, de l’enseignement et de l’enseignement de l’écriture en particulier. Eef Dijkhof a eu raison de scruter la pénétration de la culture écrite dans la société urbaine, et de mettre en évidence l’élargissement au cours du 13e siècle du nombre de gens capables d’écrire et l’essor de la formation des scribes urbains. En 1245 les bourgeois de Haarlem devaient encore faire appel à un scribe de l’abbaye d’Egmond, sans doute parce que une école laïque faisait défaut. L’autre modèle existe. Dans les villes de l’Angleterre et dans celles du pays rhénan, notamment à Cologne, on trouve des techniciens capables d’écrire et de rédiger des chartes dès le 12e siècle. Pour la Flandre il y a un rapprochement intéressant à faire entre les premiers signes d’activité d’un centre d’écriture urbain (premier quart du 13e siècle) et l’existence d’une école laïque à Gand dès l’année 1191. Une source gantoise de la fin du 13e siècle nous apprend que les bourgeois de Gand avaient accès, et cela depuis longtemps sans doute, à une formation intellectuelle pour futurs marchands dans l’abbaye de Saint-Pierre.
Ce dernier point réfère à un facteur intellectuel qui n’est nullement négligeable, l’interférence et l’interaction entre les scribes urbains et les institutions ecclésiastiques dans la même ville. Ambronn a souligné pour Ratisbonne l’interaction et l’osmose très spécifiques entre le secrétariat urbain et les services de rédaction épiscopaux. Krystzstof Skupienski croit qu’en Pologne l’impact de l’Église sur les chancelleries urbaines dépasse en profondeur le ‘pragmatische Schriftlichkeit’, et a été un facteur culturel dominant. Benoît-Michel [p. 564] Tock le signale pour la France : l’acte urbain le plus ancien, celui de Péronne de 1151, a été écrit à l’abbaye d’Arrouaise. Dans le cas de Ratisbonne certains aspects démontrent que les bons rapports entre les ecclésiastiques et les marchands de la ville n’avaient pas seulement un caractère technique, mais ressortaient plutôt d’une compatibilité idéologique. Par contre au Portugal José Marques, Maria Helena da Cruz Coelho et Armando Carvalho Homem, prouvent que les interférences se situent plutôt dans les contacts entre des notaires publics et le secrétariat de la ville, une osmose typique pour le midi de l’Europe, et qui se confirme dans le cas italien. L’initiative de faire appel aux notaires publics au Portugal ne venait pas des municipalités, mais du roi qui imposait la formule à ses villes. Il est intéressant de noter que la Flandre semble avoir suivi le modèle de l’interférence avec les milieux ecclésiastiques, plutôt que le modèle italien des notaires, bien que les anciens Pays-Bas avaient de multiples contacts avec l’Italie, et avaient de fortes ressemblances de vie urbaine et d’économie urbaine avec l’Italie urbanisée. Le notariat, et notamment le système notarial italien, a été introduit dans les Pays-Bas dès 1270, mais il n’y a jamais eu le même succès qu’en Italie.
Quant à l’organisation d’une chancellerie urbaine, beaucoup reste à découvrir. Une remarque de Ludmila Sulitková doit nous faire réfléchir : elle trouve pour la ville de Brünn en Moravie, entre 1520 et 1619, 11 noms de scribes urbains officiels, mais en même temps 314 mains différentes dans les chartes disponibles.
Secteurs et domaines couverts par les actes urbains
Il n’y a pas de doute que partout en Europe les centres de rédaction urbains s’occupent en premier lieu et de façon dominante de la production de chartes de juridiction gracieuse et contentieuse.
Il est beaucoup moins évident si, partout, ces centres ont été également et en même temps chargés de la rédaction de documents financiers et administratifs. Dans certains cas on semble avoir opté pour une spécialisation des scribes, d’une part ceux qui s’occupent des chartes, et d’autre part ceux qui préparent les dossiers administratifs, tels les comptes de la ville, les registres des domaines, des travaux et des milices urbaines, et la correspondance politique. Maria Luisa Pardo a souligné, pour Séville, l’énorme variété de types de documents produits dans les secrétariats urbains.
[p. 565] La compétition avec les autres rédacteurs de chartes
Dans l’ensemble de la production d’écrits dans les centres urbains, il n’y a qu’un terrain pour lequel la concurrence et la compétition jouent pleinement : le domaine des actes de la juridiction gracieuse. Pour la juridiction contentieuse les échevins exercent pleinement et sans concurrence leur fonction de juges pour tous les habitants de la ville. En outre, tout ce qui touche à l’administration interne et tout ce qui est tenu à la discrétion de la décision politique (comptabilité de la ville, correspondance des échevins, etc.) appartient évidemment au monopole des scribes de l’administration de la ville.
Pour les actes de mariage, les testaments, les contrats de vente, les accords commerciaux entre marchands locaux et étrangers, par contre, il existe dans les villes de l’Occident médiéval, un vrai marché libre. La concurrence la plus visible et la plus spectaculaire existait sans aucun doute entre les échevinages et les notaires publics. Les deux instances avaient leurs propres avantages et leurs handicaps respectifs. Les points forts des notaires sont : la supériorité technique, la connaissance parallèle du latin et d’un certain nombre de langues vulgaires, la capacité d’un meilleur dialogue avec les marchands étrangers. Les avantages des scribes et des rédacteurs du banc échevinal, surtout aux yeux du public local, étaient : leur familiarité supérieure avec les subtilités du vernaculaire local et avec les conditions sociales de leurs villes, la possibilité pour les citadins de pouvoir compter sur une certaine bonne volonté (politique) de la part des échevins afin de ‘régler’ des transactions plus ou moins douteuses, plus ou moins délicates. Le handicap notoire des notaires était surtout leur statut d’étrangers. Car du moins au début de leurs activités dans le nord de l’Europe les notaires furent souvent des Italiens itinérants. La fin du moyen âge présente donc une compétition aiguë entre scribes urbains et notaires, particulièrement en Flandre, comme l’a démontré James M. Murray. Une variante intéressante est signalée par Geertrui Van Synghel pour Bois-le-Duc, ville du Brabant septentrional, où un nombre important de notaires publics semble avoir été au service de cette ville comme scribes urbains ; elle considère les relations entre notaires et échevins de la ville comme étant une ‘peaceful coexistence’. En Pologne, selon Kryzstof Skupienski, l’apparition de notaires publics dès 1287, n’a pas empêché que très vite, et jusqu’à la fin du 18e siècle, les registres des échevins devenaient en pratique le seul et unique instrument de droit public.
Les notaires ne sont pas les seuls concurrents des échevins. Éric Bousmar énumère six types de documents dans les villes du Hainaut : les chartes écrites dans les chapitres locaux, les actes du comte, ceux des hommes de fief du comte, les actes de cours foncières et ceux des notaires publics, les chartes des échevins.
[p. 566] Mais il existait encore d’autres compétitions en Europe. Ivan Hlavacek, pour la Tchéquie, Ralph Griffiths pour Wales et Geoffrey Martin pour l’Angleterre, ont bien révélé l’ambition des rois, et des agents royaux, de contrôler la vie politique et la vie sociale dans les villes de leur royaume, par le biais concret de l’impact sur l’administration locale, sur la production des monnaies, et sur l’organisation des marchés. Évidemment l’impact de l’État central et du conseil royal dans le secteur de la juridiction gracieuse était forcément réduit. Dans un domaine l’État central a vraiment essayé de s’imposer avec plus ou moins de succès selon les régions. C’est celui des finances urbaines. Il est fascinant de constater que ce problème a été mis sur la table pratiquement au même moment, vers 1280, un peu partout en Europe. Ralph Griffiths signale à cette époque la prise de conscience chez les bourgeois des villes du pays de Galles pour gérer eux-mêmes leurs villes au niveau des finances et de l’administration, pour rédiger eux-mêmes leurs testaments. En outre les villes de ce pays, étant un pays aussi urbanisé que l’Angleterre, faisaient preuve vers 1280 d’une prise de conscience politique aiguë (‘civic ambition’, dit Griffiths), et l’explicitaient par de multiples textes de protestation. Il est fascinant de constater qu’exactement au même moment, dans la même année 1280, débute, dans les villes de Flandre, l’apparition de cahiers de doléances fort similaires de tendance critique et de contenu. En Flandre le prince et les villes se battaient pour un enjeu crucial : l’autonomie et le contrôle des finances urbaines. L’État central exigeait, et obtenait en partie, que les villes flamandes introduisent un exemplaire de leurs comptes au prince pour vérification. Mais ces villes installent aussi à cette même fin du 13e siècle des structures autonomes de décision politique. En France le processus de l’impact du roi sur les villes était plus précoce. Alain Saint-Denis signale que dans le royaume les villes rendaient régulièrement compte au roi par écrit de leurs finances depuis 1262.
Le public concerné. La fonction de service public
Le public concerné des actes qui consignent les transactions de la juridiction gracieuse se limite, en toute logique, essentiellement aux bourgeois de la ville en question. Pourtant au Portugal, selon José Marques, Maria Helena da Cruz Coelho et Armando Carvalho Homem, les échevins rédigent également des chartes à la demande et à l’intention d’un nombre considérable d’ecclésiastiques résidants en ville, un peu à l’inverse de ce qui se passe dans le nord de l’Europe. Dans les villes de commerce international le public s’élargit évidemment aux milieux des marchands étrangers.
Le succès des centres d’écriture urbains dépend largement de leur crédibilité sur le plan juridique et technique. Michel Parisse et Geertrui van [p. 567] Synghel ont souligné les précautions de contrôle et de sécurité que prenaient les bourgeois médiévaux, en considérant le coffre des échevins comme le seul lieu solide et protégé. Il est significatif que les contemporains appellent l’endroit où les activités diplomatiques se passent, un ‘locus credibilis’, endroit auquel Brigitte Bedos-Rezak confère l’épithète d’espace magique. En Slovaquie les registres de la ville (les ‘Grossvaradiner Kapitel’) sont considérés, selon Juraj Rohác, comme la seule version juridiquement valable, et donc comme de véritables ‘loca credibilia’. On pourrait même leur accorder, dans la terminologie de Pierre Nora, le statut de ‘lieux de mémoire’.
Un autre élément-clé de la crédibilité et sécurité des actes est évidemment le sceau. Josefa Sanz, dans son introduction (non publiée) pour l’Espagne, le qualifie de ‘signe de pouvoir’. Benoît-Michel Tock remarque que l’autorité de la production documentaire est reconnue et assurée dès que le sceau de la ville est considéré comme assez fort pour pouvoir se passer de toute autre validation. Brigitte Bedos-Rezak a noté deux autres éléments importants sur l’apparition et la fonction des sceaux urbains. D’abord, elle explique une partie du succès des débuts par l’invitation à certaines villes de co-valider des actes extérieurs à la ville, comme par exemple les actes royaux. D’autre part, elle souligne que le sceau n’épuise pas la fonction validatrice. C’est en effet le dépôt dans les archives urbaines, l’arche en tant que ‘locus credibilis’, qui confère toute sa force et la crédibilité documentaire absolue à l’acte.
Une problématique qui reste à vérifier est celle du contrôle social par les échevins des activités des habitants de la ville, voir celle du contrôle politique de la population par le biais de l’exercice du monopole de la mise par écrit de tous les aspects de la vie sociale par les magistrats.
Alain Saint-Denis nous informe que dans le nord de la France ne se retrouve aucune trace d’une malveillance quelconque de la part de l’élite urbaine, dans le sens de se réserver la rédaction d’actes afin de pouvoir gérer leurs affaires particulières, sans avoir à rendre compte au monde extérieur, c’est-à-dire en escamotant totalement le caractère public de leurs activités juridiques, tout en oubliant la notion du bien public. L’autre modèle existe également, en Flandre notamment, dans une région où les élites urbaines se sont battues avec un certain succès pour sauvegarder aux 14e et 15e siècles leur influence et leur poids politique, même après la révolution sociale autour de 1300, qui avait donné une voix politique aux gens de métier et aux travailleurs. L’origine de cet impact doit se chercher au 13e siècle, à l’apogée du pouvoir du patriciat urbain fermé. À la fin de ce siècle les différentes couches de la population gantoise se plaignent durement des actions frauduleuses de ces patriciens. Un des moyens perfides de l’exercice discret du pouvoir, après les troubles de 1300, était la création de deux circuits parallèles et de deux bureaux pour la rédaction des actes dans la bonne [p. 568] ville de Gand. L’un, public, était ouvert à l’ensemble de la population, au ‘commun’. L’autre était réservé au charme discret de la bourgeoisie, auquel seule l’élite bourgeoise avait accès, en excluant tout contrôle de la part des autres couches de la société gantoise. Mais il hors de doute que, malgré ces monopoles politiques, le 13e siècle a été le théâtre de la ‘démocratisation’ de la production de chartes, et que partout en Europe toutes les couches de la société ont conquis l’accès à des services urbains pour consigner leurs affaires.
La forme des actes urbains
Les éléments les plus caractéristiques quant à l’aspect formel des actes sont d’une part le choix de la langue, le latin ou le vernaculaire, d’autre part le choix entre la forme de la charte scellée classique et la formule du chirographe (charte-partie). Les deux aspects sont d’ailleurs parfois curieusement liés, par un penchant commun pour une attitude respectivement conservatrice ou innovatrice.
Aux débuts des activités administratives dans les villes des 12e et 13e siècles l’emploi du latin était encore de rigueur, sans aucun problème, car les scribes étaient tous d’origine cléricale, et avaient reçu la même éducation classique. En toute logique l’élargissement du public concerné, au 13e siècle, vers des groupes de la société qui ne connaissaient pas le latin, a forcé l’introduction des langues vernaculaires dans les chartes. Il est fascinant de constater de forts décalages, selon les pays, mais même au niveau des régions, pour la date de la première charte qui abandonne le latin.
Bernard Delmaire discerne dans les villes du nord de la France deux catégories. Le type conservateur se caractérise par l’emploi continu et tardif du latin, et par la continuation du système de l’acte scellé. Les villes novatrices de leur coté introduisent très vite le français et la formule de la charte-partie non scellée. L’archétype de l’innovation précoce est le cas de Douai avec un acte urbain en français (langue d’oïl) en 1204, précédé peut-être par Chièvres en 1194, suivi en tout cas peu après par Tournai et plusieurs autres villes de France. En Flandre le moyen-néerlandais est la langue du premier registre échevinal de 1210-1239. Mons, en Hainaut, a des chartes en un français teinté de picard, dès 1222, mais, par contre, la forme de chirographe se fait attendre jusqu’en 1247. Michel Parisse a ajouté le cas de Metz, qui se décide pour la langue vulgaire en 1227. Les petites villes restent souvent en retard pour cette double innovation, comme c’est le cas en Autriche, où l’apparition de l’allemand (pas avant les années 1280) est tardive en général. En Artois Saint-Omer se tourne vers le français en 1248 ; les villes moins importantes sont plus traditionalistes, et attendent jusqu’en 1268 (Bapaume, Calais) et même 1290 pour Aire-sur-la-Lys. Mais ce n’est pas le cas partout. En Saxe notamment la transition du latin à [p. 569] l’allemand s’opère précisément plus vite dans les petites que dans les grandes villes. L’allemand apparaît, selon les cas, entre 1305 et 1347 ; Altenburg, qui était la première pour rédiger des actes (en 1268) est la dernière pour abandonner le latin, en 1347 ; les institutions ecclésiastiques en Saxe restent fidèles au latin jusqu’à la fin du 15e siècle. À Ratisbonne, en Bavière, l’allemand fait son apparition en 1259.
En général les régions fort urbanisées sont nettement en avance sur les régions agricoles. La Hollande abandonne le latin dans la seconde moitié du 13e siècle. Cela se confirme pour Cologne, grande ville marchande située sur un axe commercial international, donc moderniste, à l’inverse des centres de la Westphalie proche, mais rurale et traditionaliste, où l’allemand n’est introduit qu’entre 1350 et 1360, et où l’usage du chirographe est inconnu au 13e siècle. Mais dans certaines régions pourtant urbanisées, comme le Brabant septentrional, la langue vulgaire se fait attendre jusqu’à la première moitié du 14e siècle. Il faut s’étonner aussi de l’introduction tardive, au milieu du 15e siècle, de la langue vulgaire dans les chartes urbaines du Pays de Galles. Il ne s’agissait même pas du welsh local, mais de l’anglais. Pourtant une longue tradition de welsh existait dans la littérature de fiction, dans la religion et dans les cours de justice. Un début d’explication se trouve sans doute dans le poids et le prestige du français en Grande-Bretagne après la bataille de Hastings.
Une toute autre déterminante pour la langue est liée au milieu d’origine de l’auteur de l’acte. Les notaires publics s’attachent beaucoup plus longuement au latin que les scribes urbains. Le retard relatif des petites villes s’explique aussi par une certaine forme de colonisation par les grandes. Les notaires itinérants installés dans les grandes villes vont souvent, temporairement et simultanément, opérer dans les petits centres, parce que l’infrastructure d’un bureau d’écriture y fait défaut.
Dans un certain nombre de situations, notamment dans les centres internationaux de commerce, le personnel des chancelleries urbaines était en mesure de rédiger des chartes en plusieurs langues. L’Asturie est un exemple intéressant, en ce sens que les rédacteurs de chartes y rédigeaient aussi bien en espagnol qu’en français et en anglais, surtout pour le milieu des marchands internationaux. Cela se passait également dans la ville d’Ypres en Flandre avec ses foires de commerce. Le multilinguisme était de rigueur aussi en Bohème, mais dans ce cas plutôt pour des raisons culturelles et politiques ; les scribes y maîtrisaient le latin, l’allemand et le tchèque.
Un facteur tout à fait spécifique qui a influencé la forme des actes est l’impact de l’humanisme du Trecento en Italie. Notamment la chancellerie urbaine de Florence, qui n’avait de pareil en Europe pour le prestige et la richesse de sa production documentaire, y a été fort sensible. Plusieurs humanistes renommés, tel Salutati, ont été chancelier de la ville, et donné une [p. 570] allure sans pareille à la fonction, tout en introduisant des réminiscences de la littérature antique dans le ‘stilus cancellarie’ florentin. On ne s’étonne guère que Salutati montre constamment son aversion pour l’introduction par certains de ces collègues scribes de la langue vulgaire dans les produits de sa chancellerie.
La conservation de la mémoire
Élizabeth Ewan nous a révélé l’importance que les villes d’Écosse accordaient à une bonne conservation de la mémoire des documents promulgués par eux. Pour cela ces villes se sont tournées vers les notaires publics, qui consignaient leurs actions dans des ‘Protocol Books’, conservés dès 1469, et qui sont d’une richesse inouïe pour l’histoire sociale, politique et économique. Ces notaires publics furent actifs en Écosse bien longtemps avant 1469, à partir de la fin du 13e siècle. Mais à cette époque la mémoire était pauvrement protégée. En effet la conservation de leurs originaux dans les archives des destinataires fut une voie beaucoup moins solide pour la sauvegarde de la mémoire documentaire.
Il ne faut en outre nullement oublier la formule orale dans la conservation de la mémoire. Éric Bousmar a souligné, avec raison, la longue durée, se poursuivant loin dans le 15e siècle, à Mons (Hainaut) de la promulgation orale ritualisée. Nous en avons conservé pourtant la mémoire, en absence d’actes authentiques scellés, par les rouleaux qui mentionnent la teneur essentielle des actions juridiques.