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[p. 49] Propositions méthodologiques pour la Diplomatique du Bas Moyen Age et des débuts des temps modernes

La Diplomatique est une discipline scientifique dont les enseignements de base sont valables pour toutes les époques et même toutes les civilisations, puisque sa finalité est l’étude des documents en eux-mêmes. Elle s’intéresse, en effet – comme chacun le sait –, à la manière dont les documents nous sont parvenus – le mode de tradition de l’acte –, à leur forme, aux mécanismes qui ont permis leur élaboration et leur ont conféré l’authenticité. Par cette critique interne de l’acte, elle rend possible son interprétation correcte; elle dégage de la gangue des formules stéréotypées le noyau que l’historien doit exploiter; elle permet de déterminer, le cas échéant, l’autorité qui l’a effectivement commandé ou rédigé, et de dater, éventuellement, le texte qui ne comporte pas de date. Par toutes ces potentialités, elle est essentielle pour l’archiviste qui a à traiter des ensembles de documents – les fonds d’archives – et en élabore les inventaires, aussi bien que pour l’érudit qui procède aux éditions documentaires ou à l’établissement de regestes. Elle demeure aussi non négligeable pour l’historien dès lors que c’est sur des sources documentaires que repose son travail de reconstruction du passé.

Mais si donc les fondements généraux de la technique diplomatique sont applicables à tous les documents de toutes les époques, comme on se plait à le répéter, il n’en est pas moins évident que des méthodes différenciées doivent être mises en oeuvre selon les diverses périodes de l’histoire, la quantité de sources dont on dispose, la nature des documents, leur typologie, la complexité relative des institutions qui leur ont donné naissance.

Tant que les documents nous sont parvenus en quantités limitées, tant qu’ils répondent à un nombre plus ou moins restreint de types dont les caractères formels sont relativement bien arrêtés, tant qu’ils sont issus d’organismes simples, il va de soi que l’accent est mis sur l’étude de la forme des actes, sur la critique de leurs caractères externes et internes. Publications intégrales ou, au moins, corpus de regestes, demeurent possibles, sinon souhaitables. C’est d’ailleurs ce qui s’est toujours fait depuis qu’est née la diplomatique au temps de Mabillon et surtout depuis qu’elle s’est faite science au cours du XIXe siècle. C’est aussi ce qu’il conviendrait de faire pour les civilisations antiques [p. 50] du Proche-Orient qui nous ont livré leurs archives sous forme de tablettes.

Mais cela deviendrait bien peu concevable dès qu’on aborde l’époque moderne, où l’exploitation des archives volumineuses qui nous ont été conservées requièrent surtout, de la part du diplomatiste, un démontage aussi précis que possible des mécanismes qui ont assuré la production des documents. A plus forte raison, une étude diplomatique traditionnelle serait totalement impensable pour l’époque contemporaine: elle doit bien plutôt servir de support à une compréhension globale d’archives dont l’océan risque de submerger le chercheur – à moins que l’historien ne veuille entreprendre la publication ou l’examen de certains types bien particuliers de sources.

Il ne saurait donc y avoir une Diplomatique, mais, dans le cadre d’une approche technique du document, il convient de déterminer des méthodes qui se différencient selon les époques considérées. Celles qui peuvent s’appliquer au Bas Moyen Age et aux débuts de l’époque moderne seront donc, de toute nécessité, différentes de celles que les diplomatistes ont eu jusqu’ici coutume d’appliquer au Haut Moyen Age et même au Moyen Age classique.

Certes, le retard dans le développement d’institutions complexes et dans la professionnalisation croissante de leur personnel, ou encore les aléas de la conservation archivistique, font que dans certaines aires de civilisation il conviendra encore d’appliquer aux documents des XIVe, XVe et même XVIe siècles les méthodes qui ont fait leurs preuves pour les siècles précédents, en matière de critique et d’édition, dans des pays plus favorisés. C’est le cas, notamment, pour l’ensemble de l’empire byzantin, comme pour la Russie et certains pays de l’Europe orientale, comme aussi pour la Turquie ou la plupart des pays arabes ou encore pour certaines régions de l’Europe occidentale qui n’ont pas eu la chance de pouvoir conserver les masses documentaires qui ailleurs nous sont parvenues.

Ailleurs, au contraire, c’est une autre méthodologie qui doit être conçue et appliquée. Sans doute est-ce parce qu’on n’a pas encore une idée suffisamment claire de cette nécessité que, dans la plupart des pays de l’Europe occidentale, la diplomatique de ces époques n’a pas encore fait l’objet des travaux qui s’imposeraient. A l’heure présente, en effet, il est permis de dire que la diplomatique mérovingienne, carolingienne ou ottonienne, compte tenu des sources limités dont on dispose, n’a plus de secrets pour nous; bien des actes issus de ces chancelleries ont fait l’objet d’études critiques particulières, et on peut estimer qu’il n’y a plus guère aujourd’hui en ce domaine que des broutilles à glaner dans des champs que nous devons abandonner. De même, dans quelques années, grâce aux éditions et aux études qui s’achèvent, les historiens pourront disposer d’instruments de travail d’une valeur indiscutable sur les [p. 51] XIe–XIIe siècles, et même sur le XIIIe, que ce soit Frédéric Barberousse, les premiers Capétiens jusqu’à la mort de Philippe Auguste, les Plantagenêts ou les papes jusqu’à la papauté d’Avignon.

Mais, à partir d’une date variable selon les pays, on ne peut plus guère songer aux grands corpus exhaustifs d’éditions documentaires dès lors qu’on jouit d’une pléthore de registres de chancellerie et que, de plus, en dehors même de ceux-ci, il existe des centaines de fonds d’archives institutionnelles, ecclésiastiques, municipales et seigneuriales où les documents doivent être collectés. Par exemple, les 6500 registres de la chancellerie aragonaise aux Archives de la Couronne d’Aragon à Barcelone – dont 1000 pour le seul règne de Pierre le Cérémonieux – avec leurs quatre millions d’actes, sont là pour attester le gigantisme de la documentation royale dès cette époque. Les centaines de milliers de « lettres communes » et de suppliques enregistrées posent, en ce qui concerne la chancellerie pontificale, des problèmes analogues. Et si, à côté des « actes » (Urkunden) proprement dits, on songe à la masse des autres « documents » que renferment les archives judiciaires et financières et qui ressortissent de façon évidente à la diplomatique, il faut bien avouer que la diplomatique classique est désarmée et que ses méthodes sont inopérantes.

Continuer à vouloir identifier le style des rédacteurs à une époque où les actes ont pris une forme de plus en plus stéréotypée selon les catégories auxquelles ils appartiennent, serait une tâche bien vaine. Quel intérêt présenterait l’étude du dictamen et, plus encore, l’identification des mains des notaires, quand l’écriture de chancellerie devient de plus en plus impersonnelle et conforme à des canons impératifs? Et surtout quand on sait, par exemple, qu’il y avait à la chancellerie royale française de Philippe VI 98 notaires et que Louis XI fixa leur nombre à 1201, sans compter le fait que beaucoup recouraient à des clercs ou à des commis pour tenir matériellement la plume à leur place, sans oublier aussi que, si les notaires avaient le monopole de la signature des actes, les divers services disposaient aussi de maîtres et de clercs qui ne se privaient pas pour rédiger des pièces ou au moins pour les préparer. Lorsque sous le seul sceau royal, la chancellerie de France expédiait bon an mal an dès la première moitié du XIVe siècle environ 60 000 actes2, une identification des [p. 52] écritures serait aussi discutable que celle des machines à écrire des dactylos de nos administrations contemporaines!

Les chancelleries souveraines du Bas Moyen Age ne sont pas les seules à souffrir de la désaffection des diplomatistes à leur égard: les études sur les principautés territoriales en ont pâti au moins autant. Par un curieux paradoxe, nous connaissons mieux, en France, les actes de ces principautés féodales pour l’époque où celles-ci ne disposaient pas encore de chancellerie organisée: tels les ducs de Normandie jusqu’à l’accession de Guillaume le Conquérant au trône d’Angleterre, les comtes de Toulouse jusqu’à la fin du XIIe siècle, les comtes de Flandre jusqu’au début du XIIIe siècle, les comtes de Savoie jusqu’au milieu de ce siècle. Autrement dit, dès que la documentation commence à prendre quelque ampleur, les études de diplomatique et les corpus prennent fin. Qui aurait le courage de s’attaquer, en usant des méthodes traditionnelles, à la paperasserie expédiée par un Amédée VIII de Savoie ou plus encore à celle d’un Philippe le Bon duc de Bourgogne, avec les registres de l’Audience et les milliers de pièces dispersées à travers des centaines de fonds d’archives de destinataires répartis sur le territoire de plusieurs États actuels?

Pour ces époques, il devient donc essentiel de repenser très sérieusement toute notre méthodologie.

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Une question préalable vient aussitôt à l’esprit: peut-on déterminer l’époque à laquelle une rupture de méthode devrait intervenir? La réponse vient d’elle-même: ce sont les sources disponibles et surtout leur masse qui conditionnent notre attitude à leur endroit. Du jour où la chancellerie et les institutions sont bien organisées, à partir du moment où sont tenus régulièrement des registres de chancellerie qui renferment une masse documentaire importante, sinon totale, à plus forte raison quand les minutes des actes viennent aussi à être conservées, quand les destinataires de leur côté s’appliquent à garder une part appréciable de leurs archives, les méthodes pour les traiter doivent, de toute nécessité, être transformées. Mais cela varie, évidemment, d’un « État » à un autre.

De toute façon, un des problèmes importants de la diplomatique ne se pose plus dans les mêmes termes que pour le Haut Moyen Age: celui des faux. On sait bien la part relativement importante qu’ils avaient dans la tradition documentaire des hautes époques, et avec quelle passion les diplomatistes font leurs délices de les détecter, de les disséquer, de rechercher les éventuels éléments de possibles documents sincères que le faussaire a pu utiliser. Il n’en est plus de même par la suite: dès la fin du XIIe siècle, le nombre des faux décroît [p. 53] singulièrement. A partir du XIVe siècle, il s’agit beaucoup plus d’actes dits « subreptices », c’est-à-dire d’actes expédiés à l’insu de l’autorité compétente en usant de subterfuges divers ou en tentant d’échapper au paiement des taxes; il s’agit aussi d’actes régulièrement expédiés, mais obtenus sur de faux exposés. Par les moyens classiques, il devient pratiquement impossible de les découvrir, sauf lorsqu’on a affaire à des faux éhontés ou à ceux qu’ont réalisés des faussaires modernes, car la plupart se présentent dans la forme même des actes sincères, avec tous leurs caractères externes et internes. A l’époque même il était déjà difficile de les repérer. Un exemple: en 1343, le roi de France, constatant l’abondance de tels actes, aboutissant à la nomination de plusieurs officiers à un même office ou bien à l’octroi de privilèges ou d’avantages sans que les services compétents en aient été informés, décida de demander à tous les bénéficiaires de représenter leurs actes afin qu’on les vérifiât et qu’on les enregistrât3.

L’étude de la forme présente un intérêt décroissant à mesure que les catégories diplomatiques, allant de pair avec une précision accrue dans l’expression juridique des actes, sont allées en se caractérisant de mieux en mieux. C’est dès lors l’étude des formulaires qui peut présenter de l’intérêt pour le diplomatiste, à cette réserve près que, si le nombre de ces formulaires s’élève, ils ont surtout de l’importance pour nous renseigner sur les différentes espèces d’actes que la chancellerie est appelée à expédier; leur principal intérêt est même de nous informer sur des actes de caractère éphémère qu’on n’a pas normalement conservés dans les archives4.

Autrement dit, puisque l’étude du « Diktat » et de l’écriture est devenue vaine et celle de la forme secondaire, un déplacement s’opère dans le champ de travail du diplomatiste: celui-ci se tourne de plus en plus vers l’histoire des institutions. L’organisation interne de la chancellerie, la compétence propre des services et des officiers, la filière suivie par les actes doivent retenir sans cesse davantage son attention. Attributions et pouvoirs du chancelier, modes d’instruction des affaires à la chancellerie et dans les divers services dont elle est chargée d’expédier les actes, répartition du travail entre les employés de ces services et ceux de la chancellerie elle-même, différenciation dans l’établissement [p. 54] des différents actes, dans leur mode de validation, dans leur enregistrement, constituent dès lors pour le diplomatiste des éléments d’un intérêt tout particulier.

Dès lors qu’il existe un enregistrement des actes, il importe d’étudier de très près ce que nos collègues allemands appellent le « Registerwesen ». Procède-t-on à l’enregistrement systématique de tous les actes ou bien cet enregistrement n’est-il que partiel? En ce cas, quels en sont les critères? A-t-il lieu d’office ou bien à la requête des intéressés? Y a-t-il une ou plusieurs séries de registres et quelles sont les raisons de l’entrée des actes dans ces diverses séries? Les pièces de caractère politique ou confidentiel font-elles l’objet d’un enregistrement séparé? Y a-t-il enregistrement successif dans le service d’origine et à la chancellerie, et dans celle-ci y a-t-il un enregistrement provisoire, puis un autre, définitif? Se fait-il sur la minute ou sur l’expédition au net? et à quel moment: avant ou après le scellage ou la signature? Si l’enregistrement se fait par fournée, lors du scellage, quel est le délai entre la date de l’acte – qui est normalement celle de son commandement – et l’enregistrement qui va en permettre l’exécution? S’agit-il d’une copie intégrale ou procède-t-on à des coupures de certains éléments de l’acte? Chacun sait l’importance que revêtent les réponses à chacune de ces questions, et à d’autres encore que les circonstances amènent à se poser, pour juger des qualités de l’enregistrement d’une chancellerie donnée, pour donner confiance à la complétude des sources documentaires qui en proviennent, pour connaître enfin la marche même des services.

Le problème de la vérification des actes par des autorités adéquates, des corrections qu’elles peuvent y apporter, des refus éventuels, de la rétention plus ou moins longue qu’elles peuvent opérer dans les documents qui leur sont transmis, est bien loin de nous laisser indifférents.

Il est également intéressant de déterminer si la mesure a été sollicitée ou bien si elle résulte de la seule volonté de son auteur, s’il a agi motu proprio, réellement ou de façon fictive; si la demande a été exaucée en tous points ou si des réserves ont été exprimées par l’auteur de l’acte. La confrontation entre la supplique, si on la possède, et l’acte qui en résulte, devient dès lors fort éclairante; a fortiori, la comparaison avec d’autres pièces ou même avec un dossier se rapportant à l’affaire. Autrement dit, à mesure qu’on avance dans le temps, le document doit être de moins en moins considéré en lui-même, mais bien davantage dans le contexte d’autres documents qui permettent de l’interpréter.

J’attache personnellement un prix de plus en plus grand, sinon essentiel, à la détermination de l’autorité qui a, en fait, commandé l’acte. Car au Bas Moyen Age, comme à l’époque moderne, il est évident que, si les actes publics [p. 55] sont normalement intitulés au nom du souverain, l’affaire a été, dans la plupart des cas, instruite par le service compétent ou par un officier à qui délégation a été donnée pour prendre la décision. Il devient dès lors capital de savoir qui, en réalité, a agi: cela conditionne la portée de la mesure que comporte l’acte et, de plus, nous donne des informations sur la compétence de qui a donné l’ordre de mise par écrit, sur ses activités, voire sur la politique qu’il entendait suivre. Or à partir d’une date variable selon les chancelleries – grosso modo vers 1300 à la chancellerie royale française – les notaires ont pris l’habitude d’indiquer au pied de l’acte le nom de qui leur avait donné l’ordre de l’établir. Bientôt cela devint une règle, hors de laquelle l’acte n’aurait pas été tenu pour valable. Aussi ces mentions dites « hors teneur » (ou extra sigillum) sont-elles le plus souvent transcrites à la suite de l’acte dans le registre où cet acte est inséré. L’éditeur se doit de les relever avec soin. C’est ainsi que le relevé systématique des actes commandés par le roi en personne, mieux encore des mentions telles que l’acte a été dicté ou relu par lui ou encore corrigé par son ordre, devient d’un poids considérable pour juger de la politique personnelle du souverain, voire de sa psychologie. C’est ce que j’ai tenté de faire pour Philippe le Bel et ses fils5. En contre-partie, il n’est pas moins intéressant de noter que telle lettre de Boniface VIII à Philippe le Bel porte la mention qu’elle a été décidée par le pape en personne6.

Un autre aspect important pour l’étude du Bas Moyen Age et qui me parait relever de la diplomatique, est de tenter d’apprécier l’activité d’une chancellerie donnée par l’évaluation du nombre d’actes qu’elle expédiait en un an, et d’examiner, quand cela est possible, l’évolution de ce chiffre selon les règnes, et éventuellement sa répartition par service. Pour ce faire, on peut recourir aux registres de la chancellerie si l’on a pu conclure à leur exhaustivité ou, tout au moins, estimer la proportion relative des actes qui échappent à l’enregistrement. Ailleurs, les comptes de la chancellerie, s’ils sont conservés, peuvent fournir des chiffres valables, mais on peut aussi tirer des enseignements des versements faits au Trésor par la chancellerie quant au produit de l’émolument du sceau. On peut encore, si l’on connaît le poids approximatif des différents types de sceau et si l’on sait par les comptes la quantité de cire ou [p. 56] de plomb dont l’achat a été effectué pour la chancellerie, en déduire, de façon au moins approchée, le nombre des actes ainsi scellés7.

Il conviendrait encore de s’attacher, bien plus qu’on ne l’a fait jusqu’ici, à la personne même des chanceliers et des notaires, à leur formation intellectuelle et professionnelle, à leur carrière, à leur rôle hors la chancellerie et qui peut être fort important, à leurs activités dans le domaine littéraire. Je ne veux nullement anticiper sur ce qui sera dit lors des séances de la Commission internationale de diplomatique au cours du Congrès international des sciences historiques de Stuttgart en 1985, puisque ce sera précisément le thème même de nos travaux. Toutefois, je ne peux pas ne pas rappeler ici ce que fut l’apport du personnel des chancelleries pontificale, florentine, milanaise, française, impériale etc. au pré-humanisme des XIVe et XVe siècles et ensuite à l’humanisme de la Renaissance. Tels un Coluccio Salutati ou un Lorenzo Valla, un Nicolas de Clamanges ou un Jean de Montreuil ou encore un Guillaume Budé. Grande fut aussi la part de ce milieu des notaires et des secrétaires des princes, non seulement dans la production juridique de leur temps ou dans celle des libelles de caractère politique, mais aussi dans la rédaction des ouvrages historiographiques ou dans la littérature. On peut citer, entre tant d’autres exemples, le cas du secrétaire de Philippe le Bel Jean Maillard, qui fut l’auteur d’un roman bien connu le « Roman du comte d’Anjou », et celui de son collègue Geoffroy du Bus qui écrivit un des « best sellers » de ce temps, le « Roman de Fauvel »8. C’est là certainement un des secteurs les plus prometteurs de l’histoire de la chancellerie qu’il conviendra de prospecter avec grand soin en raison de l’intérêt qu’il présente pour l’histoire générale de la culture.

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J’en arrive à la question qui peut-être présente le plus d’intérêt immédiat pour l’avenir des travaux de diplomatique: peut-on continuer à préparer et à publier des corpus d’actes de chancellerie pour le Bas Moyen Age et, a fortiori, est-il encore utile d’éditer des registres d’actes notariés ou des recueils d’actes de juridiction gracieuse pour ces époques?

Disons que la question se pose en termes totalement différents selon les pays et les époques et qu’il faut tenir compte des cas particuliers. Comme je le disais au début de cet exposé, il y a bien des cas où la masse des archives ayant disparu et seules des épaves subsistant, dispersées à travers les chartriers des destinataires, il conviendrait de façon évidente de traiter ce qui a survécu un [p. 57] peu comme on le fait ailleurs pour des documents d’une époque beaucoup plus reculée. Cela est heureusement loin d’être le cas général, et c’est ordinairement l’inverse qui se produit: dès lors qu’il y a pléthore, toute publication intégrale de la documentation sous les formes traditionnelles devient impensable, d’autant plus que l’immanquable répétition du formulaire rendrait une telle édition aussi inutile qu’absurdement coûteuse. Seuls des regestes pourraient alors se concevoir, et encore les analyses devraient-elles se borner à l’essentiel: cote du document, date, nature de l’acte, noms et qualités des intéressés, lieux concernés …, sans entrer dans les détails de formulaire qu’exigeraient des documents d’une époque moins avancée. En fait, de tels regestes pourraient fort bien prendre souvent la forme de véritables tableaux, d’une consultation d’ailleurs beaucoup plus aisée. Le principal pour le chercheur est de pouvoir retrouver facilement ce qui l’intéresse directement: d’où l’importance fondamentale des index de noms de personne, de lieu et aussi de matière. Si cela est fondamentalement vrai pour toutes les époques, cela devient plus essentiel encore et on pourrait concevoir, à la rigueur, que certains inventaires prissent directement la forme d’un index. On l’avait déjà conçu, depuis bien longtemps, pour le Repertorium germanicum qui embrasse les actes des Archives Vaticanes concernant les pays d’Empire depuis le Grand Schisme de la fin du XIVe siècle.

Il faut évidemment admirer l’esprit de suite d’une entreprise que mène en France depuis des générations l’Académie des Sciences morales et politiques pour nous donner avec patience l’irremplaçable série des volumes du Catalogue des actes de François Ier et le Recueil des Ordonnances royales de ce règne et maintenant le Catalogue des actes de Henri II9, quarante années cruciales du XVIe siècle. Toutefois il faut bien se persuader que de tels efforts ne peuvent être qu’exceptionnels. Les techniques d’aujourd’hui ont, de façon générale, rendu périmées les méthodes de naguère; le recours à l’ordinateur s’impose de plus en plus à nous, dès lors qu’on a à traiter des masses documentaires considérables et surtout quand il s’agit de documents en partie répétitifs. Certes les diplomatistes classiques, ceux qui ont procédé, par exemple, à la publication si patiente des registres pontificaux des XIIIe et XIVe siècles, seraient bien étonnés de découvrir les possibilités de notre époque. Mais aurait-on encore aujourd’hui le droit de procéder, par exemple, à la publication imprimée des lettres communes des papes du XIVe ou du XVe siècle ou à celle des suppliques de la chancellerie pontificale alors [p. 58] que suffisent des bordereaux normalisés et leur entrée en ordinateur, lequel peut à volonté sortir, avec toutes les références croisées, toutes les informations souhaitées, et même la liste complète des documents dans l’ordre chronologique ou dans celui du registre? C’est ainsi que procède dès à présent une équipe de recherche conjointe du Centre national de la recherche scientifique et de l’École française de Rome pour les centaines de milliers de lettres communes des papes d’Avignon qu’il reste à éditer10, et une autre équipe traite de façon analogue les registres de sentences du Parlement de Paris au XIVe siècle11.

A plus forte raison devra-t-on procéder de même en ce qui concerne les registres de notaires, et l’on a un peu partout commencé à le faire. Sans aucun doute, il était bon que les registres des actes des notaires génois des XIIe et XIIIe siècles fussent publiés in extenso, ainsi que les registres qui subsistent des activités notariales génoises ou vénitiennes en Orient. Mais il serait inconcevable qu’on poursuivit l’entreprise postérieurement à la fin du XIIIe siècle. Et qui pourrait songer à publier jamais les 20 000 registres de notaires antérieurs à 1500 que j’ai dénombrés dans le sud-est de la France, et notamment pour les villes de Marseille, Aix, Arles et Avignon?

A partir d’une certaine époque – variable selon les régions – l’édition des documents est donc appelée à passer par le recours aux procédés automatisés, d’autant plus que le chercheur disposant de cotes précises pourra obtenir microfilms, photocopies ou microfiches des documents qu’il désire étudier plus à fond.

Une réserve doit cependant être faite, et elle me parait fondamentale: on doit tenir pour indispensable que l’auteur du dépouillement fournisse une notice précise de la manière dont les actes se présentent et dont l’enregistrement a été fait, ainsi qu’une analyse codicologique mentionnant éventuellement les lacunes. Il faut aussi, ce qui n’apparaît pas moins essentiel, que des spécimens des différents types d’actes soient donnés ou encore, s’il s’agit de documents comptables, qu’une page type soit reproduite. Ainsi l’esprit de la critique diplomatique est nécessaire pour que ces types d’édition rendent tous les services que l’historien est en droit d’en attendre.

[p. 59] D’autre part, les techniques nouvelles ne doivent pas supprimer le recours aux méthodes traditionnelles d’édition ou aux regestes pour tout ce qui sort de l’ordinaire: les actes d’un contenu rare, ceux dont la complexité et l’intérêt rendent d’autant plus nécessaire une publication qu’ils entrent mal dans les grilles de la normalisation informatisée, les textes réglementaires, les traités, et surtout, en ce qui provient des chancelleries princières, les actes émanés directement de la personne du prince ou ses missives.

En raison de l’absence fréquente de date d’année ou de mois dans ces dernières et pour bien d’autres raisons, je continue aussi à tenir comme extrêmement souhaitable l’établissement des itinéraires princiers, dressés non seulement à l’aide des actes datés, mais aussi de tous les autres documents dont on peut disposer et notamment des comptes. Mais ces itinéraires ne doivent pas se borner, comme on l’a fait trop souvent, à la date, au lieu et à la référence de la source utilisée: il me parait bon qu’ils soient accompagnés d’une note rapide sur le contenu des actes que le prince a effectivement commandés lui-même ou qui l’ont été par des personnes de son entourage au cours des déplacements12.

Jusqu’à présent la diplomatique a mis l’accent essentiellement sur les époques les plus anciennes, celles pour lesquelles on ne disposait que d’un nombre tout restreint de documents que la critique ne se lasse pas de brasser et rebrasser sans plus guère faire avancer notre connaissance des textes. Elle a le devoir maintenant de s’appliquer aux masses documentaires qu’elle a trop négligées et qu’elle doit livrer à l’historien avec des méthodes renouvelées mais avec la même exigence de rigueur dans l’analyse et dans la recherche de leur élaboration.

L’historien a besoin de disposer d’actes parfaitement datés, interprétés, replacés dans leur contexte, et pas seulement des actes de chancellerie ni de ceux des notaires, mais de tout cet immense stock de documents du Bas Moyen Age comme aussi du XVIe ou du XVIIe siècle, masse à peine reconnue de documents issus du fonctionnement des administrations, des services financiers, des juridictions, des municipalités… Ce devra être, en liaison étroite avec l’histoire même des institutions, la tâche de la diplomatique de demain, plus que jamais associée au progrès des études historiques.


1 Sue le nombre des notaires à la chancellerie royale française, cf. R.-H. Bautier, Les notaires et secrétaires du roi des origines au milieu du XVIe siècle, en introduction à Andrè Lapeyre et Rémy Scheurer, Les notaires et secrétaires du roi sous les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII (1461–1515), Paris, 1978 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France), spéc. p. XI–XVIII (sous Charles IX, ce nombre s’éleva à 200, en 1587).

2 Nous nous permettons de renvoyer à notre article en préparation sur les données chiffrées de l’activité de la chancellerie royale française.

3 Cf. R.-H. Bautier, Recherches sur la chancellerie royale au temps Philippe VI, « La confusion à la chancellerie et les efforts du roi pour y porter remède », p. 154–172, spéc. p. 166–167 (ou Bibliothèque de l’École des chartes, t. CXXIII, 1965, 2, p. 378–396, spéc. p. 390–391).

4 Description de formulaires « modernes » de chancellerie par Hélène Michaud, Les formulaires de grande chancellerie, 1500–1580, dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale… publ. par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 1972, p. 1–217.

5 Cf. R.-H. Bautier, Critique diplomatique, commandement des actes et psychologie des souverains du Moyen Age, dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances, 1978, 1, p. 8–26 (voir aussi: Diplomatique et histoire politique: ce que la critique diplomatique nous apprend sur la personnalité de Philippe le Bel, dans Revue historique, CCLIX, 1, 1978, p. 3–27).

6 La constitution Etsi de statu (31 juillet 1297): « De mandato domini ». Cf. R.-H. Bautier, Le jubilé romain de 1300 et l’alliance franco-pontificale au temps de Philippe le Bel et de Boniface VIII, dans Le Moyen Age, 1980, 2, p. 207.

7 Cf. supra note 2, et l’ouvrage cité note 3, p. 18–19.

8 Cf. le mémoire cité supra note 8, p. XXXIII–XXXVIII.

9 Le Catalogue des actes de François Ier, compte 10 gros volumes in-4°, publiés de 1887 à 1908; le recueil des Ordonnances royales de ce règne 7 vol. et 2 fasc. publiés de 1903 à 1965. Le Catalogue des actes de Henri II a commencé de paraître en 1979 (XV-693 p., in-4°) et compte près de 2000 actes pour les trois derniers trimestres de 1547.

10 Sur cette entreprise, cf. Bernard Guillemain, L’informatique aux Archives du Vatican, dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances, 1977, 1, p. 86–94.

11 Sur diverses entreprises de traitement informatique des documents diplomatiques, cf. Informatique et histoire médiévale. Communications et débats de la Table ronde C.N.R.S. organisée par l’École française de Rome et l’Institut d’histoire médiévale de l’Université de Pise, 1975 (Collection de l’École française de Rome, 31, 19 p.).

12 C’est selon ce système que j’achève l’Itinéraire de Philippe le Bel, 1285–1314, dont la publication est prévue pour 1985.