[p. 433] La Chancellerie des Comtes de Flandre (12e–14e Siècle)
1. Le Problème des origines et la Méthode Diplomatique
1.1. Les origines et l’évolution
Le problème le plus épineux de toute recherche diplomatique est sans conteste celui de l’origine. Il est particulièrement malaisé de prouver de façon positive qu’une chancellerie a vraiment commencé à délivrer des chartes, entièrement composées au sein même de cette institution. Pourtant, en ce qui concerne la Flandre, il y a peu de doutes quant aux moments extrêmes. Monsieur Fernand Vercauteren, qui a étudié les actes des comtes de Flandre d’avant 1128, a conclu que jusqu’en 1128 presqu’aucun acte ne porte les traces d’une confection de chancellerie, en d’autres mots que la plupart des actes étaient confectionnés par les destinataires eux-mêmes1. D’autre part peut-être dès le milieu du 13ème siècle et certainement dès le début du 14ème, pratiquement plus aucun document comtal n’est rédigé en dehors des services comtaux, et ces actes ont pris des formes totalement stéréotypées2. La période de formation de la chancellerie comtale de Flandre peut donc être située entre 1128 et 1250.
1.2. Problèmes de méthode
Comment prouver l’existence d’une chancellerie? Comment prouver que les chartes sont les produits de cette institution, ou, par contre, émanent des [p. 434] destinataires? Passons en revue quelques hypothèses, pas toujours opérationnelles, que les érudits ont proposées.
La première méthode consiste à guetter l’apparition des termes cancellarius et cancellaria. En 1080, pour la première fois, en Flandre, un vice cancellarius apparaît, et cela dans un acte comtal dont il est souscripteur3. Neuf ans plus tard, en 1089, un document exceptionnel vient nous éclairer sur le terme de cancellarius. Une charte du comte Robert le Frison établit que dorénavant la fonction de prévôt du chapitre de St. Donatien à Bruges, l’église la plus riche et la plus prestigieuse du comté de Flandre, sera immuablement liée à la charge de chancelier de Flandre4. L’institution existe donc bel et bien. La seule, mais fondamentale, question reste: les chanceliers s’occupent-ils de la confection de documents princiers, ou non. Le texte de 1089 ne souffle mot d’une activité de cette sorte. Au contraire il parle abondamment d’autres responsabilités: la direction de tout le personnel de l’administration comtale, et la recette générale des domaines comtaux et des impôts. Ce silence du texte de 1089 est confirmé par les conclusions de F. Vercauteren qui n’a trouvé dans les actes comtaux d’avant 1128 que très peu de traces d’intervention du personnel de la chancellerie. Mais il est tout aussi évident que l’acte comtal n’est juridiquement concevable que si le prince a donné l’autorisation de rédiger un texte, que s’il a scellé la pièce, et que s’il délivre plus ou moins solennellement la pièce au destinataire. De l’étude de la forme des actes on peut conclure que l’existence de la fonction de chancelier n’implique nullement la confection d’actes de chancellerie.
Certains érudits ont proposé de déduire l’existence de la confection d’actes par la chancellerie du simple fait de la présence de membres de la chancellerie et de l’administration comtale comme souscripteurs-témoins à la fin de l’acte5. Pour la Flandre au 12ème siècle cette méthode s’avère totalement inefficace6.
Une troisième méthode est plus intéressante. Dès 1136 apparaissent en Flandre des souscriptions du genre « ego … capellanus ou cancellarius scripsi et subscripsi » qui semblent bien signifier que le chancelier ou le chapelain a joué un rôle réel dans la composition de l’acte, ce qui peut signifier la rédaction ou l’écriture du net, ou les deux7. En fait pour cette époque on peut même prouver [p. 435] à plusieurs reprises, que l’employé de chancellerie signalé dans une telle souscription a écrit lui-même l’acte délivré. Après 1152 la souscription de chancellerie disparaît petit à petit et ne signifie apparemment plus rien pour ce qui est de la participation réelle du souscripteur dans l’élaboration de l’acte8.
La quatrième méthode, la plus décisive, est celle de la « Stilvergleichung » chère déjà aux érudits du XIXe siècle, comme Léopold Delisle et Theodor von Sickel9. Le principe consiste dans un rapprochement des formules protocolaires et des phrases du contexte, dans le but de retrouver des similitudes de mots et de style. Dès qu’on constate des identités formelles frappantes dans le choix des mots, dans les structures grammaticales, et dans la structure de l’acte, dans plusieurs chartes d’un seul auteur et destinées à des destinataires différents n’ayant aucun lien entre eux, on conclut à la confection par la chancellerie. D’autre part si un ensemble de formules protocolaires n’apparaît que dans les actes de cet auteur (le comte de Flandre p. ex.) pour un seul bénéficiaire, et que ces formules se retrouvent en outre dans des actes d’autres auteurs que le comte, mais destinés à ce même et unique bénéficiaire, on les attribue au centre de rédaction du destinataire.
Si le principe est simple et clair, l’application dans la pratique pose pas mal de problèmes. Nous devons admettre qu’une attribution de paternité laisse presque toujours la porte ouverte à d’autres conclusions. D’un point de vue philosophique, une similitude de forme dans deux actes juxtaposés peut être aussi bien la conséquence d’une rédaction par un seul auteur, que le résultat de l’imitation d’une formule de chancellerie par un destinataire voulant faire du beau travail. Théoriquement l’origine d’une formule ne peut jamais être établie, puisqu’il n’y a pas de véritables monopoles de phrases, et puisqu’aucune loi ni aucune tradition ne peut défendre la reprise de formules de chancellerie [p. 436] par des destinataires. Puisqu’aucun élément n’est décisif en soi, il est donc essentiel pour la technique de la « Stilvergleichung » d’accumuler les arguments, et d’espérer que la combinaison de similitudes allant dans un même sens permette d’arriver à une « probabilité maximale ».
Le problème essentiel est évidemment de déterminer par quel bout il faut s’attaquer à la constatation des similitudes. On aurait pu simplement laisser jouer les quantités statistiques, c.à.d. stocker toutes les formules, les notifications, les adresses, les saluts, les datations, et compter, éventuellement par ordinateur, les fréquences.
Nous avons cependant préféré une méthode plus sophistiquée, en combinant dès le début la notion « fréquence » et la notion « circonstances externes »10. Expliquons-nous. Nous avons sélectionné un certain nombre de groupes de chartes, dont on pouvait raisonnablement supposer que la confection pouvait difficilement avoir eu lieu ailleurs que dans la chancellerie, vu la nature spécifique de ces actes.
Il y a d’abord les lettres que le comte adresse au pape, au roi de France, etc., et dans lesquelles il leur demande quelque faveur, ou leur annonce quelque nouvelle importante. Une rédaction par le destinataire est pratiquement exclue ici, vu le caractère de ces pièces, puisque le destinataire ignore la teneur, la demande ou le commandement contenu dans la lettre jusqu’au moment de la réception11.
De même pour les chartes et lettres expédiées d’Orient par le comte de Flandre et de Hainaut Baudouin VI–IX, devenu, lors de la Quatrième Croisade, empereur de Constantinople, en faveur de communautés ou d’institutions situées en Occident. Il est en effet peu pratique pour les bénéficiaires d’aller présenter des projets de chartes, qu’il fallait souvent adapter avant la mise au net, à un prince éloigné d’eux de plus de 2000 km12.
Une troisième catégorie d’actes que nous avons considérée comme œuvre de chancellerie par définition sont les « chartes de série », c.à.d. des groupes de chartes de même date, avec à peu près la même teneur, notamment l’octroi d’une même faveur à des institutions différentes, avec les mêmes formules dans les parties protocolaires des actes. Il s’agit en effet de plusieurs expéditions d’un texte modèle, qui ne peut raisonnablement être né, comme tel, et comme idée, que dans la chancellerie, puisqu’il s’agit chaque fois de l’octroi spontané (motu proprio) de faveurs par le comte. Les comtes de Flandre ont, [p. 437] dans le dernier tiers du 12ème siècle, accordé de telles séries d’actes, au moins à quatre reprises (1177, 1181–82, 1194 et 1202)13.
Le chartes ainsi sélectionnées, comme étant certainement rédigées par le personnel comtal, nous procurent donc une belle récolte de formules dont on peut supposer qu’elles appartiennent, en partie du moins, au patrimoine de la chancellerie.
Dans « Archiv für Diplomatik » (de 1979) monsieur J. Kruisheer a réagi assez véhémentement contre cette méthode des trois groupes considérés « de chancellerie » a priori14. Nous croyons à tort. Pour les lettres il note que le comte peut aussi bien les avoir commandées à des tiers15. C’est une possibilité, en effet, mais elle importe peu dans le contexte qui est le nôtre. Que le prince s’adresse à un collaborateur permanent ou occasionnel, il s’agit toujours d’un mandat de sa part. Apparemment, la notion de chancellerie est sensiblement différente pour J. Kruisheer et pour nous. Une chancellerie est pour lui une institution à huis clos, réservée à des employés permanents et dûment nommés. Ceci est bien éloigné de la mentalité médiévale, qui accepte facilement dans toute institution (financière, p. ex.) la collaboration d’experts temporaires16. Nous les considérons pour notre part comme des éléments [p. 438] structurellement intégrés dans les cadres. Il faut d’ailleurs faire remarquer que ce même phénomène de l’emploi de collaborateurs occasionnels se rencontre à la même époque dans des chancelleries autrement mieux organisées et équipées que la chancellerie de Flandre, et notamment dans la chancellerie royale anglaise17. Monsieur Kruisheer émet aussi des doutes quant aux « chartes de série », qui peuvent être aussi bien le produit d’un homme de chancellerie, que d’un destinataire qui aurait rédigé l’ensemble18; nous n’en croyons rien, vu la caractère motu proprio du contenu: il est tout à fait improbable qu’un bénéficiaire déciderait, à la place du comte, du montant et de la façon dont le patrimoine princier devrait être amoindri.
Kruisheer fait même des réserves pour les actes établis pendant la Croisade en Orient19. Il pense que le bénéficiaire peut aussi bien se déplacer en Orient, avec une charte de destinataire préparée, qu’un officier comtal les apporter en Occident. C’est un raisonnement peu réaliste. Le bénéficiaire devrait faire deux fois 2000 km, avec le risque de voir sa requête refusée, tandis que le prince doit de toutes façons organiser des courriers permanents entre Constantinople et la Flandre pour tant d’autres communications politiques et administratives. En outre ces chartes « orientales » présentent des caractéristiques d’origine byzantine, que les destinataires flamands ne pouvaient pas ou très difficilement connaître20.
La crédibilité de l’origine des actes de ces trois groupes est surtout confirmée par le fait que leurs formules reviennent fréquemment dans l’ensemble des actes de chancellerie, identifiés sur d’autres bases.
La deuxième phase du travail d’identification consiste en effet dans la recherche [p. 439] purement statistique des fréquences significatives de formules dans tous les actes comtaux. C’est la méthode classique des diplomatistes, mais aménagée. Nous avons rassemblé les actes en plusieurs groupes (33 pour Baudouin VIII et IX), chaque groupe autour d’un élément commun, p. ex. une notification. La décision de la classification en tant qu’acte de chancellerie ne tombe qu’après plusieurs confirmations, notamment quand l’acte présente à côté d’une notification commune, également une datation revenant fréquemment, ou une corroboration commune à beaucoup d’actes comtaux21.
L’originalité de cette méthode est qu’elle envisage une certaine créativité chez les rédacteurs de chancellerie et qu’elle n’exige plus a priori un dictamen rigide, dans lequel une intitulatio A est nécessairement liée à une notificatio A pour toute une série d’actes. Avec la méthode décrite on parvient à détecter de multiples entrecroisements, où l’adresse fréquente A est six fois couplée à la corroboration fréquente A et trois fois à une autre corroboration fréquente B.
Il fallait cependant prouver que cette liberté de combiner des formules est une réalité du XIIème siècle, et pas une construction de l’esprit par l’éditeur du XXème siècle. Nous croyons en effet avoir trouvé plusieurs éléments dans la réalisation des actes de la chancellerie flamande qui soutiennent la « théorie créative ». Prenons par exemple les nos 202 et 204 de Baudouin IX, deux actes d’exemption de tonlieu pour l’ordre de Prémontré et pour l’abbaye de Thenailles, rédigés au même moment (mars 1202), au Quesnoy22. Ce sont deux frères jumeaux, mais pas du tout identiques. Le rédacteur a délibérément joué avec les mêmes idées et les mêmes mots d’une façon fort élégante, dans le but de faire deux pièces uniques, au lieu de deux pièces de confection23. Nous nous trouvons devant une mentalité toute différente de celle qui sévissait sans doute dans des centres de rédaction plus anciens, plus traditionnels et rigides. La désinvolture et la créativité ont fait naître des chartes plus personnalisées, pour ainsi dire à la tête du client. Pourtant nous ne croyons pas qu’il soit possible d’identifier des rédacteurs individuels. Il nous semble que les membres de la chancellerie se sont constamment inspiré d’une réserve collective de formules, sans que nous puissions déterminer s’il s’agit d’un formulaire traditionnel, ou simplement d’une collection de doubles des chartes expédiées, ou [p. 440] encore d’un potentiel mémorisé24. Ils ont puisé dans cette réserve, en combinant plusieurs modèles, des formules et des mots appartenant à des pièces diverses. Nous nous trouvons donc devant un patrimoine collectif, ce qui n’a pas empêché une créativité individuelle.
Le travail de classification n’est pas achevé avec cette analyse de fréquences. Nous y avons ajouté plusieurs tests de confirmation, et particulièrement deux dont Monsieur Kruisheer ne souffle mot. Ils forment pourtant la clé de voûte de la crédibilité du système. D’abord l’épreuve a contrario. Pour les actes comtaux dont les formules s’accordaient mal avec les hautes fréquences, situées dans la chancellerie, on a élaboré des contre-épreuves, en recherchant des formules dans des chartes d’autres auteurs que le comte, pour le même destinataire25. Cette méthode a permis de constater que certains éléments formels (le préambule, les sanctions) étaient inconnus dans la chancellerie à la fin du 12ème siècle, et que dans les quelques rares cas qu’ils apparaissent dans les actes comtaux, on pouvait les rattacher à des traditions locales d’abbayes ou de chapitres26.
Deuxième test: la statistique des mots. En juxtaposant le vocabulaire total d’un groupe de chartes, que nous avions attribué à la chancellerie, à celui d’un groupe d’actes que nous croyions de rédaction locale (notamment à l’abbaye de Ninove), 4200 mots au total, on a pu constater que les rédacteurs de la chancellerie et ceux de Ninove se caractérisent chacun par un style propre et par un choix de mots très particulier. 56 % des termes figurent exclusivement dans la chancellerie et 18 % à Ninove, ce qui donne un degré de hapaxlegomena (termes uniques) de presque 74 %, pourcentage très élevé selon les statisticiens. Mais, ce qui est beaucoup plus, les préférences de vocabulaire à la chancellerie [p. 441] sont fort caractéristiques: on emploie des mots qui glorifient les actions pieuses des prédécesseurs du comte, et qui justifient donc la dynastie. L’employé de la chancellerie s’identifie de façon naturelle et intime avec la personne du comte, ce qui est logique pour un homme jouant ce rôle pendant des années. Il se permet d’accompagner le nom de la comtesse de la qualification: « carissima uxor mea ». Les destinataires ne se permettent pas ces familiarités. Ce qui prouve qu’en diplomatique il ne faut pas seulement faire jouer la statistique des fréquences, mais tenir compte aussi des attitudes psychologiques des rédacteurs27.
A un autre endroit de son article Monsieur Kruisheer considère que la méthode même des fréquences significatives, dans le but d’arriver à la connaissance des règles et des usages fixes de la chancellerie serait un apriorisme28. C’est d’un pessimisme excessif, d’autant plus qu’il ne la remplace point par une voie plus fructueuse. Nous conseillerions de chercher refuge dans un dosage judicieux de plusieurs analyses (fréquences, groupes certains, autres groupes d’hypothèses, contre-épreuves de destinataire et de statistique des mots), qui peuvent se confirmer mutuellement. Il est vain de croire à des preuves absolues, mais il est permis d’espérer d’atteindre des probabilités honnêtes.
1.3. Résultats des recherches pour le 12ème siècle
Les recherches pour le 12ème siècle ont apporté les résultats suivants: avant 1128 il y eut une activité de chancellerie vraiment minime mais non complètement inexistante29; sous le règne de Thierry d’Alsace seul (c.-à.-d. jusqu’en 1157) 21 % d’actes comtaux furent rédigés par des membres de la chancellerie comtale, sous le règne conjoint du comte Thierry et de son fils Philippe (1157–1168) c’est le cas pour 17 % des actes du vieux comte et pour 31 % des actes de son fils, tandis que pour le règne de Philippe seul (jusqu’en 1191) on compte près de 50 % d’actes rédigés en chancellerie. A la fin du siècle, sous les règnes de Baudouin VIII et IX (1191–1206) ce pourcentage s’élève à 59 %30. C’est donc sans conteste sous Philippe d’Alsace que l’activité de chancellerie s’est le plus développée, comme ce fut d’ailleurs aussi le cas pour d’autres activités [p. 442] telles l’économie et la législation31. Ces résultats placent la Flandre en assez bonne posture parmi les principautés territoriales laïques occidentales. Seule la Normandie semble l’avoir précédée chronologiquement. Apparemment Normandie et Flandre au 12ème siècle furent des principautés à la pointe du progrès, non seulement au point de vue qui nous préoccupe ici, mais aussi en ce qui concerne toutes les institutions administratives et financières32.
2. Le personnel de chancellerie
Aux 12ème et 13ème siècle l’employé de chancellerie n’avait le plus souvent reçu aucune formation spécifique: il suffisait qu’il soit litteratus, c.-à-d. qu’il ait appris à lire et à écrire. Il portait rarement le titre de « maître », et il est impossible de déterminer où ceux qualifiés de ce titre avaient fait leurs études et si ils avaient obtenu autre chose qu’un diplôme ès artes. Dans la pratique la plupart des rédacteurs et scribes de chancellerie ont sans doute fréquenté les écoles capitulaires des chapitres ou le comte recrutait habituellement son personnel administratif et ils se sont ensuite perfectionnés par l’apprentissage dans le cadre de l’administration elle-même, sous la houlette des anciens. Pour le 14ème siècle la recherche en ce qui concerne la formation des clercs de chancellerie, en tant que rédacteurs d’actes, n’a pas encore abouti à plus de lumière. Même avec un éventail plus large de sources de toute nature à notre disposition, notamment le chartrier, les registres de chancellerie ou [p. 443] des documents de pratique administrative, peu d’informations précises ont filtré jusqu’à présent. Néanmoins nous constatons pendant le premier quart du 14ème siècle, jusqu’à 1330, l’appel assez fréquent à des notaires publics pour la rédaction d’actes comtaux33. Ainsi Pierre Bilre, clerc et notaire public, rédigeait et signait de sa main en 1314 un manifeste virulent du comte Robert de Béthune à l’encontre du roi de France dénonçant la politique de ce dernier à l’égard de la Flandre34. Nous retrouvons la signature de ce même Bilre dans la souscription des actes comtaux dès l’apparition de cette formule en 1322 environ. En 1330 un groupe d’au moins trois notaires du conte prend la relève. C’est ainsi qu’ils s’identifient eux-mêmes dans le registre de la chancellerie de 1330–133335. Par contre, l’utilisation des actes notariaux dans l’administration centrale ayant pratiquement disparu, nous ne connaissons pas de textes les désignant comme notaires publics. Les archives d’autres instances publiques de la même époque restent également muettes à leur sujet. Sous le comte Louis de Male un nouveau changement intervint. Au lieu des notaires de ses prédécesseurs une nouvelle fonction se développe rapidement, celle de clerc-secrétaire36. Comme d’habitude les débuts très modestes des simples clercs de la chancellerie restent dans l’ombre. En 1349 nous apprenons que Jacques de Libaufosse était déjà au service du comte Louis de Nevers, toutefois sans que nous l’ayons rencontré pendant ce règne37. La même constatation est d’ailleurs valable pour d’autres catégories de personnel politique et administratif38. En ce qui concerne l’évolution d’un personnel de chancellerie clérical à un personnel laïc, on peut esquisser le schéma suivant. A l’origine les employés de chancellerie en Flandre sont tous des clercs, soit attachés à la chapelle du prince, comme en témoigne le titre de capellanus parmi les différents noms donnés à ces employés, soit attachés à un des nombreux chapitres comtaux créés au 11ème siècle39. Mais dès le dernier quart du 12ème siècle on observe une certaine laïcisation [p. 444] dans l’administration du domaine comtal, administration fort proche et en partie identique au milieu des rédacteurs de chartes40. Au 13ème siècle la laïcisation se poursuit dans l’administration, mais même aux 14ème et 15ème siècles le clergé continue à fournir du personnel et souvent même les chefs, c.-à.-d. en premier lieu le chancelier. Il faut en effet nuancer la thèse de la laïcisation du personnel de l’administration centrale. Le personnel de la chancellerie stricto sensu, c.-à.-d. chargé de la rédaction d’actes, se composa jusqu’à la fin du 14ème siècle de clercs-notaires, ensuite de clercs-secrétaires, comme indiqué plus haut. D’autre part, s’il est vrai que dans les autres échelons administratifs, tels que l’hôtel et le conseil, les clercs ont, depuis le 13ème siècle, vu le déclin progressif de leur prépondérance quantitative, ils ont su conserver pas mal de fonctions à haut degré de responsabilité41. Ainsi le chancelier était toujours un clerc-légiste. Les chapelains-aumôniers évidemment étaient des ecclésiastiques, ainsi que très souvent les physiciens du comte42. On ne s’étonnera pas que la plupart de ces fonctions allaient de pair avec le rang ou titre de conseiller du comte. Bien que par exemple pendant le règne de Louis II de Nevers le conseil était composé de 70 % de laïcs et de 30 % d’ecclésiastiques, ces chiffres ne reflètent aucunement l’impact des clercs dans les décisions politiques. Il faut en effet tenir compte que la carrière politique d’un laïc (noble) dépendait beaucoup plus de la faveur du prince et de son appartenance à des factions souvent rivales, que celle d’un clerc qui, professionnel de l’administration, ne s’occupait en principe que des intérêts de son employeur. Pour ce qui est de l’importance politique du chancelier, c.-à.-d. du chef suprême de l’administration comtale, nous constatons l’évolution suivante. Au 12ème siècle en Flandre, comme à l’origine dans toutes les chancelleries souveraines occidentales, le chancelier s’est effectivement occupé de la confection des diplômes de son souverain. Il disposait pour ce faire d’une petite équipe de clercs, mais intervenait souvent personnellement à l’un ou l’autre stade de l’élaboration des actes. La seule différence qui caractérise le chancelier de Flandre de ces collègues étrangers est qu’il n’est pas, à l’origine, le [p. 445] garde-sceau. Cette fonction est dévolue à un fonctionnaire fidèle, le sigillarius, choisi par le comte lui-même, et non au chancelier. Cette mesure protège dans une certaine mesure le comte contre les abus de pouvoir de son chancelier, situation qui, en France, amènera le roi Philippe Auguste à laisser la fonction vacante, estimant que le chancelier était devenu trop influent. Mais dans le dernier quart du 12ème siècle le chancelier de Flandre a provisoirement conquit le droit de la garde et de l’utilisation du sceau comtal, ce qui en réalité signifie un pouvoir politique accru43. Le choix du chancelier était donc particulièrement important aux yeux du prince. Afin d’éviter que le chancelier ne devienne un contre-pouvoir dangereux, le comte a, dès les années 1120, obtenu une influence réelle sur la nomination du prévôt de Bruges, qui était automatiquement son chancelier, et a réussi à imposer aux chanoines-électeurs un homme de son choix. Au 12ème siècle le comte a, le plus souvent, fait nommer des hommes de sa famille44, notamment dès 1157 Pierre d’Alsace, fils cadet du comte Thierry; la tradition se continuera, hormis une courte interruption, jusqu’en 1262. Dans le courant du 13ème siècle le rôle éminent du chancelier-prévôt de Saint-Donatien de Bruges fut repris par un clerc de formation technique, à la fois proche conseiller du comte, en l’occurrence des comtesses Jeanne et Marguerite45. Au début du 14ème siècle se succèdent au poste de garde du sceau, un prévôt de la collégiale Notre-Dame à Bruges, Nicolas de le Pierre (de 1311 à 1317), qui soutint le comte Robert de Béthune dans sa politique anti-française46, ensuite Ottobon de Carette (en 1322–1323) qui réunit à nouveau mais de façon éphémère les titres de prévôt de Saint-Donatien/chancelier de Flandre et de garde du sceau, et Artaud Flote (en 1323–1324), abbé de Vézelay et fils du chancelier de Philippe IV le Bel Pierre Flote; il fut le tuteur politique du jeune comte de Flandre Louis II de Nevers47. A partir de 1327 un clerc de formation technique portera à nouveau le titre de cancellarius comitis renouant ainsi avec la tradition. Le choix de la personne de Guillaume d’Auxonne, un clerc-légiste, pour ce poste à ce moment précis fut sans conteste un choix politique, dicté par le roi Charles IV et par la [p. 446] cour de France. Il s’agissait en effet de contrôler la politique du comte de Flandre depuis Paris et de garantir l’alignement de sa politique extérieure sur celle de la France48.
Que peut-on dire en général du statut social du personnel de la chancellerie? Il nous semble qu’au 12ème siècle, les employés de l’administration comtale ne s’identifient pas en tant que tels mais plutôt en tant que membres du clergé. Leur prestige social ne dépend pas de leur fonction mais plutôt de leurs antécédents familiaux. Les fils des familles les plus importantes du comté obtiennent les meilleures prébendes et les plus beaux postes dans l’administration. D’un autre côté, pour certains clercs de chancellerie, la faveur comtale et les avantages financiers qui en découlent signifient sans aucun doute une promotion sociale, d’ailleurs très mal vue par les gens haut-placés, qui jalousent leur influence auprès du comte49. Caractéristique pour le 13ème siècle est l’évolution du corps des employés de l’administration comtale vers un état social propre. Les clercs deviennent des professionnels occupant des places importantes dans l’administration grâce uniquement à leurs propres talents; ils acquièrent le prestige social qui était réservé avant à la noblesse héréditaire50. Au 14ème siècle ce furent les clercs-légistes qui devinrent les conseillers les plus influents à la cour, tandis que les clercs de chancellerie se confinèrent dans leur rôle de rédacteurs d’actes. Même pour le 14ème siècle on est assez mal renseigné sur les rémunérations des employés de la chancellerie, en l’absence de ces données dans les actes de nomination51. Dans la plupart des cas des faveurs en nature s’ajoutaient aux revenus fixes52. En plus de leurs gages [p. 447] au service du comte, les clercs, surtout les légistes, tiraient des revenus substantiels de leur prébendes ou autres bénéfices ecclésiastiques53. Sous le comte Louis de Male (1346–1384) les officiers comtaux malades ou âgés reçoivent des moyens de subsistance suffisants, parfois stipulés dans l’acte de nomination54 mais le plus souvent dans des donations de fin de carrière55.
3. L’Organisation du travail à la chancellerie
La confection des chartes se fait en plusieurs phases. La phase préparatoire est caractérisée par la petitio du futur récipiendaire, l’inquisitio par le personnel de chancellerie et le consensus des parties prenantes. Nous reviendrons plus loin sur la phase rédactionnelle, ou l’intervention du personnel de chancellerie est évidemment essentielle. En Flandre, la registration ne fut sans doute pas pratiquée avant le début du 14ème siècle. Dès la fin du 13ème siècle les registres faisaient leur apparition dans les chancelleries d’Europe. Après l’Anjou-Naples, ce furent les rois de France vers 1300, le Hainaut en 1317 et les princes allemands vers 1320 qui montrèrent l’exemple56. Le plus ancien registre de chancellerie conservé pour la Flandre fut tenu entre 1330 et 133357. Bien que l’argumentation de J. Buntinx qui croyait à l’existence d’un registre-perdu-en 1328 ne soit pas valable58, d’autres preuves confirment la registration d’actes dès 1325 ou 132759. Nous soulignons que les formules « registrata est » et [p. 448] même le mot « registre » ne réfèrent pas nécessairement à la registration dans un registre de chancellerie. Au contraire les contemporains pensaient plutôt aux cartulaires ou même dénommaient ainsi un fascicule ou une rubrique d’un cartulaire. La confection des premiers registres de chancellerie à été commencée à l’initiative du chancelier Guillaume d’Auxonne. La raison paraît être un contrôle efficace de la masse de documents délivrés par l’administration comtale à l’occasion de la répression de la révolte en Flandre (1323–1328). Dès la paix d’Arques (1325) mais surtout après la bataille de Cassel (1328), ce ne furent que soumissions, amendes, confiscations, condamnations, privilèges amendés, quittances de paiements, etc. Le chancelier Guillaume organisa une refonte des cartulaires anciens dans lesquels il annota de sa main les textes toujours d’actualité en 1335 en qu’il fit copier dans une série de cartulaires simultanés avec des titres appropriés. Ensuite il en alla de même pour les registres de chancellerie déjà existants: tous les actes concernant les droits fondamentaux du comte, privilèges des villes, mutations du domaine, droits féodaux, etc., furent également recopiés dans les nouveaux cartulaires. Ainsi nous connaissons: le cartulaire de Flandre, le cartulaire de Rethel, le cartulaire de Nevers perdu, un cartulaire des villes de Flandre, le cartulaire de Malines60. La registration « au jour le jour » pouvait en fait être différée de quelques jours à 2 mois environ. Ceci ressort de l’observation des différentes mains au travail, en corrélation avec la date des documents registrés « en bloc ».
Les tâches des clercs de chancellerie étaient multiples et ne se limitaient pas à la confection des actes comtaux. En se basant sur les souscriptions on peut affirmer que les rédacteurs des actes comtaux appartiennent aux structures de l’administration centrale. Ils s’occupent successivement ou simultanément de l’administration du domaine comtal, de la comptabilité des finances centrales, des écritures liées à la justice comtale; on a calculé que la scriptio d’actes n’occupe les clercs que deux jours par mois61. Parmi ce personnel on peut distinguer une nette hiérarchie. En dessous du chef – le chancelier – l’ordre semble être au 12ème siècle dans le sens dégressif: notarius (rédacteur ou auteur intellectuel), capellanus (scribe) et clericus, au bas de l’échelle. Au 13ème siècle l’ordre est renversé: le clericus devient la fonction la plus élevée, devant le capellanus et le notarius62.
[p. 449] Quant à la répartition du travail on peut discerner les rédacteurs, c.-à.-d. les auteurs intellectuels, les scribes et un sigillarius. Il est difficile de déterminer le nombre de rédacteurs, dont un certain nombre sont occasionnels. L’écriture étant un élément beaucoup plus individualisé, on peut plus facilement évaluer le nombre de scribes comtaux: il y en eut sans doute quatre au maximum en même temps vers 120063. Pour faire la comparaison avec la chancellerie royale anglaise, celle-ci compte 4 à 7 scribes au milieu du 12ème siècle64 et la chancellerie impériale environ 20 vers 120065. Dans la plupart des cas les rédacteurs et les scribes restent des anonymes pour nous; leurs noms figurent sans doute parmi les clercs mentionnés dans les souscriptions, mais il s’est avéré impossible de les identifier concrètement, sauf dans quelques cas66. Le sigillarius ou garde du sceau a une fonction-clé, car la possession du sceau inclut un pouvoir politique important. La validation est en effet essentielle pour garantir la valeur juridique de l’acte. A partir du 12ème siècle cette validation se fera toujours par l’apposition d’un sceau pendant, pourvu ou non d’un contre-sceau. Chaque comte utilisera plusieurs types de sceaux différents tout au long de sa carrière, soit en fonction de la chronologie des successions dans ses différents états67, soit pour une utilisation simultanée d’un type précis dans un de ses états68. Au 14ème siècle, sous le gouvernement de Louis II de Nevers, trois types de sceaux furent utilisés. Le grand sceau fut le mode de légalisation le plus courant. Nous avons pu démontrer qu’il y avait, à de rares exceptions près, identité entre les formules de l’annonce des marques de validations « seellees de nostre grand seel » et « seellees de nostre seel »69. On notera [p. 450] d’ailleurs en général l’analogie frappante des formules et techniques de validation utilisées par les chancelleries royale et comtale. Ainsi le sceau « ante susceptum » fut apposé aussi longtemps que le nouveau prince n’eut pas fait hommage au roi pour les territoires dans lesquels il succédait70. La légende du sceau reflétait également les changements d’intitulation à chaque extension importante du domaine, par exemple à l’occasion de l’avènement du comte Louis dans le comté de Rethel en 1327. Le petit sceau ou sceau secret était utilisé en cas d’absence du grand avec promesse de revalidation, tandis qu’on pouvait faire appel aussi au signet, marque personnelle du comte.
Quant au lieu de travail, on a proposé de considérer Bruges comme centre fixe71. En effet les archives comtales y étaient probablement conservées depuis le début du 12ème siècle et elles y sont restées au moins jusqu’en 124272, et le chancelier était en même temps prévôt du chapitre St. Donatien de Bruges73. Mais peu de chartes portent le nom de Bruges dans les datations74. En combinant plusieurs indices on peut conclure que le comte donnait pour les cérémonies de livraisons d’actes des rendez-vous à des groupes de destinataires, en différentes villes, où sans doute avait également lieu la confection des actes. Il est fort probable que les centres administratifs comtaux, qui s’occupaient normalement de la perception des domaines, ont fonctionné comme bureaux de rédaction temporaires75. Le chancelier a profité de l’existence de ce réseau, pour confier aux employés de ces centres la mission ad hoc de rédiger des actes pour les destinataires les plus proches. Sous Baudouin IX Courtrai a été un [p. 451] des lieux préférés pour ces activités76. Sans doute les séances de la Curia comitis ont-elles également servi comme occasions pour l’octroi de chartes. La chancellerie et son personnel sont donc itinérants, ils se déplacent avec le comte, qui est constamment en voyage, d’un bout à l’autre de son territoire77. Pour le 14ème siècle l’analyse comparative des formules de souscription avec l’itinéraire du comte a démontré que le château de Male près de Bruges avait pris la fonction de « capitale » du comté. En effet, là se situait une activité continue d’un noyau d’administration centrale, surtout financière, même pendant les périodes d’absence du comte78.
4. Les produits de la chancellerie comtale: Les actes, leurs formules, leur typologie
En général la chancellerie flamande du 12ème siècle ne semble pas avoir aimé les normes trop strictes. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut les rédacteurs combinent un grand nombre de formules différentes consignées dans la mémoire des rédacteurs et dans les actes antérieurs conservés aux archives. La chancellerie flamande semble avoir eu dès le début du 12ème siècle une certaine répugnance pour les éléments diplomatiques du genre ecclésiastique; tels la croix, l’invocation, le préambule, les sanctions spirituelles et le Dei gratia de la suscription. Cet abandon de formalisme religieux se produit d’ailleurs en même temps en Hainaut et en France, et peut être considéré comme un symptôme de l’accroissement de la tendance bureaucratique. Par contre dans les actes comtaux préparés par les bénéficiaires, pour la plupart des institutions ecclésiastiques, l’arenga apparaît encore une fois sur trois à la fin du 12ème siècle; les éléments religieux y sont encore nombreux, à un moment où ils sont déjà refoulés des formules de chancellerie. Autre conséquence de la [p. 452] tendance bureaucratique, déjà si nette en Flandre au 12ème siècle, est une structure plus simple et une forme courte de la charte. Le symptôme le plus frappant en est le mandement79. Les produits de destinataire par contre sont souvent très longs. Quant à la documentation des rédacteurs il est presque exclu qu’un formulaire écrit ait existé au 12ème, et même au 13ème siècle. On n’en a conservé aucune trace en tout cas, et il y a trop peu d’uniformité dans les actes à quelque distance; les ressemblances sont plutôt fréquentes dans des séries d’actes plus ou moins synchrones, ce qui implique plutôt l’usage de minutes récentes. Même en France le premier formulaire n’apparaît sans doute que dans le courant du 3ème quart du 13ème siècle80.
Pour ce qui est du classement selon la forme diplomatique, la charte classique domine largement à la fin du 12ème siècle (88,8 %)81. Mais il y a quelques diplômes-lettres et surtout les mandements. Avec sa forme courte, son format réduit et son sceau sur simple queue, il est alors le prototype de la charte moderne, contenant des directives pour les officiers comtaux. En principe, car en fait, au 12ème siècle, ces pièces étaient encore souvent transmises aux bénéficiaires du contenu juridique (des abbayes p. ex.) plutôt qu’aux officiers à qui elles s’adressaient. Elles avaient la forme d’un mandat administratif, mais en réalité c’était des actes ordinaires consignant des droits de longue durée comme les autres. Quant aux autres formes externes, l’écriture est également plus progressiste dans la chancellerie que chez les destinataires. On note dans la chancellerie une cursivité toujours grandissante. A la fin du 12ème siècle six sur huits scribes connus ont des mains résolument cursivées82. Une seconde tendance est l’introduction de la minuscule gothique, remplaçant la caroline: ici également la chancellerie flamande devance les régions limitrophes (Pays-Bas septentrionaux, Brabant, Liège, Empire), ainsi que les scriptoria des destinataires83. Troisième trait caractéristique des scriptores comitis: une plus grande [p. 453] sobriété des lettres et de l’ornementation que dans les œuvres des destinataires, une plus grande simplicité que dans les actes des évêques de Liège et de Cambrai à la même époque84.
5. Les Destinataires
Une partie des chartes comtales sont des actes gouvernementaux, et des manifestations d’une ambition politique. Le comte de Flandre était habitué à jouer un rôle sur la scène politique internationale, et un nombre d’actes en témoigne, notamment les traités internationaux, les recommandations politiques ou les demandes d’appui. La politique intérieure se traduit par des actes législatifs, par des privilèges accordés aux villes et réglant l’administration de la justice urbaine, l’installation de foires. D’autres pièces encore ont eu pour but d’acheter la fidélité des sujets, par des documents opportunistes, de dons et d’affranchissements85. En d’autres cas les destinataires se manifestent. D’abord pour enregistrer des accords entre des personnes privées, des actes de juridiction gracieuse donc, où le comte figure, un peu comme les notaires plus tard, en observateur objectif. Ces démarches deviennent fréquentes au 12ème siècle, à la suite du renouveau de la charte écrite86. Ailleurs les requêtes des destinataires révèlent les demandes de faveur au prince: la consolidation de droits existants, la préservation d’accords, la caution du prince pour un accord ou une dette. Les destinataires qui préfèrent préparer eux-mêmes les actes qu’ils s’efforcent de soutirer au pouvoir comtal appartiennent surtout au clergé, particulièrement aux institutions dotées d’une solide tradition intellectuelle et d’enseignement: des abbayes vénérables comme Saint-Bertin à Saint-Omer, des chapitres traditionnels comme celui d’Harelbeke. Les jeunes abbayes et les villes du 12ème siècle ne s’y risquent pas encore souvent87. Pas mal de destinataires qui n’aiment pas laisser l’initiative aux bureaucrates de la chancellerie et qui n’ont pas les moyens techniques de rédiger eux-mêmes les actes comtaux qu’ils désirent, se sont adressés à des tiers, travaillant sur commande. [p. 454] C’est le cas de la ville de Gand qui s’adresse à l’abbaye de Saint-Bavon; c’est le cas de jeunes abbayes comme Eekhout et Saint-André à Bruges qui font travailler pour elles l’abbaye des Dunes, de vénérable tradition. Les destinataires enfin, et surtout les institutions religieuses, sont ceux à qui nous devons d’avoir conservé tant de témoins de l’activité de la chancellerie comtale primitive, car ils étaient les seuls à garder précieusement les actes que la chancellerie leur délivrait et dont cette dernière ne nous a laissé aucune trace.
Que dire pour conclure, sinon que la chancellerie des comtes de Flandre semble être le reflet fidèle de l’évolution de l’ensemble des institutions de la principauté. A la pointe du progrès aux 12ème et 13ème siècles dans un grand nombre de secteurs (administratifs, financiers, législatifs et économiques) la Flandre se laisse ensuite dépasser et influencer par ses voisins plus puissants.