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Louis Caillaud à Antoine Du Bourg

. — Paris

1. Lettre de mission de Du Bourg à Caillaud, reçue le 18 octobre 1538, pour l'examen d'une bible anglaise imprimée par François Regnault. 2. Explications fournies par Regnault. 3. Collation par un anglophone avec deux bibles en latin et en hébreu. 4. Conformité générale de la traduction avec le texte latin, à l'exception de passages fondés sur la version en hébreu. 5. Reproche au traducteur anglais d'avoir laissé des passages en hébreu. 6. Confusion engendrée par cette diversité de sources et de mots non traduits. 7. Traduction problématique du passage de Genèse 2,7 « inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae ». 8. Traduction problématique du passage de Genèse 2,7 « factus est homo in animam viventem ». 9. Limitation de la suite de la collation par souci de brièveté. 10. Refus de signaler la bible à un docteur en théologie ou au lieutenant criminel au Châtelet de Paris, alors que des bibles françaises ont été publiées en 1529 et 1538. 11. Conséquences relatives des diversités de traduction. 12. Rareté du papier en Angleterre alléguée pour expliquer l'impression à Paris.

  • Orig. signé, jadis scellé d'un cachet de cire rouge sous papier au dos. Arch. nat., J 966, dossier 13, pièce n° 5 (conservé sous la cote AE II 613), 32 cm x 22 cm, papier, 4 pages.
  • Extraits : Musée des Archives nationales. Documents originaux de l'histoire de France exposés dans l'hôtel de Soubise, Paris, 1872, p. 347.
  • Mention : Henry Martin Baird, History of rise of the huguenots, 2 vol., Londres, 1880, t. I, p. 219-220.
[adresse au dos] À monseigneur, Monseigneur le chancellier.

Monseigneur, tant et si tres humblement que je puys me recommande à vostre bonne grace.

[1.] Monseigneur, vendredi au soir xviiime du present, receuz voz lettres par lesquelles il vous a pleu mander que j'envoye querir ung nommé Françoys Regnault, imprimeur, luy face apporter une bible en langaige angloys à luy baillée par ung marchant d'Angleterre1 pour l'imprimer que j'entende les empeschemens à luy faictz sur ce desquelz l'ambassadeur du roy d'Angleterre vous a parlé, mande aussi ceux qui ont faict lesd. empeschemens pour en sçavoir la cause et motifz et aprés avoir faict veoir led. livre par quelque personnaige ayant la langue dud. pays, l'affaire à plain par moy entendu vous escripre de ce que j'en auray trouvé.

[2.] Monseigneur, par les mains dud. Regnault imprimeur, j'ay veu ce qu'il a jusques à présent imprimé de lad. bible en langaige angloys avec l'original exemplaire sur lequel il besongne ja pieça imprimé en pareille langue ; ay enquis led. Regnault des empeschementz et m'a dict ne luy en avoir esté faict encores mais comminez seullement par aulcuns imprimeurs qui murmurent de lad. impression, luy en ont faict (comme il doubte) substraire par aulcuns de ses compaignons imprimeurs quelques cayers et iceulx portez au lieutenant criminel, lequel toutesfoiz n'a proceddé à inhibitions ne autrement. Et craignoit led. Regnault continuer et passer oultre parce que aprés avoir par luy parachevé l'œuvre et à grandz fraiz, lesd. imprimeurs par envye, jalousie ou autrement luy pourroient, pour empescher la delivrance de lad. impression, procurer inhibitions et deffenses qui luy tourneroit à grosse perte.

[3.] Monseigneur, j'ay faict veoir led. livre par homme entendant langaige angloys lequel en a leu divers chapitres et en divers lieux, les exprimant en françoys et moy tenant deux bibles, l'une de la traduction ancienne dont communement on use en l'eglise, l'autre de celle que l'on dict faicte à la verité hebraicque pour entendre si lad. traduction angloise estoit conforme ou discrepoit et en quoy.

[4.] Monseigneur, la traduction angloise est conforme pour la pluspart à lad. traduction ecclesiasticque, sauf es motz et endroictz où l'autre traduction à la verité hebraicque differe de lad. ecclesiasticque, esquelz lieux le traducteur angloys prent et suyt les motz et termes de lad. autre traduction delaissant ceulx de l'eclesiasticque aussi en plusieurs autres lieux il ne suyt ne lad. traduction ecclesiasticque ne l'autre que l'on dict à la verité hebraicque ne mesmes ce que l'on trouve avoir esté traduict par les LXXII impretez2, mais traduict autrement et aulcunesfoiz laissé en lad. traduction angloise motz hebraicques sans les traduyre ne interpreter, jaçoit qu'ilz soient renduz latins par toutes noz traductions ce que j'ay remonstré à ceulx qui poursuyvent lad. impression aussi que leurd. traducteur commance et finist quelques chapitres en autre lieu que nosd. traductions tellement que ce que nous alleguerions ou dernier chappitre de Genese seroit partie, par sa traduction, au penultime.

[5.] Monseigneur, lesd. poursuyvants m'ont faict response que leur traducteur estoit doctissime en langue hebraicque, à ceste cause qu'il auroit suivy en sad. traduction la verité telle qu'il l'a trouvee en la bible hebraicque, sans avoir regard à noz traductions latines en quelques endroictz, tant pour le regard du commencement et fin des chapitres que autres lieux esquelz il differe desd. traductions latines. Et à ce que je leur ay remonstré que leurd. traducteur ne pouvoit estre si docte en langue hebraicque et angloise qu'ilz disoient ou bien qu'il faisoit tort à sa langue, d'aultant qu'il laissoit en sad. traduction motz hebraicques sans les rendre ne traduyre ou autrement interpreter en sa langue, lesquelz toutesfoiz toutes nos traductions latines les ont renduz en latin, partant leurd. traducteur devoit confesser ou qu'il accusoit taisiblement la penurie de la langue angloise ou nostre si perit et docte en icelle ou en l'ebraicque qu'ilz jactoient, ilz ne m'ont faict response sur ce poinct, sinon qu'ilz n'estoient icy pour soubstenyr et defendre leurd. traducteur.

[6.] Monseigneur, vous sçavez que plusieurs voudroient inferer que led. traducteur angloys (ayant proceddé ainsi que dessus) reprouve taisiblement lad. commune traduction ecclesiasticque et ne le trouveront bon, comme ne aussi ledict delaissement de motz hebraicz en lad. traduction angloise, sans les rendre ou autrement interpreter ainsi que on faict. Les latins estimeront que cela pourra faire cespiter3 un homme simple et populaire aussi que pour la multiple signification de plusieurs noms hebraicz et varieté de tous noz interpretez modernes (que je doubte ne sercher ne la gloyre de Dieu ne leur salut et commun de tous en l'Escripture saincte ne par leurs traductions, ains leur seulle ou gloire ou avarice en les deux par ensemble) se pourront de la par gens ignares engendrer diversité de intelligences la où unité et concorde sont tres requis ou necessaires, ainsi, Monseigneur, que vostre prudence entend tres myeulx.

[7.] Monseigneur, il se trouve aussi en lad. traduction discrepance par endroictz notables, entre autres ou second chapitre de Genese où nostre traduction eclesiasticque a ses motz « inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae »4, led. traducteur angloys rend en son vulgaire comme s'il y avoit à souffle ou anhele en ses narilles5 l'anhelit ou vent de vie, qui semble (soubz vostre correction, Monseigneur) chose dont l'erreur de ceulz qui ont voulu mectre en avant mortalité de l'ame et que ce n'estoit que ung soufflet, anhelit ou vent pourra prendre faveur, joinct que lad. traduction angloyse ne correspond à la dignité et energie desd. motz « inspiravit in faciem ejus » et encores moins à ces motz « spiraculum vitae » desquelz usent tous noz traducteurs latins et concordement. Et parce que ne sont motz sur lesquelz les anciens hereticques ont faict pivot de leur erreur, la fidelité, certitude et verité de l'interprete ou traduction y est de tant plus requise.

[8.] Monseigneur, oud. chapitre s'ensuyt une autre clause par ces motz selon noz traductions latines « factus est homo in animam viventem »6 ; led. traducteur rend en son vulgaire comme s'il y avoit « Adam est faict ung vivant ame »7 qui me semble aussi (sous vostre meilleur jugement, Monseigneur) chose suspecte parce que en l'Escripture saincte es lieux où il y a Adam, l'on entend ce mot « homme » et où il est escript « filius Adam » en l'ebrahic, l'on rend et traduict « filius hominis » comme sainct Jherosme desduict. Partant, traduyre lad. clause comme s'il y avoit « l'homme est faict ung vivant ame » seroit suspect comme chose qui pourroit adminiculer ung autre erreur ancienne de ceulx qui ont nyé la resurrection cum corpore soustenans que le corps n'estoit riens de l'homme sed thera et operculum ; les autres impedimentum et carter anime animam vero tantum hominem esse neque hominem,constare corpore et anima tamquam materia et forma qui seroit chose si dampnee et malheureuse que vostre prudence, Monseigneur, sçait tres bien.

[9.] Monseigneur, entre autres endroitcz que ce sont offertz, faisant la lecture susd., j'ay bien volu vous advertyr de ce que dessus sans user de plus grande accumulacion cum a fronte et promptum leonem a bagno discernere.

[10.] Monseigneur, je n'ay volu communicquer de cest affaire à docteurs en theologie ne mesme aud. lieutenant criminel, me semblant qu'il n'estoit besoing tant divulguer ceste matiere, aussi que j'ay doubte que, sans plus avant enquerir par eulz ne veoir dedans, ilz eussent reprouvé lad. traduction angloise pour la seulle cause qu'elle est en lad. langue, leur ayant veu soustenyr que l'Escripture saincte ne doibt estre traduicte en langaige vulgaire françoys ne autre. Toutesfoiz l'on a imprimé en ceste ville la bible en françoys dez l'an m vc xxix et encores ceste presente annee vc xxxviii et se trouve venalle chez les plus riches imprimeurs8. De ma part je n'en ay veu defenses ne par l'Eglise ne par l'auctorité seculiere, combien que j'aye pieça ouy alleguer quelque decretalle in parte rescissa de noz decretales imprimees, laquelle je n'ay veue et ne se trouve et y a opinions contraires de tres sainctz docteurs, ainsi que sçavez trop myeulz.

[11.] Monseigneur, vous entendez aussi que ung homme d'esprit certain et solide et qui ne serche en l'Escripture saincte que la gloire de Dieu, son salut et de son prochain, toutes les diversitez susd. ne luy pourroient nuyre ne donner empeschement qu'il ne trouve ce qu'il serche et quiert aussi au contraire ung esprit jeune et legier curieux de apparoir et avoir gloire ou remplyr son avarice par hypocrisie il y trouvera sa subversion. Ung simple et ydiot se rendra plustost la part de legiereté que autrement, si par la direction des prelatz et superintendantz il n'en est diverty et myeulx instruict.

[12.] Monseigneur, je vous escriptz si prolixement pour satisfaire à ce qu'il vous a pleu me commander et vous laisse encores s'il vous plaist à considerer pourquoy l'on veult faire imprimer lad. bible plustost à Paris que en Angleterre ou à tout le moins en Allemagne où leur premier original a esté imprimé9, j'ay faict ceste remonstrance ausd. soliciteurs et m'on dict pour toute raison qu'ilz n'ont le papier en Angleterre tel que à Paris.

Monseigneur, je supplie le benoist filz de Dieu vous donner, Monseigneur, en santé parfaicte et continuelle très longue vie et sa grace.

De Paris, ce xxiie jour d'octobre,

par vostre tres humble et tres obeissant serviteur,

Loys Caillaud.

[note dorsale d'une écriture contemporaine] Monsr le president Caillaud. Pour le faict de la bible en langaige vulgaire angloys.

1 Probablement Edward Whitchurch (mort en 1561), marchand-libraire de Londres, qui accompagnait Richard Grafton (ca 1511-1572), imprimeur de Henri VIII, pour superviser l'impression de la Great Bible à Paris.
2 Pour « interprètes » ; désigne les Septante, les 72 traducteurs juifs qui auraient traduit l'Ancien Testament vers 270 av. J.-C. à Alexandrie à la demande de Ptolémée II.
3 cespiter: trébucher (du latin caespitare).
4 Genèse 2,7.
5 « brethed into his nastrels the breth of life » (Great Bible, édition de 1539) ; « brethed into his face the breth of lyfe (Bible de Tyndale, 1530) ; « brethed in to his face ye breth of life » (Bible de Coverdale, 1535) ; « brethed into his face the breth of lyfe » (Matthew, 1537, version de 1549).
6 Genèse 2,7.
7 « and Adam was made a lyvinge soule » (Great Bible, édition de 1539) ; « so man was made a lyving soule » (Tyndale, 1530) ; « and son was man made a lyvinge soule » (Coverdale, 1535) ; « so man was made a lyving soule » (Matthew 1537, version de 1549).
8 Caillaud fait sans doute allusion aux éditions de 1529 (éditions partagées de Jean Petit et de François Regnault) et de 1538 (édition d'Antoine Bonnemère) de la Bible historiale de Guyart des Moulins (né en 1251). En réalité, la première édition de cette traduction médiévale de la Bible en français avait été procurée par Antoine Vérard en 1498 et 26 éditions en furent proposées jusqu'en 1546 : Éléonore Fournié, « Les éditions de la Bible historiale. Présentation et catalogue raisonné d'éditions de la première moitié du xvie siècle », dans Atelier du Centre de recherches historiques, 3-2, 2009, à l'url : http://acrh.revues.org/index1832.html.
9 Caillaud fait-il allusion à l'édition du Nouveau Testament traduit par William Tyndale (1494-1536) et imprimé à Worms chez Peter Quentell en 1525 ?