École des chartes » ELEC » Le sanctoral du lectionnaire de l'office dominicain (1254-1256) » Préface

Préface

La liturgie dominicaine fut fixée en 1254-1256, Humbert de Romans étant maître de l’Ordre, puis confirmée en 1267 par Clément IV, à la demande du bienheureux Jean de Vercell, successeur d’Humbert. À l’instar du manuscrit fondamental de la liturgie cistercienne, conservé longtemps à Cîteaux et maintenant à Dijon, un manuscrit de base complet de la liturgie dominicaine, l’Ecclesiasticum Officium secundum Ordinem Fratrum Praedicatorum, copié à Paris du temps de saint Louis, a été conservé dans cette ville, au couvent de Saint-Jacques, jusqu’à la Révolution française, et il se trouve maintenant à Rome au couvent de Sainte-Sabine, où, depuis le début du XXe siècle, il est désigné comme le « Prototype » de la liturgie des Frères Prêcheurs.

Considéré comme le témoin authentique d’une liturgie tout entière – y compris en ce qui concerne ses mélodies – le manuscrit de Sainte-Sabine a retenu d’abord l’attention des musicologues, chez les Dominicains et à Solesmes, l’attention aussi de Robert Branner dans son célèbre Manuscript Painting in Paris during the Reign of saint Louis (Berkeley, 1977). De fait, peu de manuscrits liturgiques se prêtent aussi bien à une étude interdisciplinaire, s’agissant d’une époque en laquelle l’activité des orantes, pour évoquer les catégories mises en relief par Georges Duby, ou, pour prendre le langage d’aujourd’hui, en un temps où la liturgie occupait une place première dans la vie de la cité et sa culture. C’est précisément dans une telle approche interdisciplinaire du « Prototype » qu’un colloque a associé en février 1995, l’Institut de recherches et d’histoire des textes (C.N.R.S., Paris), l’École française de Rome, l’Institut historique dominicain et la Bibliothèque apostolique vaticane. C’est vers les mêmes années et dans une perspective semblable, mais en un champ plus restreint, qu’Anne-Élisabeth Urfels-Capot a préparé pour l’École nationale des chartes sa thèse sur Le sanctoral du lectionnaire de l’Office dominicain d’après le ms. Rome Sainte-Sabine XIV L1. On a plaisir à saluer dans cette thèse à la fois une compétence scientifique déjà assurée et les fruits que la formation des chartistes est à même de porter dans un contexte renouvelé des recherches médiévales.

Je ne m’intéresse pas à la question de la ponctuation, pourtant vraiment intéressante à la fois du point de vue de la latinité médiévale et du chant, mais pour laquelle il est nécessaire de prendre une base plus large que celle du lectionnaire de l’Office. Deux autres données appellent l’attention, non seulement des liturgistes, mais plus largement des historiens des savoirs médiévaux : à savoir, en premier lieu, la technique des citations et de l’emploi des sources, énoncée dans le prologue du lectionnaire, et dont Mme Urfels-Capot étudie dans le détail la mise en œuvre, et, en second lieu, la part d’originalité dans la composition même de ce lectionnaire.

La précision des citations, des coupures textuelles, des resserrements de textes, invite les historiens à comparer le lectionnaire et la méthode que celui-ci emploie avec d’autres écrits, plus ou moins contemporains. Je pense ici, d’une part, à la manière dont, parmi d’autres auteurs, Guillaume Durand de Mende l’Ancien, dans le Rationale divinorum officiorum et ailleurs, recopie sans cesse et éventuellement modifie des textes d’auteurs antérieurs, tout en ne mentionnant que rarement ses emprunts. Mais, à l’opposé, dans cette sorte de nouvelle Glose patristique des Évangiles, réalisée au cours de la décennie qui a suivi la fixation de la liturgie dominicaine – glose que par la suite on a appelée, de façon si expressive, la « chaîne d’or », la Catena aurea – Thomas d’Aquin, à la différence de ce que fera bientôt Durand, veille si bien à la précision de ses citations patristiques que, comme l’a montré le P. Gilles Berceville, il fait précéder du mot Glossa toute addition qu’il insère dans les textes cités. Ajoutons, pour revenir à la rigueur technique mise en œuvre par le lectionnaire, qu’il faudrait en rapprocher la précision des références que celui-ci donne pour les textes bibliques employés (chapitres et subdivision de chaque chapitre en sept sections, que remplacera au XVIe siècle notre division en versets) : une telle manière de faire, banale aux yeux d’un moderne, est absolument exceptionnelle pour le XIIIe siècle.

Ce qu’il y a d’original dans la composition du lectionnaire apparaîtra mieux lorsqu’on lira, en même temps que le livre de Mme Urfels-Capot sur Le sanctoral du lectionnaire, la contribution du père Étaix sur le temporal, lors du colloque de 1995. Cette originalité est déjà manifeste – et même étonnante pour le XIIIe siècle – dans une quarantaine de notices précédant les textes, qui s’essayent à la critique historique ou même à une comparaison de style entre les écrits des Pères. La mentalité qui s’éveille ici semble en avance sur son propre temps – qui est celui d’un Jacques de Voragine par exemple – et intuitivement plus proche des annotations qui trouveront place, bien plus tard, dans le bréviaire des mauristes ou dans la Liturgia Horarum romaine de 1971.

Mme Urfels-Capot apporte également des informations précises sur des questions auxquelles les historiens de la liturgie s’intéressent particulièrement : ainsi celles de la longueur des leçons de l’office choral et de l’articulation entre le lectionnaire choral et les leçons du bréviaire portatif – ce qui est particulièrement important pour la vie liturgique des Frères Prêcheurs. Sont également explorés les contacts possibles entre le lectionnaire dominicain et le lectionnaire cistercien ou celui de la chapelle papale. De fait ces contacts paraissent limités.

Reste la question la plus importante, celle de l’originalité spirituelle d’un ordre canonial, telle que son lectionnaire sanctoral peut l’exprimer sans disjoindre cette originalité de l’ensemble des lex orandi. Outre les lectures concernant saint Dominique et saint Pierre de Vérone, nous est offert ici un important dossier sur l’office marial du samedi et les lectures mariales qui lui sont propres : il y aura lieu d’examiner pour lui-même le déplacement de spiritualité qui s’y exprime, comme la liturgiste américaine Margot Fassler l’a fait pour les séquences, lors du colloque de 1995. Enfin une recherche ultérieure pourra être faite sur tel ou tel accent du sanctoral traditionnel, par exemple en ce qui concerne la spiritualité du martyre ou celle de la virginité : je ne serais pas surpris qu’y apparaisse une sorte d’homogénéité entre les points d’intensité de la spiritualité dominicaine et son ressourcement dans la Tradition de l’Église. En tout cas, le travail de Mme Urfels-Capot, grâce à sa technicité même, nous apporte déjà beaucoup de lumière sur la manière dont les oratores du XIIIe siècle fréquentaient en profondeur la lex orandi.

Pierre-Marie Gy, o.p.