Présentation
Après un premier essai d’uniformisation de la liturgie dominicaine vers 1248-1251, une réforme fut décidée et confiée à la réalisation de Humbert de Romans, provincial de France puis maître général de l’ordre en 1254. Elle fut déclarée achevée à la Pentecôte 1256, avec injonction d’en faire une copie dans chaque province de l’ordre, des vérificateurs étant chargés de contrôler la conformité des usages locaux à l’aide de copies portatives partielles. Le manuscrit actuellement conservé au couvent de Sainte-Sabine à Rome, XIV L 1, est l’exemplaire réalisé aussitôt après la réforme liturgique humbertienne au couvent Saint-Jacques à Paris, de 1256 à 1259 et à partir duquel les autres devaient être copiés, moyennant finances. Il fut réalisé et corrigé avec un soin minutieux. Mais il n’est pas sûr que d’autres copies complètes aient été réalisées dans chaque province, car la seule autre copie subsistante est incomplète.
Le manuscrit est désormais désigné par le sigle EHR (Exemplaire Humbertien de Rome), le lectionnaire par LHR (Lectionnaire humbertien de Rome). Il s’agit d’un volume de plus de 500 feuillets qui transmet les quatorze livres de l’Ecclesiasticum officium :
- Ordinarium (f. 1r-12v) ;
- Martyrologium (13r-40v). Il s’agit du martyrologe d’Usuard (composé ca. 875 par le bénédictin de Saint Germain-des-Près), revu et corrigé pour les besoins de l’Ordre ;
- Collectarium (41r-58r) ;
- Processionarium (58v-65v). « Libellum processionale » dans l’Encyclique ;
- Psalterium (66r-86v) ;
- Breviarium (87r-141v). « Breviarium portatile » dans l’Encyclique. Il s’agit effectivement d’un bréviaire portatif, où les leçons de matines sont plus brèves et parfois différentes de celles du lectionnaire choral ;
- Lectionarium (142r-230v). Il s’agit du lectionnaire de l’office. Le Proprium de Tempore occupe les ff. 142r-188v. Le Proprium de sanctis, les ff. 189r-225v. Enfin, une section du lectionnaire est consacrée aux leçons de l’office marial du samedi, de l’office quotidien des défunts et du petit office de la Vierge, f. 225v-230v. En revanche, le Commune de sanctis fait défaut. Il n’en figure un que dans le Breviarium, f. 135r-140v. En effet chez les Dominicains, pour la célébration au chœur, toutes les fêtes étaient munies de leçons propres, ainsi qu’on le constate en rapprochant le Calendrier et le Proprium de sanctis du lectionnaire. Dans cette optique, il était superflu d’y faire figurer le Commun ;
- Antiphonarium (231r-323r) ;
- Graduale (323r-369r) ;
- Pulpitarium (370r-392v). « Pulpitorium » dans l’Encyclique. Le Pulpitarium contient l’intonation de tous les textes notés qui, tant à la messe qu’à l’office, étaient chantés au pupitre par un, deux ou quatre frères selon la solennité de la fête : soit l’invitatoire, les versets des répons et des graduels, les traits et alleluia, la litanie des saints, etc.
- Missale conventuale (393r-421v). « Missale majoris altaris » dans l’Encyclique. L’appellation ne doit pas induire en erreur : il s’agit bel et bien d’un sacramentaire ;
- Epistolarium (422r-435v) ;
- Evangelistarium (435v-454v) ;
- Missale minorum altarium (455r-500). « Missale pro minoribus altaribus » dans l’Encyclique. Cette fois-ci, il s’agit du missel plénier, qui est à la messe ce qu’est le bréviaire portatif à l’office.
En ce temps de mutation dans la typologie des livres liturgiques, on peut considérer, à propos de l’articulation de l’oral (improvisation ou « par cœur ») et de l’écrit dans la liturgie, et de l’éclipse progressive du premier par le second, que par certains traits de sa composition le EHR est symptomatique du lent mais inexorable déclin du rôle dévolu à la mémorisation, et d’une dépendance croissante à l’égard du texte.
Considéré dès l’origine comme un exemplar, à la fois officiel, prestigieux et pratique, l’ouvrage, exécuté concurremment par plusieurs scribes et corrigé (de façon qu’il peut servir à une étude linguistique des graphies, entre 1256 et 1259 à Paris), est extrêmement soigné, avec le souci de souligner tous les éléments de structuration en individualisant les différents offices et leçons et, dans le cas du lectionnaire, de faciliter une lecture à haute voix intelligente et harmonieuse.
C’est le rôle de la versiculation, source d’information et de compréhension à part entière, puisqu’elle intègre au texte, réalité immatérielle, son mode concret de cantillation. En ce sens, elle en rend presque palpable la « performance ». La potentialité sémantique de la versiculation apparaît avant même toute étude de détail ; elle pourrait même l’emporter sur la ponctuation en ce domaine, dans la mesure où son expression, musicale autant que rythmique, est davantage « forcée » par rapport à une ponctuation plus discrète.
La versiculation cistercienne adoptée par les dominicains repose sur la combinaison des signes suivants :
- punctus suivi d’une littera notabilior (capitale), en fin de phrase affirmative. (A ce punctus se substitue bien sûr le punctus interrogativus si la phrase est interrogative.) ;
- punctus elevatus pour la pause intermédiaire, ou « médiale », majeure ;
- punctus flexus pour une pause intermédiaire secondaire, que l’on peut qualifier de pause médiale mineure (mais qui, comme la pause médiale majeure, correspond à une unité de sens complète) ;
- enfin, dès lors que le punctus + littera notabilior indique une pause finale, le simple punctus, suivi d’une minuscule, suffit à marquer sans ambiguïté la pause la plus faible. On peut ainsi isoler les différents membres d’une liste, distinguer une suite de termes en apposition, etc.
On a donc affaire à un système à quatre niveaux apparents. Cependant, la distinction entre la pause médiale majeure (punctus elevatus) et la pause médiale mineure (punctus flexus) correspond essentiellement à des règles d’alternance musicales.
Outre la minutie des corrections apportées à la versiculation, nous avons deux indices de l’importance que Humbert attachait à l’exécution orale des leçons de matines, et, plus largement, des autres pièces non chantées de l’office. Il a pris soin de rappeler en tête du lectionnaire selon quelle mélodie il fallait les moduler. D’autre part, il n’a pas hésité à présenter tous les enjeux d’une bonne cantillation dans son Expositio regulae beati Augustini.
L’un des aspects les plus essentiels de l’approche dominicaine de la versiculation tient dans l’accent délibérément et unilatéralement porté sur la dimension auditive plutôt que visuelle, le pourquoi plutôt que le comment de la versiculation. Il n’est jamais oublié que la finalité de la versiculation, comme son nom l’indique, est de découper le texte à lire en versets (le punctus des pauses fortes est annoncé sous le titre de finis versus). Il n’est jamais oublié que le système de signes consacré par les Cisterciens, commun à la versiculation et la ponctuation à l’exception du punctus flexus, fait ici l’objet d’un usage spécialisé qui justifie cette insistance sur l’effet plutôt que le signe : la cantillation des textes liturgiques.
La distribution des signes de versiculation ne dépend pas d’abord de l’analyse grammaticale, ni même rhétorique de la phrase. Avant tout, elle dépend des impératifs spécifiques à l’exécution orale des leçons selon les règles du chant grégorien. La simple observation de l’usage qui en est fait dans LHR permet de retrouver les principes appliqués. Si le cadre mélodique du verset s’avère assez contraignant, au total la versiculation souligne l’architecture interne de la phrase, en particulier grâce à un savant usage de la pause faible qui en éclaire le sens dans ses répercussions tant syntaxiques que stylistiques. La forte présence auditive de la versiculation, qui canalise à l’extrême la réception effective du texte lu, parce que, prédéterminant pauses, respirations et accents, elle en impose le rythme et le sens à l’oreille, est heureusement mise à profit dans le lectionnaire. Sa prégnance sémantique affirmée justifie que l’édition du lectionnaire en fasse état.
(Voir dans les « Principes d’édition » comment ces signes sont transposés dans l’édition du Sanctoral)
L’édition permet d’évaluer ce qui, sur le fonds commun des textes utilisés au cours des rites de l’Eglise occidentale, représente la spécificité des choix d’Humbert de Romans. Textes homilétiques et récits hagiographiques, avec quelques textes de nature diverse mais assimilables, s’y présentent en proportions variables. S’agissant de textes hagiographiques, la distinction est toujours faite entre textes attribués à un auteur et textes anonymes. Et de façon générale, l’attention portée par le lectionnaire lui-même aux attributions est un signe des temps.
Le sanctoral du lectionnaire se fonde sur 214 textes de base différents, dont sont tirés 303 extraits, l’extrait étant entendu comme passage tiré d’une même œuvre de base et s’étendant sur un office au plus, quel que soit le nombre de leçons (222 extraits dépassent une leçon). Il s’agit surtout de sermons et d’homélies, mais les récits hagiographiques sont presque aussi utilisés. Le lectionnaire tient donc la balance à peu près égale entre lectionnaire et légendier. Le cycle des samedis de la Vierge, qui détourne des textes homilétiques antérieurs surtout christiques, assortis de prières comme celles d’Anselme de Cantorbéry, est une innovation qui contribue à donner au lectionnaire dominicain sa configuration propre. Dans ces textes Humbert choisit souvent les péroraisons et conclusions, porteuses d’un effort rhétorique plus propre à susciter l’émotion méditative.
A part cinq figures de saints modernes (Dominique, Bernard de Clairvaux, Thomas Becket, François d’Assise et Pierre de Vérone, canonisé en 1253), les choix de Humbert sont assez traditionnels. Il s’est aussi servi d’ouvrages historiques (Eusèbe, Isidore de Séville, Sigebert de Gembloux, Grégoire de Tours, le Liber pontificalis), d’homéliaires carolingiens (Alain de Farfa, Paul Diacre), de plus rares auteurs postérieurs (Ambroise Autpert, Fulbert de Chartres, Odilon de Cluny et, le plus récent, saint Bernard).
Un tiers environ de ces textes de base sont communs avec le lectionnaire cistercien, par suite de l’utilisation des mêmes sources (les homéliaires de Paul Diacre et d’Alain de Farfa). Il semble que l’on puisse exclure de ce fait une influence du lectionnaire cistercien. Il ne semble pas non plus que les usages de la Curie romaine, pour autant que l’on soit sûr de leur identification, aient eu une influence notable sur les choix dominicains, malgré un emprunt ponctuel signalé par Humbert lui-même.
La composition d’un ensemble important relatif aux saints s’inscrit d’ailleurs dans la ligne des légendiers des dominicains Jean de Mailly et Barthélémy de Trente ; il arrive à Humbert de réécrire complètement ses sources, comme ces legendae novae. Il tient d’ailleurs à préciser scrupuleusement par un signe différent le procédé d’adaptation : s’il a rédigé à neuf en le résumant (dans le cas des récits hagiographiques), ou bien adapté par des coupures le texte de départ, sans le transformer, ou encore s’il l’a utilisé tel quel. Conservation à l’identique, sélection par coupures, réécriture. La sélection est appliquée dans deux tiers des cas, les textes homilétiques ne sont jamais réécrits, au contraire des textes hagiographiques surtout anonymes : le système d’adaptation, très réfléchi, prend en compte la nature du texte et l’autorité dont est investi son auteur. Les modalités de ces adaptations, sans doute opérées par différents collaborateurs, sont variées selon les textes de base et l’usage à en faire, et dénotent une appropriation de première main, sur des extraits déjà choisis et parfois réassemblés en ordre dispersé (excerptatio), par élimination des digressions de toute sorte.
Une quarantaine de notices critiques liminaires, de taille variable, accompagnent certains extraits. Discussions érudites sur des points d’histoire liturgique, les sources d’un texte ou son authenticité, la comparaison d’opinions différentes sur tel ou tel saint, elles montrent bien le caractère savant de l’ordre des Prêcheurs. Mais la plupart répondent à un souci de précision relatif à l’attribution des textes invoqués, qui sont une garantie d’authenticité et de véracité. Il s’agit de mettre en valeur la fiabilité des témoins : l’autorité d’un texte est fonction de la personne de son auteur. C’est pourquoi Humbert cherche à mettre au point une méthode pour percer l’anonymat des textes. Il analyse les contenus, et parfois signale la provenance du manuscrit où figure un texte anonyme. Pour les textes homilétiques, il les signale par leur incipit si celui-ci ne figure pas dans lectionnaire. En cas de doute, il collationnait, semble-t-il, tous les manuscrits liturgiques disponibles, et rencontrait parfois des attributions contradictoires, qu’il signale avec une parfaite honnêteté intellectuelle. Il lui arrive aussi de remonter aux sources originelles, de signaler des abréviations, de collationner les textes pour débrouiller des généalogies littéraires et de résoudre des contradictions. La compilation qu’est le lectionnaire ne va pas sans recherches personnelles. Dépendant bien sûr des manuscrits dont il disposait, il met au point une méthode critique pour débrouiller les dossiers contradictoires, sans envisager toutefois que deux informations concordantes puissent être fausses. Il cherche en tout cas à éviter une déperdition d’information, par le biais de ces notices parfois bibliographiques. Cet apparat critique est original et moderne pour son époque. Il y a là un éclairage précieux sur les conceptions historiques et critiques qui sont les siennes et celles de ses contemporains.
L’autorité est le mot-clé de toute la compilation liturgique humbertienne. Car si ce concept très médiéval explique souvent le choix de tel ou tel mode d’adaptation, autant que l’élaboration de la signalisation qui en rend compte, il est surtout au cœur des discussions érudites et critiques que représentent les quelques quarante notices du Lectionnaire. Récits contradictoires, attributions multiples ou anonymat persistant - bref, tout ce qui met à mal la véracité supposée d’un récit ou la présomption d’authenticité d’un ouvrage, voilà ce qui retient l’attention de Humbert de Romans. Dans ses motivations comme dans ses méthodes critiques, celui-ci est tout à fait représentatif des mentalités et des conceptions historiques de son temps. Ce qui est novateur, c’est de les avoir transposées au domaine liturgique, d’avoir compris que la valeur de l’ouvrage, au même titre que pour une compilation érudite, dépendait de la rigueur de son travail, de la précision de ses références, de sa critique des sources et du repérage des tours et détours de la tradition littéraire ou manuscrite.
Ouvrage à dimension liturgique, hagiographique, littéraire et critique, le lectionnaire sanctoral dominicain issu de la réforme humbertienne mérite donc pleinement d’être considéré comme un des plus remarquables représentants des exigences spirituelles et intellectuelles du siècle et de l’ordre qui l’ont produit.
Pascale Bourgain, École nationale des chartes